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Christian Prigent : dix questions

Christian Prigent : dix questions

« Premier matin par où commencer ? » (Commencement, POL, 1989, p. 11). Prigent ouvre son premier roman paru chez POL par une question. Il récidive dans Grand-mère Quéquette (POL,2003) avec un « Ciel, que vais-je dire ? par où commencer ? » (GMQ, p. 7) et cette première page étrange :

!

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…/…

!!!!!!!!

?????????? (GMQ, p. 11)

L’interrogation semble l’une des modalités énonciatives favorites de l’auteur. Lire Prigent revient à prendre acte d’une écriture inquiète, initiée par un vide symboliquement avoué au commencement de ses livres.

Ces interrogations reçoivent parfois des réponses. Ainsi le début d’Une phrase pour ma mère (POL, 1996) fait écho, mais sur le mode affirmatif, au « par où commencer » de 1989 : « ainsi je commence une phrase pour ma mère » (UPM, p. 9). Mais la certitude vacille vite. En 2003, puis en 2007, une « question » troue à nouveau les premières lignes des romans. Dans Demain je meurs (POL, 2007), le je-narrateur la laisse béer : « Question : la geinte vient des placards ou du lieu d’aisance ? Cherche pas à savoir  » (DJM, p. 9). L’écriture s’élabore ensuite en hors sujet et garde ouvert le vide inaugural : comme si la parole ne pouvait jamais apporter de réponse pertinente à notre affrontement au réel.

Au lieu de s’en désespérer, l’auteur assume cet écart. Il creuse la grandiloquence de ses gestes, comme dans le théâtral « Ciel, que vais-je dire » de Grand-Mère Quéquette.  Il tente ainsi de se rire de la posture inévitablement bouffonne, comme à l’opérette, de toute tentative d’expression. Lire Prigent, c’est s’adosser à cette modalité mobile, critique, inquiète, mais jamais tragique, de la parole. C’est aussi tenter de saisir le buisson de questions quotidiennes que posent ses livres et ses tentatives rarement heureuses, souvent ironiques et surprenantes pour y répondre.

1. Comment se lever le matin ?

« Drring drring combi cerveau : appel en urgence. C’est qui qu’interloque ? Quelle voix clame déjà dans du grésillon du fond du désert ? La Bonne-Mère ? Satan ? Les Légions ? l’Un ? le Tout ? Dieu-l’Impair ? Pimpon Phaëton avant crash qui crame ? […] Ou c’est le réveil mal dans son assiette qui lâche ses mâtins ? Ou piaf qui s’égosille qu’adviennent matines ? » (GMQ, p. 15).

On se lève beaucoup, chez Prigent.

Se lever, c’est entrer dans une langue (voire toutes les langues), pour sortir de l’état universellement grognant de l’être  humain oursifié par le sommeil : « Premier matin par où commencer bonjour mes beautés. […] Par où commencer ? Par les calculs, par les descentes peau d’ours du ciel au bas du lit ? […] Par l’accélération des vocabulaires qui montent avec les vélos dans les horaires moi je sortis de ma peau d’ours une langue elle fit sa petite affaire dès la première tartine » (C, p. 11).

2. Comment entrer dans la langue ?

« Pas si facile en fait de redémarrer les conjugaisons, les temps de l’action, la sortie des viandes hors des peaux de nuit fourrées chocolat. On se décrasse pas si illico. Tout ça, on, c’est pas si fissa hissé du massé poussier oursifié en nuit de volupté d’avant la pensée » (C, p.12)

Il y a, chez Prigent une seule et bonne manière d’entrer dans la langue.

De façon surprenante, c’est … en (r)entrant dans le corps primitif de notre être, dans notre corps de viandes. C’est en « hiss[ant] » dans les mots,  tout ce «  ça », tout ce « on » en nous par quoi nous désignons nos pulsions fauves (ce « massé poussé oursifié ») d’« avant la pensée ».

Comme le répète l’auteur dans Salut les Anciens, salut les Modernes (POL, 2000): « sous la langue bouge la bête, / écrire touche la bête » (SASM, p. 99).

3. Comment « toucher la bête »?

« Rrrrrr !! Mâhe ! Mmmmmm ! Am ! Monte, Alma ! Mousse, mamme ! Falbalas ! Ffffff ! Schhhhh ! Quoi, schhhhh ? Sprint Serpents ? Fuie d’Ourses, Cygnes, Chiens, Baleines, Lévriers, Taureaux ? Tohu & Bohu, tout beaux, hu-hu ! La paix, Chaos ! Des dents, c’est ça » (GMQ, p. 11).

Pour endosser notre corps de viandes souvent hurlantes de jouissance ou de souffrance, Prigent invente une parole « grand nègre »[1], à la syntaxe désossée, aux mots décomposés en machouillements parfois douloureux, empruntant aux patois enfantins ou régionaux, trouée de borborygmes quasi bestiaux ou encore surtendue par l’intensité des multiples évocations de bandaisons sexuelles.

Rimbaud sert lui de modèle pour « toucher la bête » par l’écriture : « il y a un son scandé obtus, collé au fond animal. […] Rimbaud le premier a vu cela : l’Autre est un porc. Je a charge, outre d’humanité, des animaux. […] Il a distendu et troué le tissu de langue qui fait sens pour la communauté des hommes et décor rhétorique pour sa culture. Par ces trous, il a vu ce qui grouille au fond infernal ou au ciel angélique quand se fissure le firmament « humain » des discours et des styles » (SASM, p. 100-101)

4. Peut-on « sous la langue, toucher la bête »?

Tout crasse ou

Crase,

Mots rares,

Affreuses phrases.

Qu’en dit la langue

Sinon la fange […]

L’effrangé historié. (« tRoma » (1980), in Presque tout, POL, 2002, p. 58-59)

« La langue » n’est jamais assez tirée vers l’agrammaticalité ou l’a-culturation bestiales, parce qu’elle obéit, par habitude (voire pas nécessité constitutive), à l’esprit rationnel qui analyse en qualités distinctes le senti et l’articule en phrases ou récits « historiés » :

Pour l’œil cervelé qu’on pose à des distinc-

Tions nulles

Il n’y a rien que du pensé poncé

Qui use […]

Et rate (PT, p. 63)

La langue ne touche donc pas la bête. Elle pose « plaf, écran total ! […] boum, panneau pétant de déclarations » (GMQ, p. 13) sur un « réel, frontal de lamentations » (Id.), qu’elle dénature, ô désespoir !, hors de sa sensualité massive, primitive.

5. Pourquoi écrire ?

« Aïe zut, djà la rouscaille : ça grommelle ronchon derrière du papier peint. En gros, c’est comme d’hab : jour démarre grincheux » (DJM, p. 9).

La mauvaise humeur hante l’écriture de Prigent. Elle traduit la conscience permanente de cet échec linguistique. On se lève donc souvent du pied gauche, dans le matin de la langue. Ainsi, dans Grand-mère Quéquette, le narrateur ne cesse-t-il de regimber, multipliant les « ah non » (GMQ, p. 11) ou « non, pas déjà coloris ! » (p. 12), parce qu’il est conscient que, avec les mots, « ça y est : fini la paix » (p. 13), au point de conclure : « Pour produire un pareil « torchonneux », « mieux vaudrait dire non » (p.14).

Pourquoi écrire, alors? « Si vous sentez pas cette difficulté, pas la peine de causer » (C, p. 12). Dans Le sens du toucher (Cadex, 2008), l’auteur s’explique : « On bâtit une fiction […] où le réel n’est pas touché, mais arraché en négatif à l’organisation des significations et dessiné en creux : en tant qu’intouchable » (LST, p. 31).

Inspiré par le psychanalyste Lacan, Prigent renverse en vertu le défaut de l’écriture. Son inexactitude même dira, de façon adéquate, la réalité du réel qui est de déborder toute nomination. Dans Le Professeur (Al Dante, 2001), l’écrivain peut donc avouer : « ce qui me fait bander c’est qu’il n’y a pas de langue pour la pensée outrepassée par la tension sexuée […] pas de langue pour l’infini dehors poussé dans l’infime dedans » (LP, p. 35). Dire le trou creusé par le réel dans le langage qui le manque devient l’objet d’une jouissance plus lucide que masochiste et la raison de l’écriture.

6. Comment exister face à la mère ?

« Ainsi je commence une phrase pour ma mère, ma mère, je me souviens, […] ici le mot le plus immonde, parce que le plus mou, le plus veule, le plus doucereux, le plus familial, ma mère » (UPM, p. 9). La mère est aussi présente que la langue, au centre de la scène d’écriture, mais comme repoussoir.

Pourquoi cette haine ? Dans Presque tout, Prigent a dénoncé une puissance mortifère, infanticide :

« (Je me souviens)

Ma mère me disait qu’il meure

Et je mourrais. (PT, p. 146)

Comment exister face à la mère ? L’auteur la métamorphose en mère-grand-mère (C, p. 119) ou la dénature en une mère-amante, incestueusement dominée par son fils :

La mère

Dessus

Par

Derrière

Acide cidre

J’urine […]

Je laisse tout côté réel

C’est bien l’imagimère […]

C’est jauni comme au fond

Dans l’étalage porno

L’enculée cul levé

De dos

Qui suce à terre un reste mou (Œeuf-Glotte, 1978, éd. TXT, p. 143)

Derrière la mère, l’auteur vise la langue-mère : « Je dis ma mère, je parle de tout ce qui fait qu’on habite la chair ici-bas sur terre comme les autres viandes mais avec des mots, […] c’est la boule que j’ai dans la bouche […] ça sort pas facile, ma mère » (UMP, p. 10).

En se posant comme amant actif ensemençant la mère, le « je » contraint la mère (personnage) à l’affection refusée dans la vraie vie et la langue-mère à se plier aux abîmes de son identité propre.

7. Comment exister face au père ?

« Faut pas se laisser aller, papa, papa, si t’es plus là c’est que t’es tout blanc […] d’accord j’ai dit, la boule de pleurs au creux du kiki » (UPM, p. 130). La référence imprévue au sexe (le « kiki ») trahit le scandale oedipien : le fils se pose en rivalité virile avec son père, lui qui s’est, peu avant, proposé en «  chevalier servant de sa Maman, […] petit mais costaud […] entre elle et son mâle » (UPM, p. 117).

Le fils fait donc tout pour évincer l’aura du père. Dans Une phrase pour ma mère, le narrateur évoque « ma loque de père » (UPM, p. 114) ou « ce quasi zombi, ce bourrelet d’absence autour d’un nombril » (p. 116). Dans Demain je meurs, « L’Interméde épique à Saint-Brieuc des Choux » (DJM, p. 71) ne porte le père, élu historique du bourg, au premier rang des héros « du onze mai » que pour le rabaisser aussi vite à une banalité peu glorieuse :

Et Aimé ? Et maman ? Leur rôle dans cette affaire ?

Ton père en ce temps-là était adjoint au maire, […]

Aimé était avec Édouard à Merdrignac,

Chez les instituteurs, à lamper du cognac (p. 83)

S’éclaire alors le choix de la situation romanesque retenue pour le livre, l’agonie et la mort du père : « Papa, là-haut, jonche en lit d’horreur comme feuille d’automne confite en son rhum de putréfaction sur grille de regard. […] Car le lit que j’ai dit, c’est couche d’agonie : c’est là où il va râler puis mourir. C’est pour dans sous peu, quasi ça immine » (Ibid., p.16). Sous prétexte de mythifier le père, le fils-écrivain le démystifie et réalise comme un mise-à-mort du nom civil historique.

Œdipe n’explique pas tout à fait tout. Par son métier (professeur de lettres), par sa culture (de l’Antiquité aux Surréalistes bretons, en passant par les écrits érotiques de tous les siècles) et par ses choix politiques (pilier du PC breton), le père était trop proche du fils. Alors, « quelle conclusion ? C’est que, si le Père engendre le Fils à perpétuité […] qui t’[a] modelé sur ce patron-là qui demeure en toi, […] ça corne panique dans tes tuyauteries sans répit » (Ibid.,p. 33)

8. Quel lieu « habiter en poète » ?[2]

« Berlin saisit et passionne. […] J’ai tant aimé, j’aime tant cette ville » (Berlin, deux temps trois mouvements, Zulma, 1999, p. 20). L’auteur ajoute : « Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive) » (B2T3M, p. 53).

La ville et même la très grande ville (Berlin, Rome ou Paris) permettent au narrateur de « retremper son âme et son  corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques : en somme on va renifler en [ces] ville[s] l’odeur d’humanité » (B2T3M, p.54). Ces villes excitent profondément le corps et rappellent notre part impressionnable, animale, étrangère à la pensée.

Elles favorisent le désir d’une expression à sa juste mesure de l’humanité émotive et aident le « je » à renaître à son « ça » oursifié. Ainsi, à Rome, « le matin, sorti du muscle, hissé de ça, dégorgé du tuyau, flocon d’Un dégoisé du Zéro, mousse de la masse nombreuse rameutée des gens dans le marron rêvé où s’informent les choses, nouant les qualités en quantités tassées, je me lève, dans l’huile arrosée qui commence, et, dans l’ocre sur la place aux palmiers, descends, pâle, dans l’âcre occupation, l’écrit » (C, p. 311-312).

9. Comment vivre en artiste manqué ?

« J’ouvre avec des hontes et prévision qu’il y aura sarcasmes porte-feuille où gît, […] extraits de mon pauvre génie. [ …] c’est carrés papiers pas mal rebiqués dans les encoignures et tout salopés avec des mouillures en forme de figures. Et quelques torchons sur cadre de bois un peu de guingois faits en découpé dans du sac à sucre » (GMQ, p. 188).

Prigent intitule ce chapitre « une carrière brisée » (Id.)

Dans Le Sens du toucher, il indique comment il a sublimé cette vocation manquée : « J’ai rêvé, je rêve toujours que l’écriture poétique ait, sur son lecteur, des pouvoirs équivalents à ceux de la peinture : cette rapidité et cette condensation de la perception qu’autorise la frontalité visible du tableau ; cette présence sensorielle (tactile, odorante…) immédiate ; […] si des tableaux sont régulièrement convoqués dans mes textes, c’est peut-être pour donner champ au rêve dont je parle : pour disposer le lieu (lice ou ring) d’affrontement du geste écrit à des échantillons de l’espace peint — qui le mettent au défi d’en faire, comme on dit, autant ! » (LST, p. 18).

En effet, dans ses opus, l’auteur multiplie ces références picturales. Le chapitre « Matisse en famille » de Grand mère Quéquette présente le cas exemplaire d’une ekphrasis, interrompant le récit des pérégrinations bretonnes du jeune narrateur avec ladite grand-mère : « Mais je suis tout rouge, le jardin aussi. Grand-mère est un rose niellé d’incarnat sur sa tige noire en forme de bicycle. Elle s’épanouit dans les rubiconds. […] Mais comment franchir ce mur de couleurs toute prêtes pour les colères ? Comment seulement même le blanchir pour poser crotilles de coulis à soi sur le paysage et y mettre la paix ? (GMQ, p. 182). L’auteur tente de s’approprier l’historique « Matisse, marqué Conversation, en 1911 » (p. 187), pour élaborer l’expression intensive d’un drame familial domestique : celui de la communication manquée ? Car les rouges « vermillon » intenses du jardin sont subjectivement raccordés  à des « colères » (p. 182) ou « touchent par couches de chaleur dans l’herbe avec les mouches » (p. 185). Aucun des personnages ne se parle, ni le « père », à gauche, figé dans « un pijama bleu avec des rayures verticales » (p. 182), ni « Maman, […] une dame au balcon assise  en raideur » (p. 183), près de la fenêtre à droite. Et « ça asticote les instincts qu’on a en creux de culotte et tortures de chair » (Id.).

10. Comment être d’avant-garde ?

« Écrire est une expérience et une posture décalées dans le monde. Les « grandes irrégularités de langue » tombent de cette posture » (SASM, p.106). En 1981, dans le numéro 13 de la revue TXT (qu’il a co-fondée avec J.-L. Steinmetz en 1969), Prigent a  précisé : « il n’y a pas de raison d’écrire que l’affirmation d’une particularité stylistique inouïe. L’avant-garde, c’est d’abord cela » (p. 3).

L’ambition d’exprimer le trou du réel  (corps, viandes, matières colorées des paysages, odeurs, touchers) produit cette « particularité inouïe de style » : une langue picturale, néologisante, bêtifiante, d’avant-la pensée rationnelle et tentant de tuer l’évidence de la langue maternelle acquise par l’éducation ; une langue monstrueuse qui multiplie les « étrangetés coriaces […] défi[ant] la lecture » (SASM, 1° de couverture).

Prigent libère ainsi le geste avant-gardiste de la modernité chronologique : il n’a plus d’âge et permet de n’être « pas assujetti à un académisme de formes — y compris “modernistes”[3] ». « Lucrèce, Jarry, Mallarmé ou Rimbaud » sont d’avant-garde autant que « Philippe Beck, Charles Pennequin ou Christophe Tarkos » (SASM, 1° couverture).

L’avant-garde est alors un mode d’être inchoatif, un état d’esprit inquiet qui invite le même écrivain à un constant renouvellement de ses formes littéraires. Depuis deux ans, Prigent délaisse le roman autobiographique (qui a fait sa renommée) et revient au poème de facture très classique, en quatrains de vers rimés, mais de langue dadaïque de type TXT, comme dans 104 slogans pour le Cent quatre (1% artistique de la Ville de Paris, 2008) ou Météo des Plages (POL, 2010) :

Boum ! (du bord de mer définitivement

Instable & sexyfuyant fixer l’infixe

Ment ((irait)), non ? D’où que niaises nixes

Et ris claboussent ici démesurément le plan ). (MP, p. 73)

Le retour aux vers réguliers rimés rompt avec l’obligation moderniste de prose et re-problématise, en 2010, l’expression adéquate du corps de viandes hurlantes ou désirantes.

Bénédicte Gorrillot

Université de Valenciennes-France


[1] J’emprunte l’expression à J.-P. Verheggen, dans Ridiculum Vitae, Paris, Gallimard, 2001, p.25 (1990).

[2] Formule reprise à J.-C. Pinson auteur de Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995.

[3] C. Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, Cadex, 2004, p. 114.