Créations

L’organe de la lecture

Je ne lis qu’au petit coin, c’est l’endroit où les mots me dérangent le moins. Je peux même avancer qu’ils m’aident. En effet, j’ai déjà lu maintes fois les trois ouvrages qui composent ma bibliothèque, « Une aide-soignante dans le Grand Nord » d’Anne-Sylvestre Bachy, « Les infinis développements du moteur à réaction triphasée », de Philippe Michot, et enfin « Contaminations » de Fred Romano. Ils n’ont heureusement plus rien à m’apprendre. Par conséquent, ces livres ont développé un aspect utile, au-delà de leur vocation première, purement suggestive et, de ce fait, marquée au coin de l’ambiguïté. Ils ne remplissent plus donc qu’une espèce de fonction mnémotechnique, indispensable étape dans le cours de mon – difficultueux – transit intestinal. Durant ses plus fructifères transes, je mémorise des lignes ou des passages entiers, voire, selon le délai de déchargement, des chapitres. Les jours où en revanche les choses se tassent, je relis ces passages, parfois à voix haute. La sensation de détente qui m’envahit alors est-elle due à la bienheureuse somnolence accompagnant tout acte routinier, ou encore (et c’est là ma théorie personnelle) à une authentique mémoire sensorielle de mes tripes, qui en l’occurrence réagissent à cette lecture qui ne m’émeut plus, et se contractent, comme en souvenir ? Je n’ai jamais réussi à le déterminer avec certitude, et de surcroît je ne cherche pas à le faire, me contentant d’admettre avec placidité et reconnaissance ce miracle transfigurant mes matinées. Cependant, l’idée de la dichotomie tripes-sensibilité intellectuelle me séduit infiniment, elle exprime jusqu’au vertige la sensation que j’éprouve alors, car je peux sentir l’instant précis où un mot dénoue, par un procédé mystérieux, un boyau où s’était accumulée toute la retenue. La lecture, dans ses plus dignes habits, travaille mon corps, car mon esprit est absent depuis si longtemps.