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Leçon d’écriture n° 2 : “Le Salon du Wurtemberg” de Pascal Quignard

Lorsque paraît  Le Salon du Wurtemberg, Pascal Quignard (né en 1948) a déjà beaucoup publié, trois « romans » chez Gallimard ainsi que des essais, plus une traduction (l’Alexandra de Lycophron), chez d’autres éditeurs. C’est néanmoins par ce livre-là qu’il commence à être reconnu comme l’un des grands noms de la littérature française contemporaine. Présenté, sur la couverture, comme un roman, Le Salon du Wurtemberg raconte sur le mode chronologique une tranche de vie, celle d’un musicien, depuis la fin de son service militaire, en 1963, jusqu’en 1986. « Récit » semblerait alors plus approprié pour caractériser un livre qui ne rapporte que des événements très banals – une famille, l’amitié, des amours, l’adultère, des maisons, une carrière – et qui, par ailleurs, est plus ou moins directement inspiré par les expériences personnelles de l’auteur. Comme le narrateur, en effet, l’auteur est l’héritier d’une lignée d’organistes ; il est musicien, joue du piano, de l’orgue, du violoncelle ; il est vaguement anorexique, sujet aux dépressions et, naturellement, il écrit.

Nombriliste et dépourvu du moindre personnage héroïque, Le Salon du Wurtemberg s’inscrit sans ambiguïté dans le courant d’une littérature contemporaine dont le lustre a quelque peu pâli, récemment, mais qui continue à fournir le plus gros contingent des « romans de la rentrée »[i]. Un tel genre littéraire ne peut compter attirer le lecteur par les subtilités de l’intrigue ou les hauts faits (dans le bien ou le mal) de ses personnages.  Le succès – lorsqu’il est au rendez-vous – repose sur deux ressorts principaux : élégance formelle et acuité psychologique. Les deux sont bien présents chez Quignard qui joue également sur un troisième registre : la nostalgie. Son narrateur n’a guère d’aptitudes au bonheur ; il est tourné vers son passé ; il déplore la fuite inéluctable du temps ; il constate que les gens qu’il a connus sont morts ou abîmés par l’âge. Son seul plaisir est de se les remémorer tels qu’ils furent, ou d’évoquer les objets, beaux ou laids, le plus souvent triviaux qu’il associe au temps béni de la jeunesse : La 4 CV Renault qui « fouinait, cherchait les criques sous les pins, comme un chien truffier des truffes sous les chênes verts » (p. 70). Le « ruban [de réglisse] noir comme endeuillé… dont le cœur était une perle de nacre, le ruban de velours lové sur lui-même comme un serpent égyptien » (p. 52). « Un vieux fourneau qu’il fallait tisonner, dont il fallait ôter les couronnes concentriques de fonte avec un crochet » (p. 120). Une brouette dans laquelle ses sœurs le promenaient, enfant : « le bois épais, usé, foncé, doux, la roue cerclée de fer et ses cris déchirants, les longerons telles (sic) des barrières immenses, le fond enfin un peu poreux sentant la terre ou les feuilles mortes humides » (p. 57).

Bien que le narrateur soit musicien (traducteur de biographies des grands compositeurs, professeur  et concertiste) la musique ne tient qu’une place incidente dans le récit, et davantage, à vrai dire, comme labeur que plaisir. A croire qu’il affectionne davantage les instruments anciens dont il fait collection que les sons qu’ils produisent. En tout état de cause, peu de choses le retiennent à la vie. Certes, il y a le désir et l’amour. Mais ceux-ci sont par nature éphémères. Un rien et ils s’éteignent. « Je cessai de l’aimer un soir – sans que j’aie su alors que j’avais cessé de l’aimer, je ne sais plus quel pouvait être au juste ce soir – mais un soir il arriva que nous nous heurtâmes les dents » (! – p. 151). Ou plus simplement, à propos d’une autre femme : « Tout bonnement nous ne concevions plus beaucoup d’intérêt l’un pour l’autre » (p. 246). Ou encore : « L’amour que je portais à Yvaine et qu’elle me porta fut d’une ferveur sans pareille et d’une brièveté sans égale » (p. 324).

L’amour, en outre, ne semble guère compatible avec la jouissance. « Nous nous aimions alors plus que maladroitement et dans l’angoisse – comme tous les êtres qui se détournent du plaisir et prétendent à l’amour » (p. 106). Le résultat n’est guère plus encourageant lorsque le narrateur cherche à adopter un point de vue plus optimiste: « Cependant nous nous aimions. Beaucoup d’heures étaient douces. Nous partagions nos angoisses vaines, nos remords peu nourrissants, nos craintes. Nous rigolions » (p. 128).

Avec l’enchaînement inexorable des années, les corps sont de moins en moins désirables, l’envie même d’aimer s’étiole. « Nul ne peut trouver d’attrait à la lente et profuse et généreuse progression de ce qui le dégrade [le corps] et dont tout ne cesse de remettre devant les yeux le caractère irréparable et mortel… L’impudeur et la connaissance que donnent l’âge et l’habitude permettent parfois de pallier la déficience du désir mais on ne peut toujours se morigéner et exiger de soi que la mort soit un attrait » (p. 308).

Comme nombre de dépressifs, le narrateur est au moins capable de se moquer. L’humour vient atténuer l’effet d’un pessimisme souvent cruel. « Il est assez désagréable de mettre à nu que notre désir ne correspond jamais à aucun être désirable qui le susciterait. C’est parce que notre désir avait crû, qu’un être qui se trouvait près de nous était devenu tout à coup désirable. Et autant que nous l’avions trouvé désirable, nous l’avions rêvé. Comme nous avions été rêvés[ii] » (p. 249).

Plus Quignard est méchant et plus il s’amuse, dirait-on. Les commerçants ont pour lui une « profondeur cupide, hébétée et vivante » (p. 226). Les hommes préhistoriques étaient « nus et grelottants et simiesques » (p 117). Un beau-frère du narrateur est « industriel, boursier, pompeux, terrible en affaires, surabondant de religion et de morale » (p. 232).

Une demoiselle Aubier, vieille bourgeoise accueillante, est particulièrement chargée d’alléger l’atmosphère souvent pesante du Salon du Wurtemberg, grâce à des formules aussi pittoresques que surannées. Des maximes du genre : « Chacun a le devoir de beurrer sa tartine » (si je ne m’occupe pas moi-même de ma renommée, personne ne le fera à ma place, p. 68) ou, à l’intention des procrastinateurs en tout genre, « Le chemin de Tout-à-l’heure et la grand-route de Demain mènent au château de Rien-du-tout » (p. 47).

Et l’érotisme ? Faute de nouer de vigoureuses intrigues, la littérature contemporaine regorge habituellement de ces scènes que jadis on aurait dites osées. Rien de tel chez Quignard qui va même jusqu’à soutenir qu’il n’y a « pas de langue pour décrire l’amour, la beauté d’un corps, le souvenir de gestes indécents et miraculeux et communs à tous[iii] » (p. 123). Il sait néanmoins peindre le désir, comme le prouve le passage suivant :

« Elle se sépara de moi et répéta : ‘’J’ai envie de me déshabiller’’. Je dis ‘’oui’’ et la gêne, ou le désir, cassait ma voix. Elle me regardait avec une impudeur, un éclat qui ne sauraient se décrire, la tête penchée sur l’épaule. Je regardais sa robe, ce grand morceau de soie noire qui tombait ; il se plissa à ses pieds ; il était tiède et doux encore des formes qu’il avait dérobées à la vue. Puis je levais mon regard sur Isabelle et je ne puis dire combien ce corps était beau et combien je l’aimais » (p. 98).

Il est vrai qu’il ne va pas plus loin dans la description de l’« acte de chair », en dérivant immédiatement vers quelques considérations désabusées qui se terminent sur ces mots : « sans cesse nous touchons du doigt, jusqu’à la rage, que notre sexe, seul, n’a pas de sens » (p. 99).

Quignard décrit dans l’amour tout des sentiments confus qui l’accompagnent mais pas ses manifestations animales, les peaux qui se frottent, les sexes[iv] amalgamés, les humeurs qui se mélangent. Est-ce, comme il l’affirme, simplement parce qu’il ne trouve pas les mots pour le dire, ou est-ce plutôt chez lui pudeur, ou raffinement ?  Il faut avouer que la retenue dont il fait montre est plutôt rafraîchissante et que le voile de silence jeté sur des scènes qui sont devenues des poncifs de la littérature contemporaine, ajoute à son récit une part de mystère[v].

Pascal Quignard ne s’est pas arrêté d’écrire après Le Salon du Wurtemberg, même si cet ouvrage demeure l’un des plus marquants dans sa bibliographie. Rappelons simplement ici les huit volumes de ses Petits Traités (1990) et la série en cours intitulée Dernier Royaume[vi]. Et l’on oubliera d’autant moins Tous les matins du monde (1991), le roman adapté au cinéma par Alain Corneau, qu’il est annoncé en quelque sorte dans Le Salon, puisque l’histoire tumultueuse entre les deux héros des Matins, Marin Marais et Saint-Colombe, s’y trouve déjà esquissée (p. 216-218).


[i] 700 nouveaux romans – dont 500 français – publiés lors de la rentrée littéraire de septembre 2010 en France.

[ii] « Rêvés » avec un s final plutôt incongru ici. Il reste curieusement des fautes dans cette première édition (comme, supra, « telles » au lieu de « tels ».

[iii] On notera dans cette phrase l’enchaînement de deux formules ternaires, la seconde étant soulignée par l’adjonction d’un premier « et » entre les deux premiers termes (« indécents et miraculeux »), un procédé déjà rencontré plus haut (« nu et grelottants et simiesques »), particulièrement cher à l’auteur.

[iv] Quignard souligne justement l’impropriété et l’ambivalence du mot. « ‘’Sexe’’ est trop aseptique et presque asexué et, désignant indifféremment deux mythologies qui s’opposent, il ne pourvoit pas là de ce qu’il ôte ici » (p. 123).

[v] Si la retenue manifestée par Quignard relève bien d’une forme de pudeur, elle n’implique aucun désintérêt de sa part à l’égard du sexe. En témoignent, sous sa plume, divers ouvrages savants comme, par exemple, Le Sexe et l’Effroi (1994) qui présente l’analyse détaillée des comportements sexuels et de leur signification dans l’Antiquité romaine.

[vi] Les Ombres errantes, le premier opus de cette série, a été couronnée par le prix Goncourt en 2002. Le dernier volume publié, La Barque silencieuse (tome 6), date de 2009.