Mondes européens

“L’atelier” de l’archéologie humaine

Jean Genet pose pour Alberto Giacometti de 1954 à 1958, période où le dramaturge vit une passion avec Abdallah, période aussi où il récrira plusieurs fois Les Paravents (LP) (ou Les Mères, pour le premier manuscrit datant de 1958) tout en faisant des voyages avec ce déserteur en Hollande, en Suède, en Corse, en Turquie et notamment en Grèce.

Mais qui est Alberto Giacometti? Ce peintre et sculpteur suisse, Fils de Giovanni Giacometti est né en 1901 à Stampa (Grisons), et décédé en 1966 à Coire (Grisons). Il fréquenta l’école des arts et métiers de Genève. Après un séjour d’une année en Italie (1920-1921), où Giovanni Cimabue (V.1240-apr 1302), Giotto di Bondone (v.1266-1337) et Jacopo Robusti, dit le Tintoret (v. 1518-1594) le frappent par cette capacité de donner aux impressions rétinienne une valeur tactile et c’est précisément là ce qu’avait fait le Florentin Giotto. C’est aussi ce qu’à appris le lettré arabe Alhazen (mort en 1038), au monde occidental du Moyen Age, à distinguer, dans la perception, l’intervention de trois éléments : la sensation, les données acquises, et le résultat perçu.

Ce qui attire certainement Giacometti dans le Jugement dernier (peinture murale de la chapelle d’Arena, à Padoue, vers 1306), c’est un détail surprenant : au bas de la croix soutenue par deux anges deux pieds se détachent avec également les deux mains appartenant à un corps invisible, probablement ceux d’une âme défunte qu’éveille la trompette de Jugement et qui, pour échapper aux démons entraînant les âmes en enfer, a cherché refuge derrière la croix. Cette attirance, nous la retrouverons chez Giacometti dans son travail du détail de la perspective 1922, il gagnera Paris pour étudier chez Archipenko et Bourdelle deux maître sculpteurs du Paris de “la Belle époque“. En 1925, il partage son atelier avec son frère Diego (1902-1985), qui lui servira de modèle après 1935, année, où il centrera, pendant huit ans, ses recherches sur la représentation de la figure humaine presque exclusivement en sculpture. Sa peinture se rattache au néo-impressionnisme, il se rallie quelques temps (1925-1928) au cubisme, puis en 1930, au surréalisme (femme, 1926). Mais la puissance et l’originalité de son tempérament lui rendirent l’orthodoxie surréaliste rapidement intolérable. Dès 1945, il revient de façon constante aux expressions picturales et graphique : dessins, lithographiques et eaux fortes, illustrations d’André Breton, l’Air de l’eau de G. Bataille, Histoire de rats de René Char, Poème des deux années d’Eluard et enfin une importante série de peintures comprenant de nombreux portraits de sa femme et de son frère Diégo.

Monochromes – gris – dominés par les éléments linéaires qui articulent l’espace, ses dessins et ses peintures prolongent et aident à définir son œuvre de sculpteur. Comme lorsqu’il créé dans trois dimensions, Giacometti organise et construit le dialogue dépouillé de la figure et de l’espace dans une relation qui tend à l’absolue vérité et à l’unicité du sujet (La mère de l’artiste (1950) et Diego (1951) . son œuvre se manifeste comme une totalité qui met en cause le sens même de notre existence : ces innombrables personnages, têtes, bustes, qui nous percent de leur regard intense au point que l’on craint de les approcher , surgissent dans leur immédiateté, comme un cri désespéré, comme l’expression la plus humaine d’un monde qui se disloque, entraînant avec lui une humanité décharnée, déjà pourrissante.

Monochrome et grisaille sont des mouvements, des gestes de peintres qui tentent de valoriser l’irréelle réalité de la peinture. Une peinture inachevée peut stimuler l’imagination du spectateur et l’amener à projeter des formes inexistantes. Pour que se déclenche le mécanisme de la projection, deux conditions, remarques E. W. Gombrich(1), sont apparemment nécessaires :

                   « L’une est que le spectateur ne puisse avoir de doute sur la façon dont il lui sera possible de combler les lacunes ; en second lieu, il devra disposer d’un “écran” une surface vide et mal définie sur laquelle il sera à même de projeter l’image attendue » (P.261).

Et les artistes de l’Antiquité avaient une parfaite connaissance de moyens susceptibles de stimuler les “facultés d’imitation”. La vue des peintures murales de Rome et de Pompéi peut confirmer cette impression d’une maîtrise souveraine de l’illusion artistique.

La grisaille qui entoure la maison de Livie, mère de l’Empereur Tibère, avec ses indications de formes nettement accusées et ses espaces vides, attendant d’être comblés par notre imagination à l’ouvrage, montre que les décorateurs de cette période savaient se servir avec une habileté étonnante de ces procédés du jeu de l’évocation.

Giacometti porte le mélange du blanc et du noir au niveau des contrastes, et cette légèreté de l’accentuation de la luminosité qui transforme le geste d’une main portant un crayon ou s’exécutant sur un marbre glacé et un corps vivant.

Le mythe de Pygmalion s’ingère d’une façon qui retint l’attention des plus grands artistes de l’antiquité et par la suite ceux du Moyen Age et même de la Renaissance notamment Italienne, accompagnent la promesse d’une création artistique pleine d’espoirs secrets et de craintes. Ce qu’a fait dire à un jeune peintre anglais que :

                   « L’acte de création en porte la promesse que l’on sent disparaître à mesure que le travail s’avance. Car le peintre prend alors conscience qu’il ne peint pas autre chose qu’un tableau. Auparavant, il avait presque espéré que cette image allait prendre vie ».

Dans cet univers de l’illusion, le spectateur explore l’ensemble incohérent des formes et des couleurs en le soumettant à l’épreuve d’une cohérence logique, en le centrant dans une certaine forme quand la conformité de l’interprétation a été reconnue.

Mais l’exemplarité d’un Giacometti réside dans la pertinence de ses recherches du dessin à la sculpture. Son art graphique est un exercice qui l’accompagne partout où il exerce son regard : au musée, où il aime “copier”, dans le lieu clos de l’atelier, face aux modèles, aussi bien que dans la rue et dans les cafés du Paris sans fin. L’un de ces modèles/spectateurs soumis ‘un de ces modèles/spectateurs soumis à l’épreuve de l’œil comme une totalité regardante et non uniquement une valeur pour un regardé, fût Jean Genet qui insista dans son journal sur l’artiste à l’œuvre dans son atelier olympien, sur le blanc de la feuille, où l’espace circule, un blanc que le sculpteur aurait ciselé. Tant il scintille comme la facette d’un diamant.

« L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose afin qu’elle les illumine »(2)

Cette découverte remonte chez Alberto Giacometti dès l’âge de douze ans où le premier effort est à la source de toutes ses futures recherches, une copie d’une gravure, pas n’importe laquelle, l’une des plus savantes, l’une des plus tendues et secrètes que l’on puisse imaginer dans l’histoire de l’estampe et qui le fascinait : Le Chevalier, la Mort et le diable, d’Alberto Dürer. Et choisissant cette image, c’est probablement en raison de cette démarche têtue et compacte qui mènera l’adulte à lutter contre désordre et les défaites de l’existence. Certains motifs des burins de Dürer apparaîtront dans l’œuvre de l’artiste suisse, tel le chien, le cheval, et cette fixité de l’œil où se consume le regard.

Les personnages ont une présence physique indéniable puisqu’ils assument dans le même temps, le rôle d’entités spirituelles très marquées, symboliquement très marquées, au point de préciser et d’une façon bouleversante, le conflit entre l’action et la mort qui hantera par la suite la vie de Giacometti. Cette mutation artistique du peintre sera commentée par Genet en ces termes :

                   « (…) Il faut donc un art – non fluide, très dur au contraire – mais doué du pouvoir étrange de pénétrer ce domaine de la mort, de suinter peut – être à travers les murs poreux du royaume des ombres »

(L’atelier d’Alberto Giacometti, p.47)

En 1935, Alberto Giacometti rompt avec le mouvement surréaliste. Mais sa défection ne compromettra pas pour autant sa présence régulière aux expériences du groupe. Mais à l’été de cette même, il part à Maloja (sud-est de la suisse) en compagnie de Max Ernest : tous deux trouvent des pierres de granit du glacier de Forno, dont les formes naturelles leur révèlent de nouvelles possibilités plastiques, et qu’ils interprètent aussitôt. Alberto y conçoit sa sculpture “1+1=3” (malheureusement détruite). La roche dure à texture grenue dont le feldspath. Un des composants de cette roche magmatique, lui donne une coloration faible, mais elle surtout un solide matériau de construction que l’artiste décèle par son attention des formes humaines, animales et végétales qui lui inspirent toute une conception à son art. Graneu et gris sont une texture qui interpelle l’œil de Giacometti à se poser sur des visages, des épaules et des membres de tous ceux qu’il croise ou engage comme modèle.

«  Si je vois une tête de très loin, j’ai l’idée d’une sphère. Si je la vois de très près, elle cesse d’être une sphère pour devenir. Une complication extrême en profondeur on entre dans l’être »

Dira Giacometti à André Parinaud, (In revue Arts, N°273, 13-19 juin 1962) l’être devient transparent et il peut regarder à travers le squelette. Comme il est impossible de saisir avec l’œil l’ensemble des détails Giacometti fouille, enfoui et réfléchit en lui, grâce à son extrême sensibilité et la profondeur de son esprit, le spectacle de la courbe de l’œil, qui lui donnera de suite l’orbite, qui le portera à la racine, du nez, à la pointe et aux trous du nez pour avoir enfin la bouche. Le tôt donne un regard, sans se fixer sur l’œil.

La géométrie qu’évoque Giacometti est celle de la dispersion des objets dans un jeu, une danse, de poursuite de mise de mise en éclats de tout l’espace du monde. Ce dernier, Giacometti le réduit à l’espace d’un dessin sur une feuille, «  ce qu’il faut dire, ce que je crois, c’est que, qu’il s’agisse de sculpture ou peinture, en fait, il n’y a que le dessin qui compte ». Ecrira-t-il dans ses notes. Le dessin, cette ” autre respiration” formulait Jacques Dupint est une « langue première, qui a souffle et vie, geste et rythme » (Antonin Arthaud), qui serait peut-être aussi un repos une détente face à la merveille de la présence vivante.

Nécessité de constructive, l’impératif topographique est là, il trace sur la surface de la feuille des cadres, des grilles, des trajectoires, des lignes de fuite, mesurant des distances, qui établit des rapports, pointe des repères, des nœuds, qui fixe des lignes de niveaux auxquelles s’accroche, s’érige et se stabilise, la figure (Agnès de la Beaumelle). Une architectonique figurale définit une ossature : celle de l’ami dramaturge, Jean Genet.

“Le monde est bien un sphinx devant lequel nous nous tenons continuellement, un sphinx qui se tient continuellement devant nous et que nous interrogeons” (Giacometti, Carnets et feuilles, vers 1929)

Pour l’artiste, la simplification de la vision n’implique pas une simplification de la figure : elle porte trace de repentirs et de reprises successives. Réduite à l’os, au squelette, à la rouille, la sculpture rayonne la force ou la puissance de la chair qui était sa silhouette comme son nimbe invisible. Statuettes protocycladiques. Image du Ka (l’homme qui marche, 1947), tête de reine ou de pharaon, ce sont les lignes de tensions de la figure qui retient Giacometti à travers la position, le regard, le déséquilibre compensé par la marche : une synthèse de positions effacées sur l’allure d’une figure. Portraits et figurines. Portent l’artiste à une instance recherche sur la “vision totale, absolue” en attendant le “choc” de 1946.

                     «  Le vrai choc qui a fait basculer toute ma conception de l’espace et qui m’a mis définitivement dans la voie où je suis maintenant, je l’ai reçu en 1945 dans un cinéma (…) Bien entendu, le film n’a fait que concrétiser des aspirations confuses (…) J’avais tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous et qu’on ne remarque pas parce qu’on y est habitué. La profondeur métamorphosait les gens, les arbres, les objets. Il y avait un silence extraordinaire, presque angoissant (…). Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce, Alors, il est arrivé ceci : j’ai gardai la hauteur, mais c’est devenu mince…immense et filiforme(3) .

Une année après, il exécute ses premières grandes figures longilignes : Grande figure, Femme Leoni, l’Homme qui marche et l’Homme au doigt.

Genet écrira à ce titre,

                   « (…) Au peuple des morts, l’œuvre de Giacometti communique la connaissance de la solitude de chaque être et de chaque chose, et que cette solitude est notre gloire la plus sure » (p.48).

Et que ses statues appartiendraient à un “âge défunt”, que le temps et la nuit travaillèrent avec intelligence pour leur donner un air de douceur et de dureté “d’éternité qui passe», à Genet, Giacometti dira qu’un jour il était tenté de modeler une statue et de l’enterrer, défunte statue les gestes de l’artiste rejoignent celui de l’archéologue qui fouille la terre qui garde en mémoire la trace matérielle des actes commis qui la concerne par le biais de modifications de textures, de couleurs, d’aspect, etc. la fouille, cet acte serein et grave de mettre à jour l’agencement des couches du sol afin de reconstituer ce que le temps a protégé à travers temps, l’archéologie cet art qui livre le temps et ses successions dans le sens de ce qui est enfoui en terre attendant d’être livré à ceux qui sont sur terre. Ceux-là même devront creuser en profondeur, atteindre les racines historiques des temps les plus reculés de l’histoire des hommes.

La relation entre anthropologie et archéologie funéraire se nomme taphonomie, processus qui va du cadavre déposé aux vestiges découverts. Les vestiges qui nous intéressent sont ceux qui animaient l’œuvre d’un des plus grands artistes et l’un des meilleurs écrivains de langue française.

 

  1. Les Paravents, au regard de Genet et de Giacometti

Dans cette pièce, l’organisation du visible est particulièrement complexe. L’image est toujours mobile, en perpétuelle récréation et constamment commentée par les personnages eux-mêmes. Questionnement. Genet n’approfondi – il pas sa réflexion sur l’image ? Et ne pourrait – on pas considérer les Paravents comme une pièce laboratoire de l’image. Une “pièce –atelier” même?

Les personnages, en plus, d’avoir parfois, l’apparence d’images fixées, installent leur mouvement, presque sculpté, dans une chorégraphie immuable. N’est-ce pas que la maladresse des croquis de la fin du Onzième tableau, contraste avec la précision des indications qui les précède. Une profusion de détails qui contribue   à éclairer l’unité des corps qui donnent l’impression d’un assemblage de pièces détachées (L.P., p160).

                           « Maquillages »

Une remise en question de l’art dramatique qui s’accompagne d’un intérêt pour les techniques plastiques. Warda incarne, ainsi la transformation décrite par Giacometti et relatée par Genet :

« Quand je me promène »

Warda est plus qu’une simple statue, elle est celle qui sculpte.

Giacometti, dans un entretien avec André Parinaud (Arts, N°873, 1962), et en réponse à la question s’il sculptait pour les yeux, répond :

« Pour les yeux. Uniquement pour les yeux J’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu – approximativement –un œil, j’aurais la tête entière. Il n’y a pas de doute d’ailleurs. Seulement, cela a l’air absolument impossible. »

Chose qui captive Genet dans les peintures et les sculptures d’un Rembrandt ou d’un Giacometti : celle de l’indifférenciation entre les êtres et qu’il relève dans ce récit du regard échangé avec l’homme dans le train

“L’œil du revolver a le regard du serpent”, dira Kadidja au quinzième tableau est cette altération du personnage par la perte du regard et la réduction de l’œil a un objet mort.

Saïd crève un œil à Leïla, partie de son corps n’étant, pourtant pas, dissimulé sous sa robe-cagoule, « et avec un œil, il va falloir descendre dans la mort » (à la fin des Paravents).

De l’anecdote de ce wagon de troisième classe qui l’a ramené de salon à Saint – Rambert –d’Alban, il en tire une révérence sur le moi hébergé dans un autre corps, et que chaque homme est semblable à tout autre à la certitude que tout homme est tous les autres,

« Ainsi chaque personne ne m’apparaissait plus dans sa totale, dans son absolue, dans sa magnifique individualité: fragmentaire apparence d’un seul être elle m’écœurait davantage » (Ce qui est resté d’un Rembrandt…).

Vu un constat soulevé à un moment où la crise spirituelle de Genet s’aggrava en étudiant le peintre qui montre la masse charnelle essentielle d’êtres humains qui sentent, et dont les corps sont chauds. Pour Genet le peintre hollandais dépouille ses sujets de tout détail purement anecdotique. Plus il ôte toute caractéristique, identifiable, plus ses sujets prennent poids et réalité.

« Mais il a fallu que Rembrandt se reconnaisse et s’accepte, comme un être de chair (…) de viande, de bidoche, de sang, de larmes, de sueur, de merde, d’intelligence et de tendresse,(…) chacune saluant les autres ». (Idem, p.28)

Francis Bacon confie à Sylvester David(4):

                           « Nous vivons presque constamment à travers des écrans – une existence derrière des écrans [a screened existence]. Et je pense parfois, quand on dit que mes œuvres sont violentes, que j’ai été capable le temps de lever un ou deux de ces voiles ou de ces écrans ».

Francis Bacon portraitiste, de M. Leiris, Giacometti le sera pour Genet, plaçons face à face les deux écrivains on n’arrête pas le rapprochement au seul objet “mesurable, la tête”, pour Giacometti, et la chair où s’implante la structure osseuse” pour Bacon, mais l’exercice des deux peintres est l’attention qu’ils portent sur ce morceau de réel qui “se densifie et par là devient quelque chose inconnu”.

Dans un récent DEA (soutenue en 1997) intitulé, « Les Paravents du regard des textes de Jean Genet sur Rembrandt et Alberto Giacometti »(5), nous lisons que

«  Le récit du regard échangé avec l’homme dans le train. Dans cette histoire en apparence extérieure à la relation d’art de Rembrandt et de Giacometti, on trouve présentés les éléments qui captivent genet dans les peintures et les sculptures notamment l’indifférenciation entre les êtres »

Où dans les sociétés d’hommes, les visages règnent, comme le notait Jean-Paul Sartre dans son article sous le titre “visages” (in revue Verve, N°5-6, 1939), où le corps est “serf”, son rôle est de porter comme un mulet, ” une relique creuse”

La tête, c’est “la transcendance visible”, une “idole ronde” ou encore “fétiche naturel”, un objet surprenant, “indécomposable”, orienter par le regard. On comprend là, combien l’œuvre de Giacometti fascina Sartre et probablement Aïda à formuler ses réflexions sur l’apparition de l’autre dans le champ visuel vide sur le conflit entre l’être et le néant et l’extraordinaire champ de forces attractives et répulsives qui passe dans le face à face et la “cérémonie de la rencontre” pour parler comme Genet.

Visages malmenés, effigiés étranges, la figure humaine n’a pas été ménagé par Giacometti qui avait le souci de marquer par son œuvre la place du modèle dans une hiérarchie sociale, au cœur d’un système historique ou religieux de référence. A part son veston et le poêle en arrière- plan, Jean Genet est entièrement détaché d’un contexte historique dans ce portrait que lui fera Giacometti en 1954. Genet écrit d’ailleurs:     « La connaissance d’un visage si elle veut être esthétique doit refuser d’être historique ».

Ce détachement, cette solitude qui s’inscrit d’abord dans la peinture. Un art où la violence est inscrite dans la réalité elle-même.

Pendant la seconde guerre mondiale, Simone de Beauvoir a rencontré Giacometti avec Sartre voici ce qu’elle rapporte de leurs entretiens

                         «  Un visage, nous disait- il c’est un tout indivisible, un sens, une expression, mais la matière inerte, marbre, bronze ou plâtre, se divise au contraire à l’infini: chaque parcelle s’isole, contredit l’ensemble, le détruit. Le point de vue de Giacometti rejoignait celui de la phénoménologie puisqu’il prétendait sculpter un visage en situation, dans son existence pour autrui, à distance, dépassant ainsi les erreurs de l’idéalismes subjectifs et celles de la fausse objectivité »(6).  

Genet confiait à Antoine Bourseiller, qui l’interrogeait en 1981, “J’ai encore dans les fesses la paille de la chaise de cuisine sur laquelle il m’a fait asseoir pendant 40 et quelques jours pour faire mon portrait

Que retient –t- on de ces propos ? En plus de la confiance et là l’admiration qu’avait l’auteur du Balcon pour Giacometti, une complicité et un témoignage d’étroite collaborations entre les deux artistes.

En 1957, où Genet était à Londres afin d’assister à la première de sa pièce le Balcon, confiait à Giacometti d’avoir fait une rencontre qui est à l’origine d’écrits comme l’Atelier d’Alberto Giacometti et le Funambule, puissant dans la rencontre Genet Abdallah.

Mais la correspondance, entre les deux artistes, atteste de la connaissance pénétrante et intime, qu’à Genet de l’art de Giacometti le dramaturge a parfaitement compris que sculpteur œuvre avec le temps et que la force du portrait tient à ses “merveilleuses transformations quotidiennes“. Quand il dit que, vues à distance, “les statues sont d’une force terribles”, Genet laisse transparaître une fascination étrange, comme devant un art très éloigné de la tradition occidentale.

Giacometti, en effet ne cesse de se référer aux arts premiers, et dès 1951 il avait dit à Georges Charbonnier1 : “moi j’aime une sculpture de la Nouvelle-Guinée parce que je la trouve plus ressemblante à n’importe qui, à vous, à moi qu’une tête Gréco-romaine ou qu’une tête conventionnelle“.

De même pour les figures africaines dont

                   « Les proportions (…) avec leurs grosses têtes et leurs jambes courtes, ont été, en général, mal comprises ». (D. Sylvestre)

Des figures qui représentent ce que l’on voit réellement quand nous nous tenons en face d’une autre personne lors d’une conversation et

«  Que sa tête est agrandie par le fait qu’elle nous fait face alors que ses jambes sont réduites par l’effet de raccourci » (Giacometti)

Le rapport de Giacometti à ces arts, d’abord fait d’emprunts de formes ou de thèmes plastiques ( couple, femme cuillère), devient au début des années 1930 plus profond en ce que les rapprochements dont il joue et qu’il réalise ne mènent pas à un syncrétisme formel, ni à un éclectisme, mais lui servent à questionner ce qui est art en occident et ce qui est art pour “les autres”, ce qui est au cœur de l’activité artistique et traverse les religions et les pouvoirs sous les aspects de la peur, du rêve et de la sexualité.

Christian Zervos(7) directeur de la revue Cahiers d’art, écrivain en 1927 :

«  Ce qui s’est produit il y a vingt ans pour les sculptures nègres, c’est ce qui se produit actuellement avec l’art mélanésien et précolombien ». (8)

Giacometti, de son côté, est moins fasciné par le musée de Trocadéro, “musée affreux” aux “mannequins mités” que découvre Picasso en 1907, que par l’exposition d’objets océaniques à la galerie surréaliste en 1926.

L’intérêt de Giacometti et sa fascination pour les arts d’Océanie vont se fixer graphiquement lorsque, dans une sorte d’appropriation avide, il copie des reproductions photographiques, de sculptures océaniennes publiées par Ch. Zervos dans le N°2-3 de sa revue de mars – avril 1929. Luigi Carluccio a publié, en 1968, quelques-uns de ses dessins réalisés par l’artiste suisse. Ils révèlent le choix fait par ce dernier en fonction de ses propres intérêts plastiques. Son intérêt antérieur, pour l’art quasi abstrait des Cyclades (Grèce), l’amène à choisir des figures superposées, entassées, vraiment terribles et menaçantes comme les sculptures de prise grade en fougères ou les masques tiki et sepik (les îles des nouvelles –Hébrides).

Dans le « Musée imaginaire » de Giacometti, ce monde des copies, l’Océanie voisine avec l’Egypte et l’art européen, l’égyptienne Karomama avec la statue de culte de Nouvelle Guinée. Il est même arrivé à l’artiste de rassembler sur un même dessin trois têtes représentant les arts grecs, du Fayoum (Egypte) et d’Océanie.

Giacometti a été sensible à l’argumentation de Ch. Zervos dans son texte intitulé Œuvres d’art Océaniennes et inquiétude d’aujourd’hui. Il s’agissait d’une véritable exhortation et d’une bienveillante reconnaissance aux artistes de son temps, un appel tournant autour de la notion d’invisible, de ce qui continue par-delà le visible, de ce qui est en mouvement vers l’au-delà et ne peut être suivi que par l’imagination.

Zervos exprime un refus et de la “mécanisation” le souci de “vie intérieur”, oppose le “sentiment et l’imagination”, le “fait non voulu”, les “choses invisibles et incessibles”, la foule de choses que l’homme ne voit pas à ceux qui veulent rester dans les “limites et étroites de la forme”.

Zervos insiste beaucoup sur la croyance magique de l’artiste des Nouvelles – Hébrides : « Le défunt continu, croit – il, à exercer son activité parmi les vivants » ; il trouve riche de potentialité créatrices “cette croyance à une vie future qui continuait la vie présente”.

L’art funéraire et magique océanien permet à l’artiste lui-même et à ceux avec qui il s’entretient de comprendre de quelle réalité vivante, et toujours menacée par la mort, il s’agit de rendre compte. Non une question d’imitation, mais d’évocation, au sens fort du terme. Ajoutons que l’artiste avait vécu la mort du jeune bibliothécaire Van Meurs, plus tard encore il s’est confronté de près à la mort de deux autres personnes, dont le fameux T. 1. Depuis il n’a pu que se réveiller à la vue de tant de morts déchiquetés par les bombes pendant l’exode de 1940.

Dès 1947, Giacometti réalise trois (03) œuvres des plus significatives [Têtes sur tige, La Main, Le Nez] disant la multiplication, la fragmentation et l’interrogation du corps mort, d’une humanité en lambeaux, suspendue sur le vide du néant.

Si Tête sur tige est une réponse aux crânes sur modelés d’Océanie qui étaient travaillés à même l’ossement et comme reconstitués, le Nez est un écho aux crânes d’ancêtres et aux trophées, Pour La main, il faut avancer une piste, bien prudente, que suggère Pierre Loeb. Le marchand de Giacometti. Des années surréalistes.

Dans « Une Main », chapitre de son livre Voyage à Travers la peinture publié par Bordas. en 1946, P. Loeb parle d’un “avant – bras avec sa main” de l’île de Pâques en bois, “spectre ou Fétiche de sorcellerie“, mais “un peu plus petite qu’une main d’homme normal” mais pourtant d’un réalisme saisissant, d’une sensibilité exceptionnelle, dégageant une impression de solitude.

La Main qui surmonte un portrait de Loeb (crayon, 1950, surmontait un autoportrait d’Antonin Arthaud que possédait Giacometti dans son atelier rue Hyppolite Maindron (Paris 14è), faisait partie d’un bras qui est un bronze de la Main sculptée par Giacometti en 1947. Mutilation et écorchement s’associent à cette fascination qu’a Giacometti pour l’art Océanien. Une fascination pour la greffe de l’extrême vivant, le regard, sur l’extrêmement mort, la tête réduite au crâne.

A Charbonnier Giacometti dit que ce qui fait la différence entre mort et un vivant, c’est le regard, d’où l’intérêt, pour lui, de sculpter un crâne mort : “On a la volonté de sculpter un vivant, ce qui le fait vivant, c’est son regard”.

Dans les sculptures des Nouvelles – Hébrides, le vraie le plus vraie même est le fait qu’elles possèdent se regard : «  Ce n’est pas l’imitation d’un œil, c’est là bel et bien un regard. Tout le reste est le support du regard ».

Sur une tout autre aire géographique, Giacometti fût attiré par la sculpture égyptienne. Notamment le Scribe, dont on a reproduit les yeux avec du verre ou avec des pierres.

                       « On a imité au plus près possible l’œil même Mais le Scribe ne vous regarde pas. Il a un œil en verre (…). Cela gêne, malgré l’admiration que l’admiration que j’ai pour le Scribe. Giacometti relèvera la contradiction entre le sculpteur des Nouvelles – Hébrides qui “arrive à donner le regard sans imiter l’œil ».

Plus que le sculpteur égyptien. Le sculpteur d’Océanie n’a fait que mettre et traduire de la sensibilité et de l’intelligence, ” dans le fait qu’il a fait un regard”. C’est là que Giacometti a cette phrase fameuse :

                       « C’est la tête qui est essentiel. Le reste du corps est réduit à l’état d’antennes ».

Pour un homme d’écriture le choix est excellent sur un plan symbolique. L’éloge attesté à Giacometti sous la plume de Genet dans un captif amoureux (1986) :

« C’est vers minuit que Giacometti peignait le mieux. Pendant le jour il avait regardé avec une intense fixité – et je ne veux pas dire que les traits du modèle étaient en lui, c’est autre chose – chaque jour Alberto regardait pour la dernière fois, il enregistrait la dernière image du monde ».

Sur ce portrait le regard du dramaturge est celui des crânes sur modelés, des masques Sepik comme celui que Giacometti a dessiné. La couleur, ce rouge qui sourd du visage est le tatouage jusqu’aux yeux sous l’arc des sourcils comme étirés vers le bas du visage, évoquent les cellules en amande de crâne sur modelé. Visage et regard à rapprocher des arts de haute magie, cette “expérience du regard” qui permet un regard d’après la mort qui associe le monde de vivants et celui des ancêtres :

« L’effet de pur présence est dépassé par l’effet d’adresse, entendue comme un échange de regards » (9)

Mais c’est aussi le regard de Genet et de ses réflexions qui se posent devant les œuvres de l’artiste telle une pièce de théâtre. Il a d’ailleurs fit l’objet d’une mise en scène.

De ces moments de pose pour Giacometti, Genet écrit L’atelier d’Alberto Giacometti, un récit étalé sur plusieurs années, retravaillé à la façon d’un journal, de notes, remarque, sans cesse reprécisées ou approfondies, entrecoupé de dialogues avec l’artiste(10). C’est la description magistrale d’un être singulier qui rejoint Genet dans ces questionnements sur l’art, la représentation de la réalité, la forme le mystère de chaque être dans sa solitude. Genet écrit qu’il “tente surtout de préciser une émotion, de la décrire, non d’expliquer les techniques de l’artiste”. Tous les deux se livrent, se confient, ce qui en fait un texte essentiel de théâtre, récit et dialogues mêlés.

Le metteur en scène Philippe Chemin évoque sa rencontre avec l’œuvre de Giacometti.

                     « J’ai découvert l’œuvre de Giacometti grâce à la grande exposition rétrospective de 1991 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Ce fut un énorme choc émotionnel. Dans les dernières salles il y avait des images statues qui imposaient une telle force. Un tel mouvement dans leur immobilité, que je suis resté médusé devant une telle charge de vie et de paix. Depuis il me semble que je n’ai pas passé un jour sans penser à ces statues. J’ai cherché à connaître l’homme et sa démarche …Depuis l’initiation à la peinture par son père Giovanni, peintre postimpressionniste, (…) jusqu’à son énorme bouleversement pendant une projection des actualités dans un cinéma de Montparnasse… »

Philippe Chemin fat regarder et écouter des êtres sur la scène, c’est la découverte de l’inconnu mais aussi, le retour au réel dans un monde désincarné. Dans l’espace-temps du théâtre, un visage, un corps, une voix fait mystère.

Dans son essai sur Giacometti Les dimensions de la réalité, aux éditions Skira, Thierry Dufrêne écrit qu’on peut rapprocher les figures de Giacometti du théâtre contemporain : Beckett, Genet, Robert Wilson…

L’Atelier, livre de réflexions de l’ancien “Locataire” de la “ferme” de Mettray, sur les œuvres de l’artiste helvétique est une œuvre de théâtre. Une pièce à deux personnages principaux avec un nombre important de personnages secondaires. Dans cet “espace très particulier”(Genet), Sartre converse avec Genet, le professeur-ami japonais Yanaihara qu’une tirade-récit évoque, l'”abjecte” Jouhandeau, Frédéric II dialoguant avec Mozart, l’anonyme Arabe aveugle et misérable que rencontrent les deux artiste au café et plus loin dans le livre une allusion de Giacometti à une vielle mendiante.

Depuis 1949, Genet n’avait plus rien écrit après Le journal du voleur. La vaine romanesque se tarie, amis l’expression dramatique se renouvelle avec force dans Les Bonnes(LB) et LP avec une formidable présence des sculptures de Giacometti, qui mettait en scène par l’usage de socles et de niveaux différents des corps objets au sens d’une réalité violente et émotive.

 

 

 

 

Note :

  1. J Genet, l’Atelier d’Alberto Giacometti, Lyon-Paris, l’Arbalète Gallimard, 1958, p.42
  2. Jean Clay, “Alberto Giacometti : le long dialogue avec la mort d’un très grand sculpteur de notre temps”, Réalités, N°215, déc.1963
  3. David Sylvestre. Entretiens publiés en Français dans Francis Bacon : L’art de l’impossible, avec une préface de Michel Leiris, Genève, Albert Skira éditeur année ?!
  4. Mémoire de DEA de Melle Diane HUYEZ, sous la direction de J.P. Sarrazac, université Paris -3 90 pages
  5. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p.499-503
  6. David Sylvestre, en regardant Giacometti, Marseille, André Dimanche, éditeur, 2001, p60
  7. Né en Grèce en 1883, mort en 1970.
  8. Cité par Yves Bonnefoy, Giacometti, Paris, Flammarion, 1991, p 170
  9. Alberto Giacometti, le Rêve, le Sphinx et la mort T.”, texte paru dans Labyrinthe en 1946
  10. Hans Betting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p.187.sq