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Autofiction et visibilité chez Azouz Begag

Introduction

Au printemps 2005, en intégrant le gouvernement de Villepin en qualité de ministre de la Promotion et de l’Égalité des chances, Azouz Begag, sociologue et écrivain lyonnais, a franchi un cap supplémentaire dans la sphère visible de la société française. S’il existe une sphère visible, cela signifie qu’il en existe une invisible.

À l’automne 1983, après de graves émeutes répondant à des violences policières, une poignée d’habitants des Minguettes, quartier périphérique de l’agglomération lyonnaise, entamèrent une Marche pour l’égalité et contre le racisme qui, rebaptisée Marche des beurs, draina 100 000 personnes à Paris le 3 décembre 1983. Azouz Begag faisait partie de ce mouvement. Cette marche symbolique illustre les premiers pas d’une génération, souvent étiquetée « deuxième génération issue de l’immigration », en révolte contre une société qui a refusé de voir leurs aînés arrivés une trentaine d’années plus tôt en France. Cette marche, très médiatisée à l’époque, marque la volonté de sortir du statut d’invisibles et de silencieux.

Ce thème de passage à la lumière, de traversée d’une sphère d’ombre à une sphère de lumière, est aussi évident dans les écrits d’Azouz Begag, et plus particulièrement dans ses œuvres autofictionnelles. Notre étude s’appuiera sur un corpus composé de deux œuvres principales, Le Gone du Chaâba et Le Marteau Pique-Cœur. L’autofiction est définie dans le Petit Robert comme « récit mêlant la fiction et la réalité autobiographique ». L’écriture « begaguienne » sera définie comme autofictionnelle car elle est autobiographique, l’auteur/narrateur raconte ses souvenirs d’enfance et d’adulte, mais pas signalée comme telle par Begag puisqu’il sous-titre chacun de ses deux ouvrages de « roman ». Le genre romanesque étant le genre fictionnel par excellence, l’autofiction semble qualifier le plus précisément une telle écriture. Le narrateur raconte ses souvenirs personnels, mais certains montrent l’absence d’une fidélité totale à la réalité ; par exemple les noms des frères et sœurs du narrateur sont différents d’un récit à l’autre. Au-delà de la définition du genre littéraire employé, c’est bien plutôt la question du choix de l’autofiction qui nous importe ici. En effet, l’autofiction est utilisée par Begag comme outil révélateur, comme moyen de mise en lumière de toute la réalité des immigrés « première » et « deuxième génération ». Alors, en quoi l’autofiction est-elle un medium de visibilité chez Azouz Begag ?

La réponse à cette interrogation sera articulée autour de la définition triple de « medium ». Dans un premier temps, « medium » est défini comme « moyen », on étudiera donc l’autofiction comme « moyen » de mise en lumière d’un « nous » collectif, d’une communauté longtemps maintenue dans l’ombre. Dans un deuxième temps, « medium » appartient à la famille des latinismes tels « médius » ou « médiator », mots tous fédérés par la notion d’intermédiaire, d’entre-deux. Dans notre étude, il sera alors temps d’analyser l’autofiction comme intermédiaire dans un exercice de mise en lumière indirecte car tributaire de la médiation d’un « je » autobiographique. Enfin, le mot latin « medium » devient media au pluriel. L’autofiction est souvent désignée comme genre médiatique ou de médiatisation de cette littérature dite de la « deuxième génération », on observera alors le statut d’Azouz Begag par rapport à cette littérature et les interprétations littéraires qui lui sont liées.

De la périphérie lyonnaise à l’univers fictionnel

Les deux autofictions qui composent notre corpus correspondent à deux époques différentes de la vie de l’auteur, Le Gone du Chaâba décrit l’enfance du jeune narrateur dans un bidonville de la périphérie lyonnaise, le Chaâba. Quant au Marteau Pique-Cœur, le récit se situe à l’âge adulte du narrateur, au moment de la mort de son père. Ces deux autofictions mettent en lumière des époques distinctes, des lieux divers, mais une seule communauté, un seul « nous » collectif. L’autofiction est ici le moyen utilisé pour rendre visible ce « nous » invisible. L’analyse de ce moyen littéraire de mise en lumière peut s’articuler autour de trois points : le lieu, le temps et l’action. Le rapprochement avec le théâtre apparaît dans l’écriture begaguienne, le soin apporté à la vitalité des dialogues, à la mise en scène des situations, peut justifier cette approche. Le « nous » est présenté tout d’abord dans un lieu, le Chaâba ou les zones périphériques de la ville, dans un temps, un temps passé, le temps des souvenirs, et dans une action, la vie quotidienne.

Dans Le Gone du Chaâba, le lien entre le groupe et le lieu d’habitation est très fort. Le Chaâba, bidonville isolé, caché derrière le boulevard périphérique, est le lieu de vie du groupe d’immigrés présenté par le jeune narrateur. L’invisibilité agit à deux niveaux dans le récit de l’enfance du narrateur, les hommes sont invisibles car ils se lèvent tôt pour aller travailler le matin, et ils se déplacent en dehors des heures de vie de la société, et quand ils travaillent, ils sont dissimulés derrière les murs des usines ou rendus silencieux par le bruit assourdissant des marteaux-piqueurs. Les femmes sont invisibles car elles demeurent au Chaâba toute la journée en attendant le retour de leur mari, et le lieu-même est invisible aux yeux des habitants de la ville. Le jeune narrateur décrit le lieu de vie des Chaâbis :

« Vu du haut du remblai qui le surplombe ou bien lorsqu’on franchit la grande porte en bois de l’entrée principale, on se croirait dans une menuiserie. Des baraquements ont poussé côté jardin, en face de la maison. La grande allée centrale, à moitié cimentée, cahoteuse, sépare à présent deux gigantesques tas de tôles et de planches qui pendent et s’enfuient dans tous les sens. Au bout de l’allée, la guérite des WC semble bien isolée. La maison de béton d’origine, celle dans laquelle j’habite, ne parvient plus à émerger de cette géométrie désordonnée. Les baraquements s’agglutinent, s’agrippent les uns aux autres, tout autour d’elle. Un coup de vent brutal pourrait tout balayer d’une seule gifle. Cette masse informe s’harmonise parfaitement aux remblais qui l’encerclent » (11).

La description du bidonville montre métaphoriquement la situation de ses habitants. Tout d’abord, le Chaâba se situe en contrebas du boulevard de ceinture, à l’abri des regards. Ensuite, le narrateur désigne « des baraquements » qui « s’agglutinent » et « qui s’agrippent les uns aux autres », de la même manière, les Chaâbis habitent les uns collés aux autres dans un bidonville miséreux, mais cette misère n’est jamais considérée comme un fléau. On reviendra plus tard sur l’insistance de jeune narrateur sur la douceur dans la misère. Enfin, un troisième terme doit être souligné, Begag parle de « la maison d’origine » qui « ne parvient plus à émerger ». Le maniement habile des mots met en lumière la situation de ce « nous » immigré maintenu dans l’ombre. La définition du verbe « émerger » dit : « sortir d’un milieu où l’on est plongé de manière à apparaître à la surface ; se manifester, apparaître plus clairement ». L’utilisation de ce verbe n’est pas anodine. En effet, le narrateur fait subtilement comprendre au lecteur que ce « nous » est empêché, est retenu en dehors de la sphère visible de la société, on l’empêche d’émerger. C’est bien là, alors, l’ambition de l’autofiction, que de mettre un terme à cette privation de lumière, en rendant visible cette génération d’immigrés. Cependant, le Chaâba, recréation urbaine de l’atmosphère algérienne d’El Ouricia, va mourir en même temps que sa communauté va se disperser. Quand le « nous » se disperse, le territoire explose :

« il lui aurait certainement fait remarquer que le Chaâba n’est plus ce qu’il était, que les hommes ne se regroupent plus comme autrefois autour du café et du poste de radio, dans la cour. […] Seuls. Nous sommes seuls désormais, abandonnés dans les décombres du Chaâba » (144-145).

Le « nous » qui constituait l’âme du Chaâba est parti chercher le « confort » dans des appartements des banlieues lyonnaises, et le Chaâba se meurt. Quand le narrateur et sa famille quitte à son tour le bidonville, c’est pour s’installer dans un immeuble de la Croix Rousse. Quand il découvre le quartier, le narrateur dit :

« En partant de la rue Terme, je suis parvenu jusqu’en haut de la Croix-Rousse en empruntant les traboules. […] Dans ce quartier habitent de nombreuses familles arabes. Il est environ 6 heures. Il faut rentrer. Je redescends vers la place Sathonay par la montée de la Grande Côte. Magasins d’alimentation générale, boucheries, coiffeurs, bars, hôtels… on est en Algérie. Des femmes, habillées comme ma mère, traversent la rue, allègrement, pour entrer dans l’allée d’en face. Et devant la vitrine des boutiques, des vieux bouts-filtres (turbans jaune moutarde sur la tête) se dorent la pilule » (170).

Aussi même en quittant le Chaâba dissimulé, le groupe, que ce soit la famille du narrateur ou bien les autres Chaâbis, se retrouvent dirigés dans des quartiers où ils ne sont pas visibles aux yeux de la société française, car rejetés aux abords des villes, loin des regards du centre. Le narrateur adulte dans Le Marteau Pique-Cœur fait la même réflexion quand il s’attarde sur le quartier où son père a fini ses jours. « Un quartier de pauvres gens dans lequel les travailleurs immigrés mélangeaient leur faciès de sudistes à celui des immigrés venus du talon de l’Italie » (71).

Ainsi, les immigrés, d’où qu’ils viennent, sont entassés, « agglutinés » dans des quartiers aux abords des villes, quartiers à l’abri des regards de la société dite d’« accueil ». Le lieu dans lequel évolue le « nous » du groupe est donc dissimulé, caché, à l’image de ses habitants. Écrire cette dissimulation, c’est la mettre en lumière, la rendre visible.

Les deux récits autofictionnels rendent également le groupe visible en l’inscrivant dans un temps, le temps des souvenirs. Ce temps est passé et linéaire dans Le Gone du Chaâba, et complètement éclaté dans Le marteau Pique-Cœur, oscillant perpétuellement entre passé et présent. Bien que différente, la temporalité des deux autofictions est similaire en deux points : le temps est rythmé par la journée de travail, d’école, c’est le temps de l’effort, et rythmé par la réminiscence des souvenirs, c’est le temps du réconfort.

Au début du Gone du Chaâba, le narrateur entre à l’école primaire, à la fin du récit, il est au collège. Le temps des enfants est rythmé par les jours d’école, par les jeudis de repos, et par les week-ends de jeu dans les bois avoisinant le bidonville, ou bien dans les rues encadrant l’appartement. Le temps des hommes est divisé différemment, il y a la journée de travail et le retour au Chaâba le soir, moment de discussions avec les frères et les cousins, dans la chaleur humaine et compréhensive du bidonville. Il est intéressant de noter que la conception du temps des immigrés premiers venus est fondée sur la nostalgie. La première définition de nostalgie est surprenante tant elle correspond parfaitement à l’expérience de ces exilés, elle dit : « état de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu ». Les hommes en rentrant au Chaâba le soir, après une journée d’immersion dans la masse des travailleurs, de soumission au « temps d’ici », retrouvent le « temps de là-bas ». Ainsi quand Bouchaoui vient rendre visite à la famille Begag dans le Chaâba déserté, le lecteur peut lire : « Les deux hommes ne sont plus là déjà, ils voguent dans les contes, ils retournent à El-Ouricia, ils remontent le temps » (156). Le temps de la nostalgie, des contes du pays, de la réactualisation des racines est omniprésent dans les deux autofictions. Dans Le Marteau Pique-Cœur, le narrateur se remémore avec émotion les dimanches matins de son enfance quand il accompagnait son père au marché. Il se rappelle les odeurs, l’animation, et aussi les rencontres dans cet espace de libre mouvement. Il raconte :

« Dans ce monde grouillant, mon père rencontre un cousin de là-bas. Monsieur Ali. […] Et voilà les deux cousins de la montagne qui partent pieds nus sur les chemins des contes. Ils évoquent leur enfance dans les champs de blé en Algérie, quand l’eau coulait à grands flots dans les ruisseaux, quand les cumulo-nimbus s’arrêtaient au-dessus du pays pour arroser les grasses prairies, et puis leur voix change quand s’amène le temps de l’exil, il se met à pleuvoir, ils posent du papier journal sur leur tête pour que les grêlons français ne leur fassent pas mal » (74-75).

Ce passage marque la nostalgie comme sentiment dominant du « nous » invisible. L’épanouissement dans ce pays perçu comme l’El Dorado qu’est la France est tellement frustré, qu’il ne s’agit plus de regarder loin devant, à un futur qui s’annonce prometteur, mais bien plutôt de se rassurer et de radoucir ses pensées en s’emplissant l’esprit de ce passé idéalisé. La description de la temporalité des immigrés révèle les difficultés de vivre dans un temps où les instants de visibilité sont réduits à néant. Pour se préserver de la tristesse, le temps des souvenirs devient la bouffée d’oxygène qui évite l’étouffement. Les deux autofictions que sont Le Gone du Chaâba et Le Marteau Pique-Cœur jouent avec les repères temporaux. D’un côté le récit d’enfance, inscrit dans le passé, utilise largement les heures pour introduire ses paragraphes et nouvelles séquences, heures qui n’ont plus aucune valeur quand le temps nostalgique des contes prend le dessus, alors que le récit « d’adulte » passe du présent au passé fréquemment, incitant le lecteur à se mettre dans la position de l’immigré déchiré en permanence entre un passé regretté, et un présent difficile.

Le dernier angle d’approche annoncé pour l’étude de l’autofiction comme moyen de mise en lumière de la réalité des immigrés est le récit de la vie quotidienne, l’unité d’action de ces deux récits. Quand le narrateur, dans Le Marteau Pique-Cœur, et encore plus dans Le Gone du Chaâba, décrit le groupe et la vie qu’il mène au quotidien. Il met en évidence l’aspect monotone et rituel de l’existence des immigrés. Comme l’on a déjà observé dans l’analyse de la temporalité des deux autofictions, la journée des hommes, des femmes et des enfants du Chaâba est inlassablement la même, entre travail, tâches ménagères et école. D’un point de vue littéraire, cela permet au narrateur de mettre en lumière précisément le quotidien des immigrés. Les deux premières actions rapportées dans Le Gone du Chaâba sont le rituel de la lessive à l’unique point d’eau du bidonville, tâche féminine, et le retour de Bouzid (le père) au Chaâba après une journée de travail. La peinture de ce dernier événement mérite d’être étudiée de plus près. Le narrateur décrit :

« Bouzid a fini sa journée de travail. Comme à l’accoutumée, il s’assied sur sa marche d’escalier, sort de sa poche une boîte de chemma, la prend dans le creux de sa main gauche et l’ouvre. Avec trois doigts, il ramasse une boulette de tabac à priser, la malaxe pendant un moment et, ouvrant la bouche comme s’il était chez le dentiste, fourgue sa chique entre ses molaires et sa joue. Il referme la bouche et la boîte, puis balaie de son regard interrogateur l’amoncellement de huttes qu’il a laissées s’ériger là. Comment refuser l’hospitalité à tous ces proches d’El-Ouricia qui ont fui la misère algérienne ? » (12)

Cette peinture du père rentrant d’une journée de travail présente de nombreux détails. Tout d’abord, la description est introduite par l’expression « comme à l’accoutumée » qui soutient l’idée de rituel, de routine. Ensuite, les verbes sont accumulés les uns après les autres sans répétition du sujet pour accentuer la force visuelle de cette description. Les verbes sont tous conjugués au présent, un présent qui marque aussi l’habitude et qui ôte toute impression de ponctualité d’une telle action. La question finale souligne la possibilité qu’a le père de réfléchir après une journée de travail épuisante et aliénante. Quand il « balaie du regard » les baraquements, il pose, du même coup, un regard sur sa vie. L’objet de cette description est ici un sujet pensant (les verbes ne sont pas conjugués à la voix passive), et non un être invisible supposé utile uniquement aux durs labeurs. L’intérêt de la mise en lumière de la vie quotidienne des immigrés est qu’elle est dépourvue de tout misérabilisme chez Begag. Il montre toujours mais ne s’apitoie jamais. Dans Les Voix de l’exil, Abdelkader Benarab relève ce trait commun à tous les auteurs dits de la « deuxième génération », il souligne : « l’autre différence de taille [d’avec les auteurs de la première génération], développée dans l’écriture des jeunes de la deuxième génération, est le désir incoercible de ne pas apparaître sous un jour défavorable en évitant l’autodescription misérabiliste. » En effet, Begag décrit une réalité, il ne force pas le trait quand il dépeint la saleté du Chaâba, la fatigue de ses parents, les angoisses de se déplacer dans un univers inconnu. Dans les deux récits, le narrateur raconte à plusieurs reprises les moments de bonheur partagés par la communauté, que ce soit au sein du Chaâba ou dans leurs nouveaux espaces une fois le Chaâba abandonné. Ainsi le quotidien des Chaâbis est marqué par une routine qu’on ne peut enrayer. Cependant, cette routine ne rime jamais avec ennui pour les plus jeunes générations. En ce qui concerne les adultes, le narrateur ne s’apitoie jamais, ne met pas en lumière un groupe désespéré et anéanti. Une preuve : ils rêvent encore, « les gens dorment. Les femmes rêvent d’évasion ; les hommes du pays. » (Le Gone du Chaâba, 65).

À travers les deux autofictions qui composent notre corpus, on a pu voir que l’auteur utilisait ce genre littéraire comme moyen pour dévoiler, et mettre en lumière une génération demeurée invisible et silencieuse pendant de longues années. Abdelkader Benarab explique que « le travailleur étranger n’était plus qu’un nombre parmi les chiffres, qu’un savant décomptage classait en termes de quotas. On parlait encore de cette première vague de migrants, comme étant une génération du silence, tant la parole était ravalée pour ne laisser s’échapper qu’un profond soupir de désespoir. »

C’est bien précisément l’enrayement de ce silence que Begag s’emploie à opérer au moyen de ces deux autofictions. Cette première génération invisible et muette est ici mise en lumière en la resituant dans un espace de vie, dans une temporalité et dans un quotidien. Cependant, cette mise en lumière n’est pas directe. En effet, l’autofiction suppose un « je » autobiographique. Ce « je » auteur/narrateur est l’intermédiaire, la médiation du lever de voile sur les immigrés invisibles.

Comme il a été dit en introduction, le terme « medium » propose différentes significations. Son origine latine l’intègre dans la famille des mots liés à la notion d’entre-deux, d’intermédiaire. Dans notre étude, l’autofiction, et plus précisément le « je » autofictionnel, est un intermédiaire dans la mise en lumière, dans la démarche de visibilité des immigrés engagée par l’auteur. « Je » est dans une position de médiation – « le fait de servir d’intermédiaire » – dans le processus de révélation d’une génération d’invisibles. On assiste donc à une mise en lumière indirecte. Indirecte par l’hermétisme des titres des deux autofictions, et indirecte aussi car le « je » autofictionnel joue un rôle d’intermédiaire, et utilise sa propre visibilité comme médiation dans cette mise en lumière.

Le caractère indirect de l’enrayement de cette invisibilité est d’abord présent dans le choix des titres des deux œuvres étudiées. Que ce soit Le Gone du Chaâba ou Le Marteau Pique-Cœur, l’horizon d’attente du lecteur demeure plutôt trouble à la lecture de ces titres. En ce qui concerne le premier récit, Le Gone du Chaâba, le lecteur ne peut savoir qu’il s’agit d’un ouvrage sur l’enfance d’un petit garçon dont les parents sont des immigrés algériens. L’obscurité du titre est double puisqu’elle associe l’argot lyonnais à un mot d’origine arabe inconnu du lectorat français. Abdelkader Benarab commente un tel titre en disant :

« Le Gone du Chaâba est composé de deux substantifs irréductibles l’un à l’autre s’inscrivant dans deux registres sémantiques non identifiables entre eux. Le gone est un mot Lyonnais, de langue populaire, qui veut dire « enfant des rues, gamin ». […] L’allusion à la misère (étymologiquement : « mal vêtu ») et à la rue, domaine du dévergondage, ne justifie nullement l’emploi du Chaâba qui de surcroît est un mot inconnu du grand public français et que le dictionnaire ne retient pas pour le moment. S’il suggère le goulet ou la ravine, rien n’autorise une articulation entre ces deux mots si on ignore la langue d’où est tiré ce substantif littéraire »..

L’analyse de M. Benarab est intéressante en ce qui concerne l’appartenance sémantique éclatée de ces deux termes, entre argot lyonnais et mot arabe, cependant le rapprochement avec la misère ne me semble pas correspondre avec l’écriture de Begag. Ce titre hermétique à la première lecture prend tout son sens une fois le roman refermé et lu de bout en bout, la résistance première ne dure pas. Le Gone du Chaâba est bien le jeune Azouz, narrateur de ce récit sur l’enfance dans une famille d’immigrés. Azouz est un gone, un vrai, un jeune garçon lyonnais, qui a passé les premières années de sa vie dans le Chaâba, ce bidonville occupé par les immigrés algériens d’El Ouricia. La pluralité sémantique du titre renvoie à la pluralité identitaire du narrateur. Le lecteur n’est pas mis directement en relation avec le contenu du récit, la visibilité est effectuée indirectement. Il en va de même pour la deuxième autofiction, Le Marteau Pique-Cœur est tout aussi hermétique du point de vue de l’horizon d’attente affichée par le titre. Tout d’abord, le jeu de mots « pique-cœur » n’est pas classique, il ne renvoie pas à un maniement habituel de la langue française. Toutefois, il est chargé de sens.

Dans l’imaginaire français, le marteau-piqueur est traditionnellement associé au travailleur immigré. Michel Tournier dans son roman La Goutte d’or met son héros – un jeune homme immigré – dans la situation du travailleur-type. Son outil de travail, le marteau-piqueur, est décrit comme un « formidable outil à défoncer le bitume ». Chez Begag, le jeu de mots est double selon si « pique » est pris dans son acception en tant que verbe ou en tant que nom. Le verbe « piquer » dispose de différents sens, de percer à l’aide d’un outil quelconque à prendre ou voler (un sens datant du XVIe siècle) ou encore blesser (sens lui aussi vieilli), toutes ces significations sont liées par un caractère désagréable, de douleur, d’inconfort. C’est bien le travail acharné qui a piqué le cœur de tous ces immigrés, dont le père du narrateur, au point de les faire vieillir dans un état de santé fragile, ou même de les tuer. « Pique » peut aussi être un nom, il renvoie alors aux cartes, à « une des couleurs représentée par un fer de pique noir stylisé ». Il y aurait alors un jeu de mots avec cœur, un autre terme employé dans le champ sémantique des cartes de jeu. Quelle pourrait être l’interprétation si « pique » est lu dans son sens nominal ? Je passe mon tour…

Quoiqu’il en soit, il est évident que la mise en lumière des immigrés de la première génération n’est pas annoncée « visiblement » par les titres des deux autofictions. Le titre résiste à toute interprétation immédiate, empêche toute impression de transparence de sens. Il faut alors l’intermédiaire du « je » autofictionnel pour expliquer ses titres obscurs à la première lecture.

Le « je » autofictionnel joue d’autant plus un rôle de médiation dans la mise en lumière des générations d’immigrés invisibles qu’il ne cache pas sa propre visibilité, surtout dans le deuxième récit Le Marteau Pique-Cœur. Cette nécessité d’être visible devient consciente chez le narrateur dès ses premiers pas à l’école. Il comprend très tôt qu’il faut être devant le maître, sous ses yeux, pour qu’il soit vu pour ce qu’il est, c’est-à-dire Azouz, un jeune élève brillant. Il dit :

« À partir d’aujourd’hui, terminé l’Arabe de la classe. Il faut que je traite d’égal à égal avec les Français. Dès que nous avons pénétré dans la salle, je me suis installé au premier rang, juste sous le nez du maître. Celui qui était là avant n’a pas demandé son reste. Il est allé droit au fond occuper ma place désormais vacante. Le maître m’a jeté un regard surpris. Je le comprends. Je vais lui montrer que je peux être parmi les plus obéissants, parmi ceux qui tiennent leur carnet du jour le plus proprement, parmi ceux dont les mains et les ongles ne laissent pas filtrer la moindre trace de crasse, parmi les plus actifs en cours » (62).

Cette citation met en lumière plusieurs éléments de la réalité des immigrés, et dans cette situation précise, des plus jeunes générations qui sont, elles, confrontées à la sphère visible dès les premières années de scolarité. Tous les jours, le passage du Chaâba (espace de l’invisibilité, un « en-dedans protecteur » selon Abdelkader Benarab) à l’école (espace de visibilité) est assimilé à une traversée dangereuse et effrayante, tout du moins au début. Le jeune Azouz raconte ce déplacement quotidien en disant :

« Après, c’est Léo Lagrange, l’école ; mais quelle angoisse de parvenir jusque-là ! Le pont enjambe les eaux brouillonnes et nerveuses du canal. Leur couleur verdâtre suffit à me paralyser. Les jours de grand vent, toute la ferraille claque des dents, alors je m’agrippe à la rampe de sécurité d’une main et, de l’autre, je m’accroche à la blouse de Zohra. Après ce passage difficile, il ne reste qu’une centaine de mètres à parcourir » (56-57).

Cette angoisse de la traversée ne dure pas, en effet, un peu plus loin, alors que l’heure des vacances d’été a sonné, le narrateur dit : « Ils [Moustaf et Zohra] commencent à marcher, allègres. Je les suis à quelques mètres, traînant les babouches sur le pont Croix-Luizet dont je n’ai plus peur à présent… » (162).

Ces citations ne sont pas anodines car elles montrent à quel point le « je » narrateur est conscient de la nécessité d’être visible et de maîtriser ses angoisses s’il veut montrer qui il est, en tant qu’être humain pensant, et pas en tant que membre d’une communauté (« terminé l’Arabe de la classe »). L’école comme espace de libération et d’entrée dans la lumière est analysé par Abdelkader Benarab avec les propos suivants :

« Begag [met] en avant le rôle de l’école comme élément de transformation de la condition socio-culturelle et aussi de libération. […] Le texte […] dégage une ambition politique que sous-tend une rhétorique contestataire des évidences présentes dans l’imaginaire de l’Autre. La socialisation par l’apprentissage scolaire est une des premières œuvres de combat que se livre le héros principal dont la réussite est la meilleure arme ».

L’école et la réussite sont donc une arme libératrice des filets de l’invisibilité pour Azouz. Cette conception lui a été inculquée par son père. Alors qu’un groupe d’enfants du Chaâba veut aller travailler les jeudis matins au marché pour gagner quelques pièces, Bouzid s’oppose catégoriquement à ce que ses fils fassent de même, il leur dit :

« Je préfère que vous travailliez à l’école. Moi je vais à l’usine pour vous, je me crèverai s’il le faut, mais je ne veux pas que vous soyez ce que je suis, un pauvre travailleur. Si vous manquez d’argent, je vous en donnerai, mais je ne veux pas entendre parler de marché » (22).

Toutes ces citations marquent bien la conviction du narrateur que la sortie de l’invisibilité passe par l’école, et la réussite scolaire. Dans Le Marteau Pique-Cœur, le narrateur donne à voir les conséquences de cette conviction née dès les premiers pas dans le système scolaire. La visibilité du « je » est omniprésente dans le deuxième récit, elle est inscrite dans un jeu de contraste avec la persistante invisibilité de ses pairs. Ainsi, à tout moment, quelqu’un vient rappeler au narrateur son statut d’écrivain connu et reconnu, même dans les instants les plus douloureux. L’épisode où cette surexposition amène le narrateur à se trouver face à des situations du domaine de l’absurde est l’épisode de la visite rendue à son père alors qu’il se trouve à l’hôpital :

« Face à la chambre 33, je poussai tout doucement la porte. […] La première vision me propulsa en arrière d’un pas, comme une explosion de gaz. Abboué était à peine reconnaissable, plié en deux sur son lit redressé à cent vingt degrés, affublé d’une simple blouse blanche, le visage amaigri, gémissant comme un animal blessé. […] De près, des taches de sang ou de vomi sur son oreiller montraient l’état d’abandon dans lequel on l’avait laissé. […] Paniqué, je jetai un coup d’œil sur le voisin. […]

– Il n’y a pas d’infirmières, ici ? Où sont-elles, nom de Dieu ?

Miracle, enchantement, une jeune infirmière entra sur la pointe des pieds. […]

– Mon père est entrain de souffrir, beaucoup… réussis-je à placer, je ne sais pas si…

– Mourir ? sourit-elle.

– Non, j’ai dit souffrir !

Tout en continuant son tour du lit, réajustant les draps, elle me regarda et écarta les narines.

– C’est vous l’écrivain ?

– Oui, je… fis-je surpris, mais…

– Je le savais !

– … et lui c’est mon père, c’est…

– Je le savais !

– … le héros de mon roman, vous savez…

Elle frappa sur l’oreiller plein de taches, sourcilla, décida de changer de taie.

– J’ai tout lu de vous ! Mais ce qui s’appelle tout ! […]

Tandis qu’un débat littéraire du troisième type s’instaurait autour de lui, mon père continuait tranquillement de se contorsionner dans son lit, en implorant sa mère » (32-33).

Dans ce passage, le « je » autofictionnel montre les limites de sa visibilité. Lui, en tant qu’écrivain reconnu, est visible et peut être l’intermédiaire dans la mise en lumière de ses frères, cousins, amis qui restent invisibles à la société. Begag peut utiliser la médiation de l’autofiction, et du « je » autobiographique pour opérer cette mise en lumière dans un cadre littéraire. Cependant, cette mise en lumière semble ne pas dépasser systématiquement les limites du récit littéraire. Ainsi cette mise en mots d’une situation vécue, situation où les souffrances de son père ne sont même pas vues, mêmes pas reconnues par les infirmières alors que lui, Azouz Begag, est immédiatement reconnu est un épisode qui montre tout le chemin encore à parcourir. Le « je » autofictionnel reconnaît, avec lucidité, que la visibilité et la reconnaissance publique ne sont pas les clés d’un mieux-être, d’une meilleure vie entre « eux »/français et « nous »/immigrés ou « issu(e)s de l’immigration ». Il dit toujours dans sa deuxième autofiction :

« La reconnaissance coûte cher. J’avais écrit trop de livres sur des histoires d’amour qui se terminent mal, surexposé ma tête à la télévision, dans les journaux. Pour quels revenus ? Trouver l’errance, le vagabondage et la solitude. J’avais décidément mal calculé mon itinéraire » (110).

Une fois encore, il est évident que la mise en lumière de cette génération d’invisibles n’est pas directe, immédiate, elle agit grâce à la médiation d’un « je » autofictionnel, qui a pris très tôt conscience de son rôle à jouer en tant qu’individu « issu de l’immigration » visible. La visibilité, la « socialisation », terme employé par Benarab, passe par la réussite scolaire, et l’effort personnel. Ainsi, le « je » est le représentant des générations silencieuses, il écrit au nom de son père et de tous les hommes et femmes qui ont quitté leurs terres natales pour venir travailler en France. Mais le rôle du « je » représentant s’étend-t-il à sa génération à lui, à la « deuxième génération issue de l’immigration » ? Est-il aussi un intermédiaire pour cette génération-là ?

La visibilité à travers l’écriture

L’autofiction est un genre traditionnellement utilisé par les auteurs de la dite « deuxième génération issue de l’immigration ». Son caractère autobiographique donne du crédit à ce qui est dit car le récit est supposé s’appuyer sur des faits réels, vécus. Christiane Chaulet-Achour parle de « visibilité d’une subjectivité authentifiée par un vécu » dans Littératures autobiographiques de la francophonie. Ce genre a participé à la médiatisation de cette littérature, littérature qui s’attache à montrer la vie des premiers immigrés et les difficultés rencontrées par les générations qui ont suivi. À la fin de la partie précédente, on s’est interrogé sur le rôle éventuel d’Azouz Begag de représentant de plusieurs générations, dont la sienne. Il semble que le « code » de l’autofiction soit le seul lien qui existe entre Begag et les autres auteurs de sa génération. Abdelkader Benarab affirme que la « posture » des auteurs de la deuxième génération face à la société française, face à « eux », est double, il s’agit soit d’une posture de « rejet », soit de « conformité ». Le travail autofictionnel d’Azouz Begag de mise en lumière d’un « nous » illustre-t-il l’une de ces deux postures ? D’autre part, les jeunes auteurs expriment souvent les difficultés qu’ils rencontrent dans leur construction identitaire, entre enracinement et déracinement. On verra ce qu’il en est du « je » narrateur dans Le Gone du Chaâba et dans Le Marteau Pique-Cœur. Quand Azouz Begag écrit Écart d’identité avec Abdelatif Chaouite, il semble que le terme « écart » définisse tout particulièrement son positionnement par rapport à la question d’une visibilité des premières générations, et de l’attitude des hommes et femmes issus de cette génération.

Par l’intermédiaire d’un récit autofictionnel, Azouz Begag rend leur visibilité aux hommes et aux femmes premiers immigrés arrivés en France. C’est une double mise en lumière, révélation d’une première et d’une deuxième génération. Begag appartient à cette « deuxième génération ». Ce terme me gêne quelque peu car il ne correspond pas à la réalité de la situation. Jean Déjeux, dans son livre La littérature maghrébine d’expression française, montre l’absurdité de cette expression, il dit :

« Ces auteurs […] ne sont de la seconde génération d’émigrés parce qu’ils n’ont émigré de nulle part. Ils sont simplement fils de travailleurs qui ont émigré autrefois. De pères algériens, pour les Algériens, ils sont toujours considérés comme Algériens, même s’ils sont Français parce que nés en France ou ayant été naturalisés à leur demande ».

L’ambiguïté de cette étiquette correspond à l’ambiguïté du « cas Begag ». En effet, après avoir lu Les Voix de l’exil d’Abdelkader Benarab et d’autres articles rassemblés par Martine Mathieu dans Littératures autobiographiques de la francophonie, il est évident qu’Azouz Begag ne supporte aucune des étiquettes dont se retrouve affublés ces auteurs, enfants d’immigrés. Benarab affirme que le jeune narrateur, enfant d’immigrés, envisage la société française, la société visible, selon une double posture, soit une posture de conformité, soit une posture de rejet. Il explique :

« L’apparition du « moi » dans l’espace littéraire de la seconde génération issue de l’immigration s’est fait par rapport à une résistance ou un paradoxe créé par le regard d’autrui. Les personnages développeront une attitude d’un double choix imposé par ce regard de la société d’accueil : la conformité ou la révolte ».

Alors, les jeunes Chaâbis de la France entière devraient soit se conformer à la société française, en se fondant dans la masse, et en niant leurs origines, soit rejeter en bloc cette même société, qui n’a jamais considéré leurs parents, et qui les repousse en permanence. Cette dichotomie me semble manquer de nuance. Preuve en est, deux affirmations tirées du Marteau Pique-Cœur : « Moi, en fréquentant l’école de Français, en faisant de Vercingétorix le héros de mes jeux, j’avais accompli un autre déplacement, moins loin, mais sans retour, j’étais devenu Franc, Gaulois. » (11) Et deux pages plus loin, le même narrateur, alors qu’il vole en direction des États-Unis, se fait la réflexion suivante : « Dans cette géométrie aux dimensions si extravagantes, la France faisait figure de petit coin de terre, et l’Algérie, mon autre fontaine identitaire, de petit bac à sable blanc » (13).

Ces deux citations soulignent le fait que le narrateur accepte sa double culture, sans penser son existence en termes de « rejet » ou de « conformité ». Il est Français, de parents algériens, et bénéficie de la richesse d’une double culture, son être est façonné de ces deux « sources », il n’en privilégie pas une pour en mettre de côté une autre. Il est aussi intéressant de noter que l’idée de l’école comme espace de construction identitaire est réaffirmée. L’absence d’une dualité ou d’une ambiguïté identitaire semble liée au fait que, contrairement aux idées reçues, le narrateur évolue dans un espace qui est le sien, qui est son « chez lui ». La question de la territorialisation ne se pose pas en terme problématique comme elle a pu l’être pour la première génération d’immigrés. Comme le dit le narrateur, « j’avais accompli un autre déplacement, moins loin, mais sans retour », il est chez lui en France et il ne vit pas avec le mythe du « retour dénifictif », comme il se plaît à le dire dans Le Marteau Pique-Cœur. Dans un passage chargé de tendresse à l’égard de son père, mort et enterré dans son village natal en Algérie, le narrateur est rassurant et assuré avec les mots suivants :

« Je le [son père] rassure, t’en fais pas, normalement il ne devrait pas y avoir de problèmes, on va se débrouiller quelques années sans toi avant de te rejoindre, nous avons appris le français, nous prononçons correctement école au lieu d’icoule, nous ne rêvons pas de retour dénifictif, on est français, j’y suis, j’y reste, séjour définitif, nous jouons de l’imparfait du subjonctif pour nous défendre avec la langue contre ceux qui se disent héritiers exclusifs de Vercingétorix » (188).

Là encore il n’y a pas de coupure fondamentale entre les deux cultures, en effet, bien que le narrateur affirme sa « françité », dans le dialogue intérieur avec son père, il lui dit qu’il le rejoindra. Il n’y a pas abandon de racines. La question de l’enracinement et du déracinement est un autre aspect de ce coup de projecteur sur les enfants d’immigrés.

Le père du narrateur est un déraciné, le narrateur un oiseau migrateur : une cigogne. La question de l’espace, de la territorialisation est cruciale dans les récits sur l’immigration. Abdelkader Benarab, dans Les Voix de l’exil, cite Jankélévitch. Ce dernier énonce la théorie suivante : « Les lieux ne sont jamais interchangeables […]. C’est pour les mathématiciens que tout lieu en vaut un autre car la terre où on a vécu dès sa naissance et son enfance constitue un espace de “géographie pathétique”. »

Cet « espace de géographie pathétique » est le paradis perdu algérien, l’Ithaque – selon la comparaison de Begag – pour les premières générations. Obligés de quitter cet espace originel, ils expérimentent le déracinement, la déterritorialisation. Une souffrance infinie qu’ils tentent d’atténuer en se berçant du mythe du retour définitif.

Dans les deux autofictions, Begag souligne l’absence de ce sentiment de déterritorialisation chez son personnage autofictionnel. Son espace propre est la France, il se sent déraciné quand il quitte son pays pour partir aux États-Unis par exemple, mais jamais déterritorialisé, car il se définira toujours en tant qu’appartenant à ce sol gaulois, en même temps qu’au sol algérien. Il a deux fontaines identitaires, les deux coulent au même rythme, l’une n’est jamais à sec, tandis que l’autre déborde.

Ce caractère d’ambivalence accepté par le narrateur est une fois encore en contradiction avec les idées reçues simplistes qui disent que les jeunes, enfants d’immigrés, ne sont pas Français en France et pas Algériens en Algérie. Cette vacuité territoriale ne semble pas affecter le narrateur. Ayant lui-même vécu l’expérience de l’exil – il est parti travailler aux États-Unis pendant plusieurs années – il comprend le sentiment de manque du pays, de mal du pays, mais c’est un manque facile à combler car le retour est programmé, et non mythique. En introduction de cette avant-dernière sous-partie, j’ai comparé le narrateur, Azouz Begag, à une cigogne. Dans le deuxième récit, Le Marteau Pique-Cœur, le lecteur est « baladé » entre quatre espaces géographiques différents : les États-Unis, la France, le Maroc et l’Algérie. Ces mouvements migratoires permanents, cette dévoration du monde, permet au narrateur de prendre conscience de sa territorialisation, puisqu’où qu’il aille, il rentre toujours au même endroit : Lyon. C’est son port d’attache.

La référence aux cigognes, ces oiseaux migrateurs célèbres pour leurs déplacements annuels, au fil des saisons, est aussi présente dans le texte. À deux reprises, lors de l’enterrement du père à El-Ouricia, il est fait référence aux cigognes. « On a l’air con, lança Kader. Tout le monde nous mate, même les cigognes. » (200), puis quelques pages plus loin, « une cigogne vint survoler les opérations. Tout se déroulait comme prévu depuis toujours. Elle s’éloigna à tire-d’aile, après constatation. » (203) Azouz Begag, grâce à l’intervention des cigognes, dépasse la question de l’enracinement et du déracinement, en se comparant à cet oiseau qui change de « chez-soi » selon les saisons, mais qui revient toujours au même endroit. C’est une territorialisation multiple, à l’image du narrateur. Quand il arrive en Algérie, il fait part de ses sentiments au lecteur : « Nous étions en Algérie. Je souhaitai à ma fille bienvenue dans son autre pays. » (146) Ainsi la question de la territorialisation est abordée et permet d’éclairer un autre pan de la problématique construction identitaire des enfants d’immigrés, coincés entre deux espaces. Le narrateur tente de dépasser cette dichotomie en s’inscrivant dans une double territorialisation, une réelle : la France, et une originelle : l’Algérie. La façon dont la question est traitée dans les deux récits, est dénué de tout caractère tragique ou fataliste, comme il est habituellement de mise quand ces sujets sont étudiés. Une fois encore Begag se situe à l’écart de toutes les interprétations, souvent hâtives, proposées sur le thème de la « deuxième génération ».

Conclusion

Martine Mathieu, dans l’introduction du recueil d’articles intitulés Littératures autobiographiques de la francophonie, annonce un point problématique :

« Si le stade du récit de vie à valeur de manifeste ou de témoignage se trouve dépassé, le « je » mis en scène dans ces littératures francophones est pourtant souvent destiné à s’amplifier en un « nous » identitaire, porte-parole d’une communauté, centrale ou marginale (la nation ; les immigrés ; les femmes…), ou à n’exister qu’en opposition à une personne collective » .

Une fois encore Azouz Begag échappe à cette affirmation. Quand il utilise l’autofiction pour mettre en lumière et rendre visible toute une génération d’oubliés, il dépeint un « nous » et un « je », le groupe et l’individu. Révéler la première génération d’immigrés correspond certes à une volonté d’éclairage historique sur une partie de l’histoire française souvent occultée, mais c’est aussi, la réhumanisation d’individus toujours considérés avec un regard groupal, collectif. Begag n’élargit pas le « je » au « nous ». Il sort le « je » du « nous » pour montrer son individualité. De plus, bien qu’il aborde les différentes thématiques liées à la question des enfants d’immigrés, de la construction identitaire, de l’inscription dans un espace, il demeure en marge des discours reçus. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt et en même temps toute la difficulté dans l’étude des textes d’Azouz Begag.

Tout est remis en question, le lecteur ne peut pas se satisfaire des interprétations généralisantes acceptées sur la littérature dite « de deuxième génération ». Il faut comprendre la construction, la création que réalise Azouz Begag d’un nouvel espace qui peut être dédoublé, d’individus qui peuvent être d’ici et de là-bas. Pas de misérabilisme sur lequel s’apitoyer, de la réalité rien que de la réalité offerte dans une langue chargée d’humour et de poésie, non ce n’est pas parce qu’un auteur est rangé dans la catégorie « auteurs de la deuxième génération issue de l’immigration » (vous pouvez reprendre votre souffle…) que le parler doit être le parler des banlieues.

L’auteur est dans le fictif car il s’agit du propre de la littérature mais il n’est pas dans le « dénifictif ». Cet adjectif associé au mot « retour » est intéressant car il peut renvoyer aux débordements et exagérations liés à une médiatisation soudaine et éphémère de la littérature des enfants d’immigrés. L’autofiction s’éloigne peut-être parfois trop d’une réalité pour répondre aux désirs d’une société qui ne croit plus que ce que les médias assènent matin et soir. Tout appartient au fictif, tout n’est qu’illusion. Azouz Begag se détache de cette obligation de satisfaction d’un lectorat dont l’esprit est embrumé par des discours qui refusent de « se coltiner » la réalité. Il dit qu’il est Français, parce qu’il le pense et parce qu’il l’est tout simplement.

Azouz Begag reste à l’écart du monde des étiquettes qui dissimulent les individus, les rend invisibles.

BIBLIOGRAPHIE

 

ROMANS D’AZOUZ BEGAG

Le Gone du Chaâba, Paris, éditions du Seuil, coll. Point Virgule, 1986.

Le Marteau Pique-Coeur, Paris, éditions du Seuil, 2004.

OUVRAGES CRITIQUES

BENARAB Abdelkader, Les Voix de l’exil, Paris, L’Harmattan, 1994.

Sous la direction de Martine MATHIEU, Littératures autobiographiques de la francophonie, actes du colloque de Bordeaux du 21 au 23 mai 1994, Paris, L’Harmattan, 1996.

DÉJEUX Jean, La Littérature maghrébine d’expression française, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

ROMAN CITÉ

TOURNIER Michel, La Goutte d’or, Paris, Folio, 1986.