Tribunes

Nos trois nouveaux concurrents : le Brésil, la Chine et l’Inde

           Avant 1914 l’Angleterre, économie dominante, avait vu surgir de nouveaux concurrents : les Etats-Unis, l’Allemagne et la France, et même le Japon et la Russie tsariste. En 1945, quand les Etats-Unis accaparaient les deux tiers de la richesse mondiale et l’essentiel du commerce mondial, il n’y avait plus de concurrents, car l’Europe et le Japon avaient été détruits par la seconde guerre mondiale. Au cours de cette première moitié du siècle dernier, aucun observateur n’aurait eu l’idée de citer le Brésil,la Chine ou l’Inde comme des concurrents commerciaux et des puissances émergentes, voire émergées ! Ces pays très pauvres étaient des illustrations de ce que le Président Truman allait qualifier en 1948 de pays sous-développés en leur promettant une aide, comme l’Amérique l’avait fait avec le programme Marshall pour l’Europe. Il faut rappeler qu’à cette époque de pénurie la Chine et l’Inde étaient  dans une situation de dépendance alimentaire, leur population était périodiquement affectée par la famine. Même au Brésil, que le sociologue Josué de Castro décrivait comme une terre stérile de famines, personne ne pouvait imaginer l’émergence d’une puissance agricole. Les Occidentaux restaient persuadés qui leur faudrait nourrir le « tiers-monde » pendant des siècles !

Aujourd’hui il est bien évident que ces trois pays sont de nouveaux concurrents commerciaux, des puissances mondiales et bientôt les nouvelles économies dominantes. Et pourtant ces trois pays présentent autant de différences que de similarités.

Les différences : leur histoire, la démographie.

Pour certains, une seule différence compte : la démocratie. La Chine reste un régime communiste autoritaire, sans libertés politiques. L’Inde est un miracle de survie d’un régime parlementaire démocratique, les élections se poursuivent et sont respectées. Le Brésil est aujourd’hui une démocratie, un régime présidentiel où est assurée la liberté d’expression et où les élections sont respectées.

Nous estimons que deux autres contrastes doivent être soulignés : le poids de l’histoire et l’évolution de la démographie.

1- L’histoire.

Le Brésil est un pays neuf : à peine cinq siècles de civilisation à partir de sa découverte par Cabral en 1503. C’est le seul pays de population métisse : indiens, européens, noirs, asiatiques, où le mélange des races se soit poursuivi pendant un demi-millénaire. Pendant un siècle, l’apport migratoire des conquérants portugais fut restreint, puis arrivèrent les esclaves noirs (la moitié des esclaves de la traite africaine). L’influence portugaise pendant le régime colonial et l’Empire de Don Pedro II a dominé la culture de ce pays, apportant sa langue, ses églises et sa religion catholique. Cependant à la différence de ses voisins et surtout du Mexique, le Brésil a échappé aux révolutions et aux invasions de ses voisins. Par voie de conséquence, les principaux monuments de la période coloniale sont encore debout. La plupart des villes brésiliennes sont récentes, mais elles conservent leur nom, Rio reste Rio. En Inde et en Chine, on a changé le nom presque toutes les villes : Bombay ou Canton ont un autre nom. Est-ce une façon d’abolir le passé ?

La Chine est l’une des plus anciennes civilisations de la planète, berceau des plus anciennes religions: Bouddhisme, Taoïsme et Confucianisme. Alors que la Chine avait connu des périodes brillantes au Moyen Âge, les cinq derniers siècles furent une succession de phases stables et prospères et de périodes de chaos et de déclin. En 1900, 1950 et même 1970 la Chine restait une population très pauvre, ce n’était pas un partenaire commercial : Hong Kong exportait plus quela Chine ! En revanche, la trajectoire de prospérité des 30 dernières années (10% de croissance économique annuelle, doublement tous les sept ans) a suscité une modernisation et un enrichissement sans précédent. En contrepartie la Chine moderne, celle des grattes-ciel et des autoroutes, ne préserve que difficilement son patrimoine du passé.

L’Inde, dans ses frontières actuelles, est un peu moins peuplée (1.2 milliards d’habitants) que la Chine. Quand elle était le joyau de l’Empire des Indes, elle s’étendait à toute la péninsule et à la Birmanie (elle était alors beaucoup plus peuplée que la Chine). Il est probable que la péninsule indienne a toujours été la région la plus peuplée du monde et surtout la plus dense. L’ancienneté des civilisations est, avec la Mésopotamie, la plus reculée (IV et Vème millénaire avant Jésus-Christ). Ce passé lointain a laissé des vestiges restreints, mais il ne saurait être répudié. Cependant l’Inde n’était avant l’époque moderne qu’une juxtaposition de royaumes hostiles. Ce qui différencie l’Inde de la Chine est son hétérogénéité ethnique, religieuse, linguistique ; celle-ci reste un obstacle important à l’intégration du territoire. Le démarrage de l’Inde est beaucoup plus récent, il débute dans les années 1990 et succède à des siècles de stagnation.

2- La démographie.

Les trois pays concurrents sont entrés en phase de transition démographique. Il y a encore une dizaine d’années les Nations Unies classaient les données démographiques de différentes nations en fonction de leur fiabilité. Depuis certains pays ayant protesté, surtout en Afrique, cette information a disparu. C’est pourquoi beaucoup estiment que la population de la Chine est sous-évaluée. Quant au Brésil et à l’Inde, comment compter les naissances et les décès dans un bidonville ?

Beaucoup pensent encore que le Brésil est une région de faible population et que la Chine est beaucoup plus peuplée que l’Inde. Ce n’est pas tout à fait exact : le Brésil approche de 200 millions d’habitants, la Chinede 1.3 milliards et l’Inde de 1.2 milliards. Mais dans 40 ans, l’Inde aura dépassé La Chine. Si l’on ajoute le Pakistan et le Bangladesh, la péninsule indienne sera peuplée de 2,2 milliards d’habitants (1.5 en 2010). La population de la Chine sera la même qu’en 2010, et le Brésil aura 223 millions d’habitants. La croissance démographique actuelle est de 1,5% par an en Inde, celle du Brésil de 0.9% et celle de la Chinede 0.5% ! En 2010 il naissait 28 millions d’Indiens, 16 Millions de Chinois, 3 millions de Brésiliens … (et 5,4  millions dans l’Europe des 27) !

La densité est la différenciation majeure de ces trois pays-continents ; le Brésil est encore un pays vide. Le record de densité est celui de l’Inde, 378 habitants au km2, autant qu’en Hollande, dans un immense pays entièrement occupé ; le second niveau est celui de la Chine : 141 habitants/km2, mais dans un pays ont les 2/3 sont désertiques ou à très faible peuplement, enfin vient le Brésil, seulement 23 habitants au kilomètre carré, mais dans un pays dont la plus grande partie n’est pas habitée, en particulier l’Amazonie.

Alors intervient le taux d’urbanisation. La divergence est beaucoup plus importante : 86% des Brésiliens habitent dans les villes, 43% des Chinois et seulement 29% des Indiens, ce qui n’empêche pas ces trois pays d’avoir créé des mégalopoles de 10 à 20 millions d’habitants : Sao Paulo, Rio ; Mumbai (Bombay), Chennai (Madras) ; Shanghai, Pékin …

Pour l’équilibre des sexes, le trait commun entre la Chine et l’Inde est le rapport de masculinité des naissances qui favorise la survie des garçons, de telle sorte qu’il manque 150 à 200 millions de femmes dans les deux pays. Au contraire au Brésil il y a autant de femmes que d’hommes.

La répartition ethnique oppose le Brésil, nation métisse, et l’Inde, juxtaposant des milliers d’ethnies qui se mélangent peu, à la Chine, seul pays, avec le Japon, qui soit ethniquement homogène où 90% des habitants sont d’origine Han, malgré la présence et parfois résistance de minorités ethniques (Tibet, Mongolie).

Dernière différence le vieillissement : la jeunesse de la population reste un atout au regard de l’Occident, mais aujourd’hui l’accroissement de la population âgée pose un problème sérieux pour le financement des retraites. Si la France a déjà 20 000 centenaires, on comprend que pour une population 20 fois plus grande, la Chine aura à prendre en charge des centaines de milliers de personnes très âgées et dépendantes !

Les similarités : pays-continents, puissances militaires, corruption

1-      Pays-continents.

Les pays-continents ont pour caractéristique l’ampleur des distances, comme en Amérique du Nord : en Chine et en Inde, du nord au sud et d’ouest en est, les distances sont de 4000 kilomètres, en Inde de 3000 ! La Chine, dotée de plus de 9 millions de kilomètres carrés, constitue un véritable pays-continent, aussi vaste que les Etats-Unis et peuplé de plus de 1 milliard d’habitants. Elle est deux fois plus vaste que l’Union européenne (à 27), sa densité est un peu plus élevée. Or l’Europe est formée de nations très riches en phase de stagnation, dont les marchés intérieurs sont saturés. Au contraire la Chine est un marché intérieur potentiel presque sans limites. La situation du Brésil est similaire (8,5 millions de Km2) ; ils vivent pour les 4/5èmes dans des villes géantes. La supériorité du Brésil a été d’avoir mis en place depuis longtemps une infrastructure moderne (routes, aéroports) et une industrie très diversifiée. L’avantage de la Chine est de pouvoir construire une infrastructure, utilisant des techniques plus récentes : elle leur permet de relier au marché les régions isolées. La croissance très rapide de la Chine, semblant échapper à la crise économique et financière actuelle, reste une exception … pourvu que cela dure, les exponentielles se brisent un jour ou l’autre ! Le talon d’Achille de l’Inde reste la pauvreté de masse de la plus grande partie de la population. Comme en Chine, une classe moyenne aisée et éduquée s’est formée, mais la croissance économique est récente : pendant des décennies l’Inde était restée stagnante, au moment oùla Chine décollait.

2. Des puissances militaires.

La Chineet l’Inde sont des puissances atomiques, leurs forces aériennes et terrestres sont considérables ; l’industrie militaire brésilienne est la plus importante de l’Amérique latine. Les trois pays sont des acheteurs d’armement et plus encore des vendeurs d’armement. Les mitraillettes, bazookas, bombes et missiles utilisés sur les 35 sites de guerres du tiers monde sont en partie produits dans l’ex-URSS, mais de plus en plus fabriqués par  les complexes militaro-industriels de la Chine, de l’Inde et du Brésil. L’Inde a connu cinq guerres de confrontation avec le Pakistan, les deux puissances disposent de l’arme atomique. La Chine a diminué de moitié ses effectifs (2 millions de soldats) et augmenté de moitié son budget militaire estimé à 100 milliards de dollars.  Elle a investi des ressources considérables dans son industrie nucléaire et spatiale ; ses forces navales ont été développées. Le Brésil dispose d’un atout essentiel, son industrie aéronautique (avions et hélicoptères). Pourla France, qui est le quatrième vendeur d’armement dans le monde, la compétition n’est pas limitée aux Etats-Unis et à la Russie, de plus en plus les concurrents sont Chinois, Brésiliens et Indiens !

 

3. Des pays corrompus.

Il faut noter une correspondance entre la corruption et la criminalité : là où les détournements de fonds publics, les pots de vin et le trafic d’influence sont les plus répandus, il règne le plus souvent une criminalité très élevée, par exemple au Brésil et en Inde, où les taux d’homicide des grandes villes sont proches de ceux de la Colombie et du Mexique. Sur ce plan, la Chinene fait pas état de la « mort violente », car ces faits divers ne font pas partie des messages des pouvoirs publics.

Les trois pays concurrents se trouvent au milieu de la liste des pays corrompus (Transparency International), échelle de 10 (pas de corruption) à 1 (corruption maximale) à des niveaux assez proches de la Tunisie : le plus corrompu serait l’Inde (note 3.3), à faible distance de la Chine (3.5), et le moins corrompu serait le Brésil (3.7). Il faut noter que la Russie en 154ème position (2.1) est perçue comme presque aussi corrompue que l’Afrique subsaharienne.

Quand et comment le Brésil, la Chine et l’Inde sont-ils devenus des concurrents redoutés des puissances occidentales ?

Le critère de la  compétition pour nos concitoyens est l’arrivée dans nos foyers de produits fabriqués provenant de ces contrées lointaines et la délocalisation de nos activités, notamment industrielles, ou même la prise de contrôle de nos entreprises par des groupes inconnus. Cette « menace » ne doit pas être exagérée : les trois concurrents ne représentent qu’une faible part de notre commerce extérieur, nous continuons d’acheter et de vendre à proximité dans le marché commun, nos délocalisations se dirigent vers l’Europe centrale ou l’Amérique du Nord, nous fabriquons plus de voitures en Roumanie qu’au Brésil, nous vendons plus d’armes au Moyen Orient qu’en Chine. Dans l’avenir, nous pensons que les changements seront très rapides ; l’Europe et le monde arabe peuvent devenir durablement des régions stagnantes, nous devrons réorienter nos échanges vers les zones de croissance : précisément le cas du Brésil, de la Chine et de l’Inde.

I-                   AU BRÉSIL, UNE PUISSANCE AGRO-INDUSTRIELLE

Au Brésil, la stabilité politique du dix-neuvième siècle, a permis d’asseoir la modernisation actuelle sur une longue transition, car l’industrialisation ne débute que dans les années 1930. En fait, suivant l’économiste-historien Angus Maddison, qui a évalué les performances à long terme du monde (1820-2000), le Brésil est le  pays qui a bénéficié de la croissance économique la plus forte, aux cotés des Etats-Unis, une expansion beaucoup plus rapide qu’en Russie ou même au Japon.

Le Brésil n’a pas eu à supporter le coût des guerres et des révolutions, alors que beaucoup de grandes puissances ont subi de longues périodes de régression économique. 5 à 6% de croissance économique aujourd’hui assure une progression rapide du revenu par habitant, du niveau d’instruction et de santé des la population. L’expansion brésilienne repose sur deux moteurs : l’agriculture et l’industrie.

 

 

 

 

1. La puissance agricole.

La chance du Brésil depuis l’an 2000 a été l’augmentation des prix de toutes les matières premières agricoles et minérales.  À la différence des premiers chocs pétroliers, les cours des grands produits agricoles (blé, riz, maïs, soja), même tropicaux (café, sucre, cacao) ont accompagné la hausse du pétrole, du fait de la demande croissante de la Chine. Ainsi le Brésil est devenu en peu de temps l’un des principaux exportateurs agricoles.

Les entreprises agricoles parviennent à des échelles de production que l’on ne peut retrouver qu’en Amérique du Nord. Le Brésil sur ce plan est incontestablement le potentiel agricole le plus dynamique. Pourquoi ?

1- Le premier atout est la progression continue des frontières agricoles. Ce phénomène était au départ caractéristique du Sud-Est du Brésil, quand la culture du café s’est déplacée de la région de Baia vers l’Etat de São Paulo et le Paranà. Puis les zones de culture ont été étendues en direction du Nord-Est, avec le transfert de la capitale à Brasilia et la construction des routes transamazoniennes. La véritable extension de la mise en valeur agricole du « cerrado » dans le Goias et le Mato Grosso est récente : elle accompagne la production de maïs et de canne à sucre (distillation de l’éthanol) et la culture du soja. De vastes régions antérieurement consacrées à l’élevage extensif ont été défrichées et ensemencées. Ce sont d’immenses domaines, très mécanisés, où des centaines de machines agricoles et d’engins de travaux publics sont à l’œuvre, peu de main d’œuvre, des laboratoires de biotechnologies, des silos, des routes, des avions cargos. La farine, l’huile et les tourteaux de soja sont aujourd’hui inséparables des nouveaux modes de consommation des humains et surtout des animaux, non seulement les bovins, mais surtout les gallinacés. Le Brésil est devenu l’un des principaux producteurs et exportateur de poulets. Si la Chine devient son client privilégié, c’est également du fait que le soja et le poulet sont une composante essentielle du régime alimentaire des Chinois !

2. Un deuxième atout est la diversité des productions agricoles, qui bénéficient de zones climatiques différentes : on cultive des vergers et la vigne (le vin blanc et même rouge) dans le Rio Grande du Sul ; les caféiers et cacaoyers, la canne à sucre, le coton, le tabac, le soja, les bananiers, les manguiers, l’igname et la patate douce en zone tropicale ou équatoriale. La forêt primaire et les nouvelles exploitations rationnelles du bassin de l’Amazone sont une richesse traditionnelle du Brésil (les Eucalyptus peuvent pousser cinq fois plus vite qu’en Chine ou en Inde) ; enfin le Brésil est un pays de pêche, doté d’un littoral très étendu et de grandes rivières poissonneuses, mais il semble que le développement de l’aquaculture soit embryonnaire (à la différence de l’Asie des moussons) … Le  Brésil occupe à l’exportation le premier ou deuxième rang pour la plupart de ces denrées : il les commercialise en Amérique du Nord et du Sud, en Europe et en Asie.

3. Le dernier atout est bien sûr la fertilité des sols : elle fait mentir la conviction des grands géographes persuadés que les sols des zones tropicales et surtout équatoriales restaient peu fertiles, faute d’humus, de saisons, d’arbres à feuilles caduques. Il est vrai que le café et la canne à sucre épuisent les sols, que la destruction de la forêt et la culture sur brulis engendrent des déserts de latérite lessivés par les pluies tropicales. Cependant il n’y a pas un seul climat et uniquement des incendies et déforestations sauvages. Les nouveaux fermiers sont ouverts aux derniers progrès des assolements, des engrais et pesticides, et des OGM : les terroirs de soja n’ont pas été stérilisés par des faire-valoir imprudents.

 

2. La puissance industrielle.

Au Brésil, l’agriculture ne représente  plus que 6% du produit intérieur brut, comme en l’Europe, l’industrie représente encore 25% de la richesse globale, plus que chez nous, les services les trois quarts du PIB, comme chez nous … Cette importance des services ne doit pas surprendre, car la plupart des citadins sont des employés et prestataires de services, y compris les habitants des bidonvilles ! Et pourtant le Brésil est devenu depuis quelques décennies une grande puissance industrielle. Cette mutation s’explique par l’importance des ressources énergétiques, la place essentielle de la sidérurgie, des complexes chimiques, des industries mécaniques et de l’industrie automobile, l’importance de l’industrie aéronautique et des infrastructures de transport ou de travaux publics et surtout l’essor des activités de technologie avancée : électronique grand public, industrie pharmaceutique …

Le Brésil est beaucoup moins vulnérable que ses concurrents pour l’énergie. Il était au moment des premiers chocs pétroliers (1973) très dépendant des importations de pétrole. Les dirigeants se sont alors lancés dans plusieurs directions, d’abord l’aménagement des grands barrages sur le fleuve Paranà qui leur offrit un excédent de production électrique, le développement des centrales nucléaires, des éoliennes et plaques photovoltaïques, la production et utilisation de l’éthanol comme carburant, et bien sur l’intensification de la prospection pétrolière. Cette dernière orientation a permis de trouver en off-shore, près de la côte de Rio et Santos, des gisements qui ont assuré son autonomie pétrolière.

L’industrie automobile brésilienne est surtout orientée vers le marché intérieur, elle produit de petites voitures adaptées aux embouteillages de ses villes, les carburants y sont chers au regard du pouvoir d’achat local. Le parc de 30 millions de véhicules est plus faible qu’en France, mais le marché potentiel est considérable : tous les Brésiliens voudraient une voiture ! La fragilité principale de cette industrie est la présence d’un trop grand nombre d’opérateurs, les principales firmes européennes, japonaises et américaines sont venues monter des voitures, sans atteindre les capacités minimales de production (5000 voitures par jour). Il faudrait réduire à 3 ou 4 entreprises le nombre d’opérateurs et de sites, de façon à pouvoir exporter davantage.

L’industrie aéronautique et spatiale brésilienne est l’une des seules d’Amérique Latine, elle est ancienne et très puissante. Une coopération privilégiée s’est nouée avec la France, nos entreprises (EADS, Eurocopter, Ariane espace) et nos gouvernements ont fini par accepter des transferts majeurs de technologie. La fabrication d’avions de ligne est nourrie par l’accroissement du trafic aérien ; pour franchir 5000 à 10 000 kilomètres il n’y a que l’avion qui est rentable. Des milliers d’aéroports en dur relient les grandes villes, il faut y ajouter tous les petits aéroports aux pistes de latérite des plantations et des centres miniers. Par ailleurs, la fabrication d’hélicoptères de combat, de transport de gros matériels et de passagers est légitimisée par la difficulté d’accès aux régions enclavées. Beaucoup plus tard, la Chine et l’Inde sont entrés sur ce marché, mais le Brésil (et Israël) possède un bénéfice d’antériorité.

Enfin, source de conflit sur la protection des brevets, l’industrie pharmaceutique brésilienne se substitue progressivement aux importations.

II- EN CHINE, UNE STRATÉGIE DE REMONTÉE DE GAMME

La Chine est déjà la deuxième puissance économique mondiale et probablement le deuxième exportateur, ce qui était impensable il y a 30 ans. Le revenu par habitant est aujourd’hui proche de celui du Brésil (en parité de pouvoir d’achat) ; la pauvreté a diminué de moitié. Pendant longtemps la Chinea été considérée (à l’exception de la soie) comme une zone d’activité industrielle de bas de gamme, où l’on fabriquait des jouets et des « tee-shirts », des chaussures de mauvaise qualité ; on imitait ce qui était facile à recopier … Cette image est périmée, du fait que les Occidentaux ont sous-estimé la vitesse de la modernisation et les valeurs de la civilisation chinoise : la puissance de la solidarité familiale, l’attachement au travail et à l’épargne et surtout la soif d’instruction. L’instruction est la valeur suprême de la famille (les enfants peu nombreux doivent honorer leur famille par leurs résultats scolaires et universitaires). Faut-il rappeler que partout dans le monde les enfants chinois ont les meilleures performances dans les tests mathématiques et scientifiques. Ils partagent cet atout avec les Japonais, du fait que leur population est homogène, que l’enseignement et les examens sont impitoyables. L’uniforme des écoliers et lycéens, la persistance de la séparation des sexes, l’ordre qui règne dans les établissements découle d’une discipline rigoureuse. Quel contraste avec les écoles françaises ou les universités grecques !

Trois mutations fondent la montée en puissance dela Chine : une expansion agricole sans précédent, le gigantisme des infrastructures, et la diversification des activités industrielles.

 

 

1. De la pénurie à l’abondance agro-alimentaire.

La Chine surpeuplée a été pendant longtemps une terre de famines, où la survie de la population paysanne était subordonnée aux bonnes récoltes et aux caprices de la nature : sécheresse, inondations et séismes … Jusqu’en 1950 les quatre cinquièmes de la population vivaient de l’agriculture. La rizière dans les régions de plaines a toujours été une culture intensive, susceptible de produire trois récoltes par an. Cependant cette production alimentaire augmentait moins vite que la population (la loi de Malthus) ! La collectivisation des terres et le « grand bond en avant » ont d’ailleurs abouti à l’une des plus grandes famines de l’histoire de la Chine.

Aujourd’hui la Chine est sortie du seuil de la famine, la production et les exportations agro-alimentaires ont augmenté dans les mêmes proportions qu’au Brésil. C’est la première puissance agricole mondiale. La moindre portion de terre arable est cultivée, d’abord en zone alluviale, puis dans les sites de collines et montagnes, où la rizière s’étage en terrasses, enfin et de plus en plus dans les serres, le toit des immeubles, la cour des bidonvilles ou le fond des barques et sampans … Les productions dominantes répondent à la demande de la population et à leur régime alimentaire : riz, blé, soja, sucre, thé, champignons, fruits et légumes, huile ; les protéines animales sont surtout fournies par les poissons, les insectes, le porc et le poulet. La Chine est souvent le premier producteur, exportateur et importateur mondial … Ce qui est le plus frappant c’est la capacité d’innovation ou d’imitation de ce pays qui a introduit plus vite et plus massivement les changements techniques induits par l’internationalisation des échanges agro-alimentaires. Nous en prendrons deux exemples : l’aquaculture et les fleurs, la Chine en est le premier producteur mondial.

L’aquaculture s’est diffusée au cours des trente dernières années ; rapidement ont vit surgir de nouveaux concurrents : la crevette, pour un temps dominée par l’Équateur, puis aujourd’hui par les élevages de la Thaïlande et surtout de la Chine. L’atout de la Chine repose sur les échelles de production, des exploitations de plusieurs milliers d’hectares ont surgi : elles approvisionnent plus d’un milliard de Chinois et une demande mondiale insatiable … La réussite la plus innovante a été l’élevage du poisson plat, beaucoup plus cher, le turbot et la sole. Il n’est pas étonnant que la hausse du niveau de vie en ville et à la campagne ait eu un effet sanitaire pervers, dans ce pays où les citadins mangent toute la journée : l’obésité a progressé beaucoup plus vite qu’en Occident !

Le deuxième exemple moins connu est celui de la culture des fleurs, plus particulièrement celle des roses. Les roses que nous cultivons en plaine sont exploitées dans les zones intertropicales en altitude, par exemple dans les Andes ou le Yunnan. Là encore, nous découvrons des exploitations gigantesques, pourvues de laboratoires et de chercheurs, une infrastructure de transport aérien rapide, des marchés de gros bourrés d’ordinateurs. Les Français ont vu arriver les roses d’Équateur et les anglo-américains celles du Kenya, demain ils achèteront les roses de Chine ! Les Chinois en quelques années sont devenus les premiers producteurs de fleurs. Sur le marché de Shanghai et de Kunming au Yunnan, la demande de fleurs coupées (roses), de fleurs artificielles et d’orchidées provient des pays voisins (Japon) ou de l’Europe et de l’Amérique ; elle est encore marginale, ce qui compte est l’amour des Chinois pour les fleurs !

2. Le gigantisme des infrastructures.

La Chine, comme le Brésil, est une région couverte de chantiers, de constructions nouvelles, d’échafaudages, de béton, de grues ; ces chantiers travaillent 24 heures sur 24, 365 jours par an … À Lyon depuis deux ans, la place Bellecour est en chantier, les grues sont en activité un jour sur trois pendant une heure …À Shanghaï, les travaux auraient pris une semaine ! Sur le Yang Tsé, le barrage des trois gorges est le plus grand du monde, il a été achevé beaucoup plus vite qu’Itaipu au Brésil, et fournit une source d’électricité bien précieuse dans ce pays pollué, où la plupart des centrales sont au charbon. L’énergie n’était pas le seul goulot d’étranglement, car il n’y avait pratiquement pas de routes asphaltées il y a une génération, les voyageurs et les marchandises ne circulaient qu’à très petite vitesse. Aujourd’hui, la Chine est sillonnée par des autoroutes, de nouvelles lignes de chemin de fer, jusqu’au Tibet, et même un TGV ! Tout est gigantesque, les ponts les plus audacieux et les plus longs, les immeubles les plus hauts, les aéroports les plus vastes …

3. Diversification industrielle et primat de la science.

On croit en Chine autant au progrès que jadis en Europe aux débuts de la révolution industrielle. La transformation industrielle exige au départ des matières premières, notamment minérales, dont le territoire est insuffisamment pourvu. Elle exploite au maximum ses réserves de charbon, mais doit importer son pétrole, qui n’est pas à la mesure de ses besoins. Dès lors la Chine importe massivement d’Afrique et d’Amérique latine ses minerais : fer, cuivre, bauxite, phosphates … La montée en puissance industrielle de la Chine rappelle celle du Japon il y a une génération : chaque année on peut enregistrer de nouveaux records, première banque mondiale (HSBC), premier producteur et exportateur d’automobiles … Les exportations industrielles sont prédominantes en direction des pays occidentaux et de l’Asie. En 1970 l’exportation ne représentait que 5% du PIB, aujourd’hui 27%. La production textile est toujours l’un des plus forts employeurs, mais c’est une industrie mécanisée et une industrie de capitaux.

La remontée de gamme est caractéristique dans les industries électriques et électroniques ; d’abord les circuits intégrés et imprimés, puis ce furent les industries motrices de ses rivaux (Japon, Corée, Taiwan) : écrans plats, téléphones portables, ordinateurs, nanotechnologies, radars, matériel de radiologie, composants de l’industrie automobile, aéronautique et spatiale. En moins d’une décennie, l’industrie spatiale chinoise a équipé quatre bases de lancement, dont Jiuquan dans le désert de Gobi,  et atteint sa maturité en fabriquant ses lanceurs, ses satellites et même une capsule habitée …

Le primat de la science fut une option jadis affirmée par le Japon : la recherche scientifique bénéficie d’une haute priorité dans les choix éducatifs et dans l’orientation des investissements : la Chine affecte désormais 3% de ses ressources à la recherche, plus que l’Europe, elle est le deuxième budget de recherche après les États-Unis. Or la Chine affecte 40% de ses ressources à l’investissement, les Chinois épargnent la moitié de leurs revenus : les sommes disponibles pour la recherche scientifique militaire et civile sont beaucoup plus importantes que chez nous. Ses Universités sont classées parmi les premières du monde : il en sort beaucoup plus de chercheurs, de chimistes, d’ingénieurs et de techniciens que chez nous ! C’est d’ailleurs une dimension que nous allons retrouver en Inde.

III- EN INDE, LA COMPLÉMENTARITÉ DE L’INDUSTRIE ET DES SERVICES

Un nombre restreint d’observateurs avaient constaté à la fin du siècle dernier que l’Inde s’était arrachée au seuil potentiel de la famine, quand la « révolution verte » et la sélection de nouvelles variétés de céréales (riz, blé, maïs) avaient permis d’accroître massivement les rendements des cultivateurs. L’Inde sortait au début des années quatre-vingt d’une longue période de stagnation et de croissance lente, puis décennie après décennie, le taux annuel de croissance économique s’accélère : 1,4% à l’époque de Nehru et l’Indira Gandhi, puis 3.7% ; 6% depuis l’an 2000 et 8% en 2010 ! Moins de 200 $ par habitant en 1960, cinq fois plus aujourd’hui, et même 2500 dollars en parité de pouvoir d’achat. Cependant le niveau de vie des Indiens reste beaucoup plus faible que celui des Brésiliens et des Chinois, les salaires en sont l’expression ; quelques centaines d’euros. Une autre différence avec la Chine est le fait que le « secteur informel » est prédominant : le travail familial n’est pas rémunéré, les enfants sont exploités comme aux débuts de la révolution industrielle jadis en Europe …

Cette misère omniprésente a empêché beaucoup d’économistes et de sociologues de percevoir à temps, vers 1990 la montée en puissance de l’Inde. Dans les campagnes et les villages, la production agroalimentaire suivait l’augmentation des superficies irriguées : les engrais et pesticides, les cultures nouvelles (le maïs, le soja), les cultures industrielles (le coton, chanvre, lin, coprah, canne à sucre) et surtout le recours au progrès des sciences agricoles (hybridation, OGM, culture sous serres) ont multiplié les rendements et les revenus. L’agriculture occupe encore la  moitié de la main d’œuvre (comme en France en 1900) et 22% du PIB. Cependant les inégalités régionales sont aussi fortes qu’au Brésil, des différences de niveau de vie de 1 à 5 ; les régions pauvres sont peuplées de 50 à 100 millions d’habitants, ce qui explique que le tiers de la population vit encore sous la ligne de pauvreté. Bien que l’Inde soit aujourd’hui un important exportateur agricole (quatrième), ce n’est pas une puissance agricole comme le Brésil et la Chine. En revanche, l’Inde est devenue une grande puissance industrielle et une économie de services hautement qualifiés ; ce sont ses deux atouts, car les prix de revient y sont beaucoup plus faibles que chez ses concurrents. Les deux spécialisations sont étroitement complémentaires.

 

1- Des capacités de production considérables dans l’industrie.

L’Inde a constitué des pôles de croissance aux capacités de production gigantesques : sidérurgie, chimie, industrie pharmaceutique, électronique, aéronautique, armement, engrais, cimenteries, automobile, construction navale et bien sûr industrie textile … Certes il existe deux goulots d’étranglement, l’énergie et les transports.

L’énergie est une fausse limite que nous apprécions en termes d’environnement et de pollution, car les ressources en charbon (comme en Chine) sont presque illimitées : l’Inde est déjà, et restera, l’un des pays les plus pollués de la planète, mais elle continuera à tirer son électricité de ses centrales thermiques.

Les transports sont le véritable goulot d’étranglement : bien que dotée de l’un des réseaux ferroviaires les plus denses et de quantité de routes, cette infrastructure est périmée ; les camions, comme les trains, progressent à une vitesse moyenne de 20 kilomètres à l’heure. Pour reprendre une expression de Gilbert Etienne, spécialiste de l’Inde, « La route fait le développement », les Brésiliens et Chinois l’ont bien compris : pour l’Inde il faudra attendre ! En dehors des sites industriels portuaires, les coûts et la durée des transports pèsent sur les prix de revient.

L’industrie lourde a été privilégiée. Les capacités de production de la sidérurgie (Mittal, Tata), de l’industrie automobile (on vend aux Indiens des voitures « Tata nano » à 2000 dollars), de la construction navale et de la chimie sont très supérieures à celles de nos usines. Or ce sont précisément ces usines polluantes qui sont délocalisées vers l’Inde ou la Chine ! L’atout industriel indien méconnu est celui de l’industrie pharmaceutique qui approvisionne plus d’un milliard d’habitants et le marché mondial. L’atout bien connu est celui des industries électriques et électroniques et cette nouvelle « Silicon Valley » qu’est Bangalore, pourtant loin de la mer : on y fabrique à grande échelle cartes à puces, écrans plats, décodeurs, boitiers, téléphones portables, appareillages médicaux … Les ingénieurs informaticiens coûtent 50 à 75% mois cher qu’en Europe et en Amérique, nous cherchons à les débaucher … Ce complexe industriel est l’illustration parfaite de la complémentarité entre l’industrie et les services.

2- Spécialisation dans les services à fort contenu technique et scientifique.

Les services contribuent en Inde à la moitié de la production. A côté des services traditionnels caractéristiques des villes du tiers monde (commerce, petits fonctionnaires, domesticité, tourisme), il existe en Inde un secteur avancé, celui que nous pensions être le seul atout de nos propres sociétés postindustrielles. Ce choix est d’autant plus surprenant que le tiers de la population est analphabète (alors que ce fléau a presque disparu en Chine et même au Brésil). Dans les régions les plus riches à Delhi ou Bombay et dans le Sud, les enfants sont scolarisés ; beaucoup seront envoyés à l’université, parfois à l’étranger. Ils sont anglophones à la différence des Brésiliens et Chinois, et formeront les bataillons d’ingénieurs et de techniciens des industries électriques et électroniques.

Nous avons ici souligné les atouts de trois pays, qui deviendront probablement les premières puissances économiques mondiales et dont le niveau de vie finira par se rapprocher de celui de l’Occident. On ne peut cependant ignorer leur dépendance à l’égard de l’exportation vers l’Europe et l’Amérique, dont la crise économique et financière risquerait de briser leur expansion. Une autre fragilité peut accompagner la rapidité de la pollution de l’environnement de ses trois régions et les répercussions climatiques qui peuvent en résulter. Le véritable danger serait l’émergence d’un impérialisme qui a souvent tenté les grandes puissances. L’initiative nord-américaine de créer une zone de libre-échange trans-pacifique reliant les Amériques à l’Asie peut également marginaliser l’Europe. Il ne faut pas oublier un quatrième concurrent: la Russie.

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