Mondes européens

Antoine de Saint-Exupéry: le philosophe de l’action

Saint-Exupéry et la philosophie de l’action

Comme Joseph Conrad en Angleterre ou Ernst Hemingway en Amérique, Antoine de Saint-Exupéry est l’un de ces écrivains qui puisent le matériau de leurs œuvres directement dans la vie. Ces trois auteurs ont un point commun : le fait d’être des hommes d’action avant d’être des hommes de lettres.

A l’opposé de l’idéal bourgeois de l’intellectuel, ils ont d’abord vécu avant d’écrire. Joseph Conrad, marin polonais, n’a connu le succès de librairie qu’à la toute fin de sa vie. Hemingway a participé à la première guerre mondiale avant d’écrire L’Adieu aux armes puis s’est engagé dans la guerre d’Espagne, qui constituera le matériau de Pour qui sonne le glas. Saint-Exupéry a été tout à la fois aviateur pionnier de l’Aéropostale, reporter et pilote de guerre. Tous trois auraient sans doute considéré que le droit d’écrire, comme celui de témoigner, ne s’acquiert qu’à condition d’être soi-même engagé, impliqué dans l’édifice d’une existence.

Le point commun de leurs écrits, c’est de parler de la vie dans ce qu’elle a de plus commun à tous les hommes, avec son cortège de difficultés et de soucis quotidiens. De ne pas se forcer à systématiquement parler des grandes choses en faisant de l’abstraction. Au contraire, le point central de leurs œuvres serait à trouver dans une valorisation de l’action, à l’opposé d’un psychologisme introverti.

Chez Saint-Exupéry, cette valorisation de l’action va encore plus loin que chez Hemingway ou Conrad et devient une véritable exigence morale : l’action, c’est à la fois ce qui définit un homme, en tant qu’homme et en tant qu’individu, mais aussi ce qui constitue son salut.

L’action comme valeur des hommes

“Ce que j’ai fait, je le jure, aucune bête ne l’aurait fait”. Cette phrase, la plus emblématique de Terre des hommes, est attribuée à Guillaumet après sa disparition durant sept jours dans les landes, survivant au froid, à la faim et aux blessures. Elle résume à elle seule toute la conception de Saint-Exupéry de l’essence de l’homme : l’homme agit jusqu’au bout, donc il est.

Pour lui, qui a tenu toute sa vie à continuer les vols alors que ses camarades le conjuraient de prendre sa retraite, l’action est la définition, la marque même de l’homme. Il commente ainsi la phrase de Guillemet : « […] la plus noble que je connaisse, cette phrase qui situe l’homme, qui l’honore, qui rétablit les hiérarchies vraies ».

Pour Saint-Exupéry, l’homme ne s’affirme véritablement en tant qu’homme que lorsqu’il est capable de se jeter tout entier dans l’action, de mettre sa vie en jeu, quand bien-même celle-ci peut lui être fatale. Car l’action dépasse l’individu, sa valeur est supérieure à la simple somme des êtres humains qui y prennent part.

Nous n’existons, nous ne respirons que dans la mesure où nous sommes liés à un but qui se situe en dehors de nous et qui nous dépasse. C’est tout le sens du personnage de Rivière dans Vol de nuit, qui ne renonce pas à faire décoller ses pilotes pour des dangereuses traversées de nuit malgré les vies perdues. Il y a un mystère du sens de l’action : « […] si la vie des hommes n’a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine […] ». Il prend l’exemple de la construction d’un pont : une telle entreprise utilise des vies humaines, les brise même, car elle implique d’accepter le risque que certains soient blessés, voir meurent dans ce travail. Ce pont vaut- il le prix de vies brisés, de visages écrasés ? Ceux qui vont en profiter n’auraient pas accepté cette rançon du progrès. Et pourtant, l’on construit des ponts, on se risque à mettre en place des vols de nuits, on s’aventure sur la lune.

Ces grandes entreprises, ces chantiers périlleux sont ce qui pousse Saint-Exupéry à considérer l’action inconditionnelle, potentiellement fatale, comme la marque de l’homme et le principe même de la civilisation. Il justifie une telle exigence par un humanisme quasi transcendantal : la civilisation ne se résume pas pour lui à la simple somme des individus qui la compose, de même qu’une cathédrale n’est pas un simple assemblage de pierres. La civilisation, c’est, au-delà de la somme de tous les hommes dans leur diversité, ce qu’accomplit l’Homme avec un grand H.

L’action comme principe et vecteur de l’être au monde

L’action n’est pas seulement une exigence morale, un simple devoir : elle est ce qui donne la forme et le sens de l’existence, des relations, ce qui légitime la possession et de l’amour même. L’action est ce qui nous lie au monde : c’est lutter pour la Création et contre la mort, à l’image du jardinier qui, en bêchant sa parcelle de terrain, était « […] lié d’amour à toutes les terres et à tous les arbres de la terre ».

Cette conception est l’un des enseignements centraux développés dans Le Petit Prince, notamment par l’image du renard apprivoisé et celle de la rose. Avoir un ami, aimer, posséder quelque chose, c’est toujours le résultat d’un investissement, d’un ensemble de petites actions quotidiennes.

« Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles. Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire… »

Si l’on aime quelque chose, c’est à cause de tous les efforts et les sacrifices que j’ai consentis pour elle. Posséder quelque chose ne se justifie que si elle fait partie de notre champ d’action quotidien, si elle est le fruit de ce que l’on y investit.

L’action est également le liant et la raison d’être de la camaraderie, thème bien présent dans les œuvres autobiographiques de Saint-Exupéry et résumé par la très célèbre phrase « Aimer ce n’est point se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. ». C’est à travers ce que les hommes accomplissent ensemble qu’ils tissent leurs relations.

Il y a donc chez Saint-Exupéry une certaine mystique de l’action qui transforme le monde et qui crée les liens entre les hommes. On trouve par exemple dans Pilote de guerre une réflexion sur le pain, qui n’est pas simplement une nourriture matérielle : il est le fruit d’un travail, d’une attention, d’un effort permanent de l’homme qui le lie à la terre et à son domaine. C’est aussi l’instrument de la communauté des hommes et d’une civilisation, à cause du pain qu’on partage. Et le simple fait de partager le pain lui donne une toute autre saveur, car ce sont les actions des hommes qui donnent le sens et la valeur des choses.

L’héritage philosophique de Saint-Exupéry

Saint-Exupéry emprunte, consciemment ou non, à plusieurs traditions philosophiques : d’une part en transposant sur l’action toute une série de réflexions sur le renoncement et l’oubli de soi se rapportant d’ordinaire à la contemplation, notamment dans les traditions platoniciennes ou bouddhistes ; d’autre part en se situant dans la tradition cartésienne qui définit l’homme par son libre arbitre et sa faculté d’agir avec une volonté propre.

L’action, c’est d’abord ce qui conduit à s’oublier en tant qu’individu pour devenir pleinement soi-même. Cette conception, développée en particulier dans Courrier du Sud, rappelle ce que Plotin appelait la charis, la grâce : le moment ou le sensible épouse l’intelligible et conduit l’auteur d’un geste à s’absorber complètement dans l’action.

Les traditions bouddhistes comprennent également cette idée que nous ne sommes jamais autant nous-même que lorsque nous sommes immergés dans la contemplation au point d’annihiler toutes nos passions et de nous débarrasser de ce que Schopenhauer appelait le principe d’individuation.

Le pilote, lorsqu’il prend les airs, devient lui-même en se confondant avec son avion, le paysage, l’horizon. Le vol est un rituel qui amène la paix intérieure, la résignation, même lorsqu’il s’agit de combattre la tempête et de frôler la mort.

Mais par sa vision de l’homme et de la civilisation, de l’action comme incarnation de la volonté, dans son humanisme et sa conception du progrès, Saint-Exupéry se situe comme héritier du Cartésianisme : l’homme est capable d’exercer son libre arbitre et de vaincre ses passions au moyen de l’action, et c’est ce qui le différencie des animaux. La citation de Guillaumet est à cet égard une affirmation de la volonté potentiellement invincible qui sépare l’homme des bêtes. On retrouve beaucoup cette conception de l’action comme émanation de la volonté des hommes chez le philosophe Alain, cette fois-ci comme vecteur du bonheur.

Enfin, on peut se demander si Saint-Exupéry n’a pas préfiguré l’existentialisme Sartrien, en associant l’action et la responsabilité : « Chacun est seul responsable de tous » écrit-il dans Pilote de Guerre. « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. », dit encore le renard dans Le Petit Prince. Chez Saint-Exupéry, le concept de responsabilité fait son chemin de livre en livre jusqu’à devenir l’aboutissement de sa philosophie de l’action : c’est la clé de sa morale et sans doute sa réponse au nihilisme qui guette les temps modernes.

Éléments bibliographiques :

  • Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres, La Pléiade, 1959.
  • Josette Smetana, La philosophie de l’action chez Saint-Exupéry et Hemingway, La Marjolaine, 1965.
  • Laurence Vanin, L’énigme de la rose, Éditions Ovadia, 2013.