Mondes européens

Mondialisation : les langues en Europe et le cas français

Le discours politiquement correct en matière de langues se développe souvent sur deux thèmes, celui de la richesse qu’apporterait la multiplicité des langues et celui, complémentaire, de la déploration de la ” mort des langues ” (cf. C. Hagège ” Une langue disparaît tous les quinze jours “, l’Express, novembre 2000). En fait, le bon sens nous apprend que la mort des langues, comme celle des cultures, est inscrite dans le temps (Valéry écrivait déjà : ” Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortelles “…). Le sens commun constate, chaque jour, que la diversité des langues est bien plutôt un embarras coûteux et malaisément surmontable qu’un facteur de richesse et d’harmonie. On oublie, à cet égard, que, dans le mythe de la Tour de Babel, la multiplication des langues est un châtiment infligé à l’humanité et non pas une récompense.
Le cas de la construction de l’Union européenne le démontre à l’évidence sur plusieurs plans et j’illustrerai mon propos par cet exemple, mais aussi par le cas de la langue française dans cet ensemble, en prenant, parmi d’autres, deux domaines particuliers où l’UE investit beaucoup, précisément pour tenter de faire face à la diversité linguistique : d’abord les systèmes universitaires, ensuite la gestion de la multiplicité des langues aux plans politique et administratif.

L’Union européenne face à la diversité linguistique : le cas des universités.

Pour gagner du temps, on peut poser le problème à partir de quelques données simples :
– le ” marché mondial de l’éducation ” est estimé à plus de 100 milliards d’euros.
– les Etats-Unis attirent plus d’étudiants étrangers que tous les Etats européens réunis (plus de 600.000).
– en France, la formation pédagogique d’un étudiant coûte en moyenne 7.600 euros par an (pour des droits d’inscription annuels qui sont environ de 150 euros, alors qu’au Japon, pour les universités publiques, ils s’élèvent à 3750 euros).

L’Europe a pris conscience de la nécessité de s’organiser puisqu’un pays qui attire des étrangers a toutes les chances de conserver un certain nombre d’entre eux, souvent parmi les meilleurs, et que la fuite des cerveaux pour les pays ” exportateurs ” a des conséquences aussi funestes qu’elles sont positives pour les Etats qui en bénéficient. De son côté, la France, à l’initiative d’un Ministre de l’Education Nationale qui était lui-même un universitaire et un chercheur, Claude Allègre, a tenté de commencer à mettre en oeuvre une politique visant à attirer en France les étudiants étrangers, d’Europe ou d’ailleurs. On cherche désormais, avec l’immigration « choisie » (2006), à récupérer une partie des meilleurs étudiants de l’Afrique francophone, en oubliant qu’ils vont d’ores et déjà dans les universités sud-africaines, américaines ou canadiennes.

L’UE essaye depuis longtemps d’encourager la mobilité des étudiants grâce à des programmes d’échanges entre les Etats. Quoique des moyens importants aient été consacrés à ces actions, elles n’ont touché qu’une infime minorité des étudiants européens. On a en outre pris conscience qu’il fallait peut-être sortir du cadre strictement géographique de l’Europe et, à partir de 2004, Erasmus, par exemple, a été ouvert aux étudiants issus de pays extra-européens. On a toutefois compris que la mobilité des étudiants se heurtait non seulement au problème de la diversité des langues (que les séjours à l’étranger étaient censés abolir), mais aussi à celui de l’hétérogénéité des systèmes universitaires.

En effet, alors que les diplômes professionnels ne posaient pas trop de problèmes (une infirmière espagnole peut exercer en France; on en fait venir, non sans quelques problèmes), il en est tout autrement pour les diplômes universitaires de haut niveau, ne serait-ce que pour la simple équivalence des diplômes, sans parler de leur contenu et de leur validation. On a donc tenté de mettre en place des périodisations homologues (semestres) et des unités pédagogiques communes (les ECTS). Dans les dernières années, on a multiplié les concertations sur le thème de ce qu’on appelé d’abord ” l’harmonisation “, puis la ” convergence ” des ” architectures universitaires ” : Déclaration de la Sorbonne (1998), Déclaration de Bologne (1999), Conférence de Prague (mai 2001). On s’est ainsi acheminé vers une structure commune sur la base de licences, de masters et de doctorats, de durée identiques (3/5/8) et de volumes homologues (60 ECTS par année).

On a pourtant le sentiment que, depuis Bruxelles, on confond un peu, volontairement ou non, deux ordres de problèmes fort différents pourtant : d’une part, la mise en convergence des « architectures » et, d’autre part, la capacité de passer effectivement d’un système national à un autre. Le premier problème, une fois apaisés les conservatismes nationaux, peut se régler assez facilement et il est en voie de l’être ; on arrivera sans doute, sans trop de mal, à une reconnaissance réciproque des titres. Pour le second ordre de problème, les choses sont bien plus complexes. Si l’on prend l’exemple d’un dentiste allemand désirant venir exercer en France, la chose est infiniment plus simple que dans le cas d’un Allemand, docteur en anthropologie, qui souhaite enseigner sa discipline dans une université française. Certes, il y a, dans des universités françaises, des professeurs de mathématiques russes qu’on a recrutés en raison de leurs incontestables mérites scientifiques, quoiqu’ils n’aient du français qu’une pratique assez sommaire. Les mathématiques étant eux-mêmes un langage, cela ne pose pas trop de problèmes ; il en est tout autrement dans l’immense majorité des disciplines.

On oublie aussi que le système 3/5/8 harmonise des durées de cycles universitaires, mais laisse entier le problème des procédures nationales. Une thèse de lettres allemande, au plan des procédures de soutenance et de validation, n’a rien à voir avec une thèse française dans le même domaine, tant pour la composition du jury que pour la séance de soutenance elle-même, les modes d’évaluation du travail et le rapport final. Si l’on regarde de près les choses, une co-tutelle franco-allemande (je parle par expérience) est même tout à fait impossible, dans le strict respect de procédures nationales de chaque Etat. On touche là un point capital dont je ne sais pas s’il est ignoré ou occulté dans les programmes européens et qui est précisément celui de la diversité linguistique et culturelle.

Et les langues dans tout cela ?

Je trouve personnellement tout à fait étonnant que, dans l’immense majorité des textes européens sur ces questions, le problème des langues soit généralement passé sous silence. Ainsi, dans les cinq pages du communiqué final de Prague (mai 2001), alors qu’on se soucie largement et expressément, de ” la promotion de la mobilité “, la question linguistique n’est même pas mentionnée, alors qu’à évidence, la diversité des langues est l’obstacle majeur à cette mobilité et que les systèmes mis en oeuvre sont bien loin de permettre de la surmonter. Etendre des dispositifs comme Erasmus à l’ensemble du monde est une mesure qui ne témoigne que de la volonté de l’UE de se placer comme telle sur le marché mondial de l’éducation, mais c’est en fait une mesure qui ne coûte rien. En gros, l’Europe, du fait de l’histoire de la colonisation, est le microcosme de l’ensemble du monde (moins la Chine ; je suis conscient du quasi-pléonasme de cette formulation, mais je l’assume, car on tend à oublier le sens original du mot « microcosme ») ; si l’on parvient à résoudre les problèmes pour l’Europe, on les règle du même coup pour la plupart des étudiants venant du reste du monde. On en est tout de même encore assez loin.

De nombreux documents ont été produits en France dans cette perspective, en particulier depuis que Claude Allègre a voulu, avec la création d’EDUFRANCE, doter la France d’un dispositif plus efficace de ” marketing ” scientifique et universitaire. On connaît désormais bien l’origine, la nature et les choix des étudiants étrangers en France. La volonté politique de départ a été clairement de réduire le pourcentage des étudiants africains qui ont longtemps constitué la majorité des étudiants étrangers en France. Le thème actuel de l’immigration choisie marque une forme de remise en cause d’un tel choix, en tout cas pour les meilleurs étudiants. Il faut dire que dans le passé, l’attribution des bourses dans le Sud, du fait de la procédure mise en oeuvre où le poids essentiel revenait aux Etats partenaires de la France, ne favorisait guère l’octroi de ces bourses aux meilleurs sujets. Il valait mieux, pour en obtenir une, être un médiocrissime parent de ministre qu’un brillant élève sans relation ni protection.

On s’intéresse davantage, faut-il le dire, aux candidats étudiants qui viennent des pays riches ou ” émergents “. On devrait toutefois peut-être faire là des analyses quelque peu qualitatives. Si, par exemple, on considère les étudiants qui viennent des Etats-Unis et du Japon, deux Etats stratégiquement importants, on constate des faits intéressants :

Etat Nombre Etudiants en sciences humaines Femmes
USA 2623 2123 71,4 %
Japon 1615 1353 71,9 %

Il me paraît moins intéressant de noter qu’il y a en France 20 fois moins d’étudiants américains que maghrébins que de constater la frappante homologie dans la structure des données concernant les Américains et les Japonais. Je devrais plutôt dire les Américaines et les Japonaises, puisqu’il s’agit essentiellement, dans les deux cas et dans les mêmes proportions, d’étudiantes qui viennent faire en France des études de lettres. Il y a donc là une ” clientèle ” qui mérite une attention particulière en raison de la motivation de ses choix (très différente de celles d’étudiants américains ou japonais qui viendraient étudier chez nous la chimie ou les mathématiques).

Il me semble aussi que l’absence, à ma connaissance, d’évaluations des performances réelles des étudiants engagés dans les systèmes européens de mobilité participe de cette volonté d’ignorance ou d’occultation de la diversité linguistique. On se flatte de voir progresser le nombre des étudiants ERASMUS, mais on se borne à évaluer les résultats de ces actions à travers les seules notes qu’ils obtiennent dans leur université de mobilité. Pour prendre mon exemple personnel au niveau de la licence de lettres modernes (langue et littérature françaises), dans un cours où j’ai chaque année une bonne quinzaine d’étudiants de ce système, je puis dire qu’il est impossible d’évaluer, selon les mêmes critères que des Français, ces étudiants étrangers allophones. J’observe que, pour la plupart, ils obtiennent souvent des notes moyennes, avec des travaux dans lesquels on relève une dizaine de grossières fautes de langue à la page. Comment peut-on se fier à des telles évaluations pour une licence de langue et littérature françaises ? La plupart des étudiants étrangers n’ont pas la compétence linguistique suffisante pour suivre un cours de licence et, moins encore pour rédiger un devoir d’examen, à ce niveau. Je crains même, mais j’ose à peine le dire, qu’ils tirent peut-être moins de profit d’un séjour universitaire où ils vivent en permanence en groupe de même langue qu’ils n’en auraient retiré d’un vrai séjour linguistique, sans enseignement universitaire, mais où ils auraient été placés dans une authentique situation d’immersion.

Le dernier point que je voudrais évoquer est directement lié à cette question de la langue nationale d’enseignement, le français en l’occurrence. On dispose de deux documents très récents qui émanent, l’un et l’autre, de Monsieur Elie Cohen, professeur de gestion à Paris-Dauphine et Président du Conseil National pour l’accueil des Etudiants Etrangers, de création récente (mars 2002). E. Cohen est l’auteur d’un document intitulé ” Cinquante mesures pour améliorer l’accueil des étudiants étrangers “. On constate que la question de la langue est totalement absente de la note qui ouvre ce dernier document. La place qui lui est faite, dans l’ensemble des 50 mesures, mérite qu’on s’y arrête un instant.
Ce point n’est évoqué qu’à deux reprises ; la première fois dans la mesure 29. On y lit :

” Assouplir les conditions actuellement imposées aux candidats <…> quant à la maîtrise de la langue française. Au lieu de poser la maîtrise du français comme une condition préalable à l’inscription, étendre les dispositifs de préformation (avant le début du cursus) ou de formation en français (en cours de cursus) pour les candidats dont le niveau général et les projets de formation paraissent garantir une insertion favorable dans l’enseignement supérieur français “.
On veut certes ratisser large, mais une telle mesure paraît un peu étrange, car, par le passé, on s’efforçait, assez logiquement, mais sans un succès total d’ailleurs, de vérifier les compétences linguistiques minimales en français des candidats, en particulier pour les boursiers. Envoyer en formation universitaire en France des étudiants, qui ne connaissent pas le français, relève du paradoxe, sauf si l’on met en place, sur une durée de plusieurs mois, un dispositif lourd d’enseignement du français langue étrangère. On est très loin de constater l’existence ou même la simple amorce d’un tel dispositif puisque, bien au contraire, le système français d’enseignement du FLE est, le plus souvent, aussi anarchique qu’inefficace.

Mais la suite est plus étonnante encore et force est de citer les mesures 34 et 35 qui sont d’ailleurs les seules qui concernent cette question.
” Mesure 34 – Encourager les établissements d’enseignement supérieur à proposer des enseignements en langues étrangères et notamment en Anglais, afin de lever un obstacle linguistique à l’attraction des étudiants étrangers. Soutenir le développement de la francophonie en mettant à profit la venue des étudiants étrangers en France pour leur permettre d’améliorer la maîtrise du français.
Mesure 35 – Afin de diffuser activement la pratique du français par les étudiants
étrangers accueillis, élargir l’offre d’enseignement du français langue étrangère en mobilisant les ressources des établissements et des centres de ressources inter-établissements “.

Le seul mérite de ce texte étonnant est de reconnaître, enfin, que la diversité des langues constitue ” un obstacle “, mais les solutions envisagées sont pour le moins étranges et d’ailleurs contradictoires, la mesure 34 en particulier. Le choix d’un professeur de gestion (un des rares domaines où la vogue du management américain conduit, en France même, à donner des enseignements universitaires en anglais) pour rédiger un tel rapport relève-t-il du machiavélisme ou d’une simple erreur de casting ?
On a engagé au Québec, une étude sur les enseignements en anglais dans les universités des Etats francophones ; j’imagine à l’avance la réaction des Québécois, quand ils vont prendre connaissance de ce texte qui leur a probablement encore échappé.

L’Union Européenne face à la diversité linguistique.

Le problème des langues de l’Europe, au plan de la politique comme à celui du fonctionnement administratif, est aussi largement occulté pour des raisons qui sont en revanche, cette fois, parfaitement claires. En effet, des tentatives pour poser le problème, ne fût-ce qu’au niveau des langues de travail, se sont heurtées à de vives résistances (lors de la Présidence française de 1995 par exemple) ; dans certains cas, on est même allé jusqu’à des incidents diplomatiques. Lors de la présidence finlandaise, en 1999, s’est élevé un conflit entre la Finlande et l’Allemagne, soutenue par l’Autriche, sur l’usage de l’allemand comme langue de travail dans les réunions informelles du Conseil des Ministres.

L’Union Européenne constitue en effet, dans son principe, un exemple rare de respect quasi parfait de la diversité et de l’égalité linguistiques. Avant l’élargissement, les onze langues (les Irlandais avaient fait aux autres Européens la faveur de renoncer, pour partie, au gaélique et ils ont eu pour lui un statut spécial ; j’y reviendrai) étaient sur un pied d’égalité et ce principe demeurer inchangé ; tout citoyen doit pouvoir accéder aux textes européens dans sa langue et tout délégué d’un Etat peut s’exprimer dans sa langue dans les instances. Les langues officielles de l’UE sont donc toutes les langues de tous les Etats et non un ensemble déterminé de langues, d’ailleurs variable, comme dans toutes es institutions internationales. Au 1er mai 2004, si l’on compte 25 Etats, on ne recense que 20 langues car, à la différence de certains ordinateurs, on ne distingue pas le français de France de celui de la Belgique ou l’allemand de la RFA de celui de l’Autriche (ce qui est regrettable, selon certains Allemands du moins !).

En fait, naturellement, certaines langues dominent dans les échanges comme dans la production documentaire. La part du français, initialement prédominante, tend, de plus en plus, à se réduire ; en 1997, 45,3% des textes rédigés à la Commission européenne l’étaient déjà en anglais contre 40,4 % en français. Dans les réunions informelles des Ministres, les langues de travail sont l’anglais, le français et la langue du pays-hôte.

Le premier et le plus évident paradoxe actuel est la place de l’allemand ; elle est très modeste si l’on prend en compte qu’il est la langue qui, en Europe, a le plus de locuteurs natifs (près de 90 millions) et qui a le statut de langue officielle dans le plus grand nombre d’Etats de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Italie). Cette minoration de l’allemand, séquelle de la guerre, existe ailleurs puisqu’il n’est pas langue officielle de l’ONU (à la différence de l’anglais, de l’espagnol, du français, du russe, du chinois et de l’arabe). Aux Nations Unies, l’allemand n’est que simple langue documentaire (depuis 1974) et encore la traduction est-elle prise en charge par les Etats germanophones. Il n’est pas non plus langue officielle de l’OTAN. Il y a là une singularité que les germanophones supportent de plus en plus mal, compte tenu du poids économique et politique de l’Allemagne et de l’expansion européenne vers les PECO et de la place de ces derniers Etats où la situation de l’allemand est globalement nettement plus forte que celle du français et quasi équivalente à celle de l’anglais (cf. U. Ammon, in R. Chaudenson, 2001 : 85 ; font exception pour ce qui est du rapport entre les usages de l’allemand et du français l’Albanie, la Bulgarie, la Macédoine et surtout la Roumanie ).

Une évolution a été esquissée sous l’influence de J. Delors qui, en 1993, a tenté de faire passer, par un communiqué de presse, un règlement linguistique qui posait comme ” langues de travail de la Commission “, l’anglais, le français et l’allemand. Pour ce qui est du Conseil des Ministres, j’ai évoqué plus haut l’incident diplomatique germano-finlandais de 1999.

Le coût de la diversité linguistique.

Dans l’état actuel des choses, le coût de la diversité linguistique est considérable pour l’UE, mais l’évaluation est malaisée et rien n’est fait pour la faciliter. Selon les données officielles et en prenant en compte essentiellement les salaires des quelque 4.000 traducteurs et interprètes (la moitié de l’ensemble travaille pour la Commission), on arrivait à un total de 685,9 millions d’euros en 1999 avec onze langues seulement, soit 0,8 % du budget total de l’UE, qui est 85,5 milliards d’euros pour la même année. Selon la formule officielle apaisante, ” le multilinguisme ne coûte à chaque citoyen européen que 2 euros par an “.

Voire ! Deux remarques : la première est qu’il serait intéressant de connaître le pourcentage du coût de la diversité linguistique, non pas dans le budget total de l’UE, mais dans son seul budget de fonctionnement, car après tout c’est, de cela seulement qu’il s’agit. Ensuite, il y a des contestations autour du mode de calcul ; .Claude Piron avançait déjà, pour 1989, le chiffre de 1.400 millions d’écus (1994 : 39). Il peut y avoir des écarts importants selon qu’on inclut ou non, dans le ” coût du multilinguisme “, des formations, des investissements (les grands projets de traduction automatique financés naguère..), des matériels, etc. Le détail des chiffres importe peu, mais il est évident que cela coûte très cher !

Le vrai problème est qu’un tel système est condamné, à terme plus ou moins court, à l’implosion. Celle-ci est inscrite dans des données à la fois arithmétiques et matérielles.
Les combinaisons possibles dans la traduction de 11 langues (avant élargissement) sont au nombre de 110 ; pour 15 langues, elles s’élèvent déjà à 210 ! Le système des relais et des langues « pivots » (on passe par exemple par l’anglais pour traduire le néerlandais en grec) n’est qu’un aménagement médiocre et incommode, car la traduction perd en qualité et l’écoute est difficile. Toutefois, ce système a toujours existé et il ne peut que se développer, même si le manque d’interprètes est flagrant pour certaines langues. Il est de plus en plus difficile à mettre en oeuvre au fur et à mesure que sont intégrées à l’UE des langues relativement rares comme le finnois ou le suédois ; qu’en est-il de l’estonien, du slovène ou du maltais (que les Maltais ont renoncé à utiliser à Malte, mais dont ils attendent qu’il soit en usage au sein de l’UE) ? On devra bientôt sans doute ajouter le roumain et le bulgare !

Sur le simple plan matériel, si l’on en croit O. Doerflinger, qui fut membre du Service Commun Interprétation-Conférence de la Commission européenne (SCIC), avec 18 langues, pour loger les cabines d’interprétation, il faut disposer d’une salle de dimensions comparables à celle d’un terrain de football. On doit signaler par ailleurs que le nombre des réunions s’élève à une quinzaine de milliers par an !

Le SCIC est tout à fait conscient de ces problèmes, mais ses avertissements ne semblent guère entendus des politiques. Nul ne semble vouloir aborder le problème de front et le silence autour des modalités linguistiques, réelles et concrètes, de l’entrée des nouveaux Etats est significatif ! Tout au plus envisage-t-on des mesures purement techniques qui évitent de poser les problèmes de fond : usage de certaines langues lié aux types et aux niveaux de réunions ; mise en oeuvre de régimes « asymétriques » qui laisseraient à chacun le droit de s’exprimer dans sa langue, mais réduiraient le nombre des langues de traduction, etc.)

L’Irlande qui, depuis son adhésion, a accepté pour le gaélique un statut spécial et un régime transitoire qui doit prendre fin au 1er janvier 2007, a peut-être ouvert une voie, un peu sournoise, à une réforme de facto du système. A cette dernière date, en effet, le gaélique sera langue de travail, sans être langue officielle. Est-ce la première entorse au principe général qui, pour le moment, n’a pas été remis en cause.

Rien n’indique cependant une volonté politique réelle de changer le principe majeur, mais on sera inévitablement conduit à y apporter des modifications techniques sur le plan du fonctionnement même de l’UE. L’histoire même de l’UE fait que la place du français, initialement prépondérante, s’est peu à peu réduite, d’abord avec l’entrée du Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni, puis à nouveau à l’entrée de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède. Les plus anciens fonctionnaires, en particulier, de l’Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), sont partis ou partent en retraite et leurs successeurs, de mêmes origines nationales, n’ont plus les mêmes compétences en français. L’arrivée des PECO, en 2004, ne peut que précipiter une telle évolution, en dépit du « Plan d’urgence » financé par la France, la Communauté française de Belgique, le Luxembourg et la Francophonie pour former de jeunes fonctionnaires internationaux francophones originaires de ces Etats ? Même s’ils sont formés en français, nul ne sait ce que seront leurs choix linguistiques, réels et quotidiens, surtout s’ils ont le souci, légitime, de gérer leurs propres carrières au sein de l’UE. L’évaluation externe de ce programme, fin 2005, constitue un bilan pour assez négatif, ce qui n’empêche pas que des actions du même type soit reconduites pour quatre ans, avec des moyens sensiblement accrus.

Nul n’envisageant sérieusement, sauf les espérantistes, de faire de l’espéranto la langue officielle de l’UE, une solution qui paraît raisonnable serait de privilégier, au moins comme ” langues de travail “, à condition de créer un véritable statut pour ce type de langue, l’anglais, l’allemand et le français. Ce point est loin d’être acquis, même si ces langues sont les plus présentes dans tous les régimes. Certains agrémentent cette solution d’une variante qui consisterait à ce que nul ne soit autorisé à pratique l’une ou l’autre de ces langues, si elle est sa langue maternelle ; outre que cette solution n’est pas aisée à mettre en oeuvre (il y a des bilingues natifs), on risquerait de voir s’étendre l’usage quasi exclusif de l’anglais (sauf pour les Anglais naturellement), alors qu’on semble le redouter.

Toutefois, on ne peut envisager ce problème dans le seul cadre européen et cela d’autant que, comme on l’a vu pour le marché mondial de l’éducation, l’UE tend de plus en plus à se situer dans une réflexion mondiale et non dans un frileux repli sur soi. Les petits Etats européens qui, de toute façon, n’ont aucune chance dans la course aux titres, ne seraient sans doute pas hostiles à un choix en faveur de l’anglais et préféreraient des solutions simples et radicales à celles qui conduiraient à les exclure d’une pseudo-compétition. Parmi les challengers éventuels, le cas le plus intéressant est sans doute celui de l’espagnol. Les fonctionnaires de l’UE d’origine espagnole semblent, selon certains témoins, avoir un joué un rôle non négligeable dans la progression récente de l’anglais. En effet, ils étaient, dans le passé, souvent plus francophones qu’anglophones ; les choses semblent avoir changé, comme on l’a vu. Il n’empêche que l’espagnol pose un problème dans la mesure où, si sa place démographique et économique n’est pas centrale dans l’UE, on ne peut oublier qu’il est déjà (ou sera très prochainement), la langue du monde qui, mis à part le chinois, a le plus grand nombre de locuteurs natifs (de 360 à 400 millions selon les estimations).

C’est aussi la chance du français, du moins dans l’état actuel de la géopolitique mondiale et c’est précisément ce qui dessert l’allemand, qui est une langue dont l’implantation est exclusivement européenne. Toutefois, si de toute évidence, l’avenir du français, en Europe même, est dans le Sud et en particulier en Afrique, encore faudrait-il savoir si, dans les décennies à venir, la politique française saura faire face à ce défi. C’est assurément à ce problème que la France, mais aussi les Etats francophones du Nord, devraient s’attaquer au lieu de livrer des combats d’arrière-garde sur le terrain des seules organisations internationales ou en tablant sur des alliances latines, qui ne sont que des oripeaux pitoyables dont on tente de couvrir la bonne vieille et illusoire rivalité avec l’anglais.
Conclusion

Les deux aspects choisis ici pour approcher la situation de l’Europe face à la mondialisation ne sont évidemment pas sans rapports. Les universités sont nées en Europe et elles constituent, sur le marché mondial de l’enseignement supérieur et de la recherche, un atout capital dont il est clair que l’Europe ne tire pas tout ce qu’elle devrait. La réflexion commune engagée par l’UE est assurément une condition nécessaire pour pénétrer le marché mondial, mais elle n’est sûrement pas une condition suffisante. Dans les perspectives intra-européennes, la diversité linguistique de l’Europe est un obstacle de taille. Les stratégies pour le surmonter sont sans doute multiples, mais, comme toujours, la plus mauvaise est très certainement de feindre d’en ignorer l’existence.