Mondes européens

Heurs et malheurs des traités de commerce franco-britanniques à travers l’histoire

« La concurrence industrielle est une des manières d’être de la responsabilité…

Michel Chevalier

la concurrence est de droit, elle est d’intérêt public,et c’est une épreuve que les hommes soutiennent victorieusement. S’ils sont serrés de près, c’est une raison, non pour qu’ils s’épouvantent, mais pour qu’ils travaillent mieux, qu’ils combinent des inventions nouvelles… Ils sortent donc de l’épreuve plus forts et plus riches, plus utiles à la société. Vous vous croyez le premier peuple du monde, le plus digne de la liberté ; vous allez donc admettre plus que quiconque la concurrence, aussi bien l’extérieure que l’intérieure. Vous reculez ? Votre prétention à la suprématie était de la rodomontade ; quel que vous ayez été, vous n’êtes plus fait que pour le second rang. »

Michel Chevalier, Examen du système commercial connu sous le nom de Système protecteur, Paris, 1852

Introduction

Depuis l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun en 1972, après deux refus dans les années soixante dus à la France du général De Gaulle, le libre-échange dans le cadre d’une union économique semble bien ancré entre la France et l’Angleterre. Il n’en a naturellement pas toujours été ainsi et des tentatives successives ont été faites par le passé, entre des périodes plus longues de protectionnisme ou d’isolement. Tout se passe comme si chaque tentative permettait d’aller un peu plus loin entre les deux pays, comme un athlète qui améliorerait son record à chaque saut : en 1713, premier essai, les clauses de libération des échanges n’aboutissent pas ; en 1786, elles ne durent que six années, la Révolution venant tout remettre en cause ; en 1860, le résultat est plus durable, trois décennies de libre-échange en Europe ; enfin depuis 1972, on semble bien parti pour une libération durable des échanges, sinon peut-être définitive. Les conditions changent totalement selon les époques : en 1713, au moment de la paix d’Utrecht, les idées mercantilistes dominent, la Grande-Bretagne est une puissance économique secondaire, face à la France alors au sommet de sa puissance ; en 1786 (traité Eden-Rayneval) les idées libérales ont progressé des deux côtés de la Manche avec les physiocrates et les classiques, la révolution industrielle est en cours en Grande-Bretagne qui est devenue la première puissance maritime dans le monde, la France restant cependant la principale économie européenne ; en 1860 (traité Cobden-Chevalier), on est au sommet du libéralisme économique en Europe, l’Angleterre est en position de force, à l’apogée de l’ère victorienne. Trois quarts de siècle à chaque fois, de 1713 à 1786, puis de 1786 à 1860, ont produit un bouleversement de tout le contexte socio-économique. L’objet de ce travail est de présenter ces circonstances, mais aussi les caractéristiques des trois traités, et d’évaluer leurs conséquences sur les économies des deux pays.

I  LE TRAITÉ D’UTRECHT, 1713

Il n’est évidemment pas question de libre-échange dans les clauses commerciales du traité d’Utrecht, puisqu’on est en pleine période mercantiliste, que le libéralisme est dans les limbes et que le mot de libre-échange n’existe même pas et la pratique inconcevable aux contemporains. L’état d’esprit de l’époque est retracé par Michel Chevalier dans l’extrait suivant qui donne la mesure du chemin parcouru en un siècle et demi de montée du libéralisme :

« Il est bon de noter la distance qui sépare cette politique libérale et intelligente de celle des temps, peu éloignés de nous cependant, où l’on haïssait les peuples voisins non seulement dans leurs armées et dans leurs personnes, mais même dans les produits de leurs manufactures ou de leur sol dont on avait besoin soi-même. Naguère, dans l’échauffement de leurs passions réelles ou jouées, les hommes politiques qui couraient après la popularité repoussaient comme des objets empoisonnés les productions étrangères, même celles qui eussent été les plus utiles à leurs concitoyens. L’idée qu’un étranger recueillît un gain en traitant avec les nationaux les faisait bondir. Peu importait que les nationaux y eussent aussi leur profit ; l’étranger y trouvait son compte, donc c’était un maléfice. Dans les échanges avec l’étranger, on s’inquiétait d’abord des avantages qu’il pouvait y rencontrer, afin de les anéantir, et fort secondairement de l’intérêt qu’en retirait le consommateur national, c’est-à-dire le public, et de cette manière on sacrifiait celui-ci aveuglément. Il est beau à un peuple d’avoir le premier secoué ces traditions hargneuses pour en adopter d’autres qui soient équitables et bienveillantes. »

Examen du système commercial connu sous le nom de Système protecteur, Paris, 1852

Cependant le traité établit des relations d’égalité, de non discrimination, entre les principales puissances économiques, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, et même une réduction des droits de douane, par un retour à la situation de 1664. Mais examinons d’abord le contexte militaire, politique et diplomatique.

Dans la guerre de succession d’Espagne de 1701 à 1713, la France est opposée à l’Autriche, à l’Angleterre et aux Provinces-Unies, à propos de la couronne espagnole. La paix d’Utrecht (1713) met fin au conflit et en même temps à l’expansion française en Europe et en Amérique du Nord. C’est le début de la montée en puissance de l’empire britannique. Louis XIV reconnaît les droits de la maison de Hanovre en Angleterre et s’engage à ne plus soutenir la cause des Stuarts, tandis que les coalisés admettent que le petit-fils du roi de France hérite de la couronne d’Espagne sous le nom de Philippe V, à la condition cependant qu’il renonce à revendiquer la couronne de France, pour lui-même et ses descendants. En Amérique, la France cède l’Acadie, la Baie d’Hudson et Terre Neuve. En Europe, elle abandonne la rive droite du Rhin qui devient frontière, elle cède les Provinces Unies espagnoles (future Belgique) à l’Autriche et rend Nice et la Savoie à Victor-Amédée, roi de Sicile et duc de Savoie. L’Espagne cède Gibraltar et Minorque à l’Angleterre (le traité d’Utrecht est aujourd’hui encore analysé par les juristes anglais et espagnols à propos de la souveraineté sur Gibraltar…).

Sur le plan commercial, la France et l’Angleterre s’accordent la clause de la nation la plus favorisée (« la nation la plus amie », voir ci-dessous) ainsi que diverses facilités. Ces arrangements commerciaux ont été négociés côté français par un envoyé du roi, Nicolas Le Baillif dit Le Mesnager, dont l’habileté a permis une paix plus rapide. En effet les clauses commerciales ont poussé la Grande-Bretagne à se désolidariser de la coalition européenne contre la France, et à traiter séparément avec Louis XIV afin de bénéficier des avantages proposés à sa navigation et son commerce. Les Français obtiennent le maintien de leurs droits de pêche à Terre Neuve, une liberté réciproque de commerce et de navigation en Europe, une liberté de séjour et de déplacement dans les deux pays ; les Anglais obtiennent la liberté de commerce dans tous les ports français et espagnols, notamment en Amérique, et le privilège de l’asiento, c’est-à-dire le monopole du commerce des esclaves dans les colonies espagnoles, pour une durée de trente ans. Les tarifs douaniers entre les deux pays sont négociés article par article et les discussions durent des mois. La question principale est celle de savoir si on rétablit les tarifs de 1664, plus faibles que ceux de 1667 qui avaient entraîné la guerre de Hollande, pour les quatre espèces de marchandises (« baleine et dérivés, draps, serges et ratines, poisson frais et en vrac, sucre raffiné et produits similaires »). Ils seront finalement rétablis à ce niveau, selon l’article IX du Traité de navigation et de commerce d’Utrecht :

« On est convenu que dans l’espace de deux mois… aucun impôt ou droit plus grands que ceux qui se lèvent sur les effets et marchandises de la même nature qui y sont apportées de quelque pays que ce soit, situé dans l’Europe, et que toutes les lois faites dans la Grande-Bretagne depuis l’année 1664, pour défendre le transport de quelques effets ou marchandises venant de France  qui n’avaient point été défendu avant ladite année, soient abrogées ; alors le Tarif général fait en France le 18 septembre 1664, sera derechef observé dans ce royaume, et les droits que les sujets de la Grande-Bretagne doivent payer pour les effets qu’ils apporteront en France, ou qu’ils en tireront, seront réglés suivant la teneur dudit Tarif, sans excéder la manière établie suivant ledit Tarif, pour les Provinces, dont il est fait mention… Toutes les défenses, tarifs, édits, déclarations ou arrêts postérieurs à l’année 1664 faits en France et contraires au tarif de ladite année, en ce qui concerne les effets et les marchandises de la Grande-Bretagne seront abrogés… Cette jouissance devant être pour les sujets de la Grande-Bretagne dans la forme et manière aussi ample que les sujets de la Nation la plus amie jouiront du bénéfice du même tarif, sans qu’aucune choses à faire ou à discuter par lesdits Commissaires le puissent empêcher. » Les grands traités du règne de Louis XIV, publiés par Henri Vast, Paris : A. Picard, 1899

Des réductions de tarifs sont prévues (par exemple sur le tabac, les vins, les droits sur les navires), mais elle seront sans lendemain car le Parlement de Londres refusera de les ratifier pour conserver ses accords privilégiés avec le Portugal (datant du traité de Methuen en 1703), cédant ainsi à la coalition des producteurs nationaux de boissons concurrentes (bière ou gin) et des intérêts des viticulteurs anglo-portugais. Le cas des tarifs anglais sur les vins continentaux est exemplaire des liens entre politique et commerce : les exportations de vins français vers la Grande-Bretagne sont à peu près libres aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque les deux pays ne sont pas en rivalité directe, mais au début des années 1700, l’Angleterre met en place des tarifs exorbitants contre la France (le vin ordinaire voit son prix multiplié par 55…), favorisant ainsi les boissons locales et surtout le Portugal. Le traité de Methuen avait établi des baisses de tarifs dans ce pays pour les draps anglais, et en Angleterre pour les vins portugais. Les Britanniques vont dès lors investir des capitaux au Portugal pour y développer l’industrie du vin (voir Nye, 1993), en dépit de l’avantage comparatif et de la proximité des vignobles français. Il faudra attendre le traité de 1786, et surtout celui de 1860, pour voir cette protection réduite, et le retour à un commerce international plus conforme à la rationalité économique.

II  LE TRAITÉ EDEN-RAYNEVAL, 1786

Le traité Eden-Rayneval – ou traité de Vergennes, du nom du ministre des Affaires étrangères de Louis XVI – fait l’objet d’une ancienne et abondante publication des deux côtés de la Manche et de l’Atlantique, dont les plus récentes sont celles de J.-Ch. Asselain (1984), J.-P. Poussou (1989) et Donald Wellington (1992). Il s’agit en France de l’application des théories physiocratiques favorables à une élimination des obstacles au commerce des grains, en Grande-Bretagne de celles des classiques, comme Smith dont l’ouvrage a été publié dix ans plus tôt.

Une période de paix favorable à un accord commercial s’ouvre entre les deux pays après la guerre d’indépendance américaine (le traité de Versailles de 1783 prévoyait d’ailleurs explicitement une réduction réciproque des droits). Le protectionnisme est resté très élevé au XVIIIe siècle, ce qui favorise une contrebande massive. Le contrebandier est un membre respecté de la communauté, comme le rappelle Phyllis Deane, et aidé par elle parce qu’il rend service… Suivant l’idée ancienne que « trop d’impôt tue l’impôt », il s’agit, en réduisant les droits de douane, de faire rentrer dans la légalité une partie des flux de la contrebande, et ainsi d’accroître les recettes fiscales, tout en diminuant les dépenses de surveillance et de police des côtes.

La signature du traité est davantage souhaitée par les autorités françaises qui y voient le moyen de rétablir les finances publiques, gravement déséquilibrées depuis un siècle par les guerres et par l’incapacité de la monarchie à réformer la fiscalité. Charles de Vergennes considère que la paix est le seul moyen d’assainir le budget, les conflits successifs ayant toujours plus éloigné cette possibilité. L’ouverture permettrait en outre de stimuler les industries du pays et leur faire rattraper le retard sur la Grande-Bretagne (un air qu’on entendra à nouveau en 1860 et aussi plus récemment lors du traité de Rome…).

William Eden et Gérard de Rayneval signent le 26 septembre 1786 le traité qui sera appliqué en mai 1787 : toutes les prohibitions sont supprimées, les droits de douane sont abaissés aux alentours de 10 % ad valorem (produits métalliques), 12 % (cotonnades, lainages, porcelaine, verrerie, poterie), ou alignés sur ceux du Portugal (vins). Seules les soies continuent à être fortement taxées, au détriment des producteurs lyonnais. Le traité va favoriser les exportations anglaises de produits manufacturés (plus de la moitié du total des exportations britanniques vers la France, contre moins de 10 % en sens inverse), surtout de textiles. Les produits du coton importés depuis la Grande-Bretagne passent de 8 000 £ en 1786 à 127 000 £ en 1788, ce qui ne représente cependant qu’un peu plus de 2 % de la production totale anglaise de cotonnades, mais 5 à 6 % de la consommation française. Cela suffit à entraîner des difficultés pour les entreprises textiles sur le continent, hostiles dès le départ à l’accord. Mais la baisse des prix en France profite aux consommateurs et correspond en termes économiques à un accroissement de leur surplus, supérieur à la réduction du surplus des producteurs. Les exportateurs français de vin vont par contre multiplier leurs ventes, de 9 431 £ en 1786 à 41 788 £ en 1787, beaucoup plus rapidement que les autres pays, ce traité étant le seul signé à l’époque en Europe. Il induit ainsi des détournements de commerce bénéficiant aux producteurs des deux nations concernées.

Le traité a donc entraîné un développement des flux d’échange de part et d’autre de la Manche, favorable à la croissance, mais plus important pour la Grande-Bretagne, ce qui a transformé l’excédent commercial antérieur de la France en déficit.

Tableau 1  Commerce franco-anglais en millions de livres sterling*

 

Année

Exportations

GB  ®  F

Exportations

F  ®  GB

Balance commerciale

(F/GB)

1784

13 M£

20

+  7

1787

48

nd

1788

64

30

– 34

1792

86

60

– 26

* la livre sterling vaut 25 livres tournois. La livre tournois française devient le franc sous la Révolution.

Source: Asselain, 1984, Richardot/Schnapper, 1965

   Cependant, on commence à comprendre à cette époque, grâce aux « économistes », que le but du commerce extérieur n’est pas d’avoir une balance excédentaire, mais bien d’obtenir à l’étranger à meilleur compte les marchandises et les équipements qu’on produit moins bien ou pas du tout, ce qui implique une division plus efficace du travail entre nations. Selon Poussou (1989) le traité a eu plutôt des effets bénéfiques pour l’économie française. Il cite les observateurs de l’époque qui constatent un développement industriel spectaculaire, et explique que les difficultés sectorielles et locales ont des causes plus anciennes, comme la fermeture des marchés espagnols à la fin des années 1770. Asselain (1984) rappelle que le traité tombe pendant les années de crises frumentaires, qui se répercutent sur les activités industrielles (notamment textiles), selon le mécanisme des crises d’Ancien Régime décrit par Ernest Labrousse. Pour Wellington (1992) le principal avantage du traité aurait été de réduire le commerce frauduleux, ce qui signifie une diminution des coûts pour l’ensemble de l’économie. Les chiffres de hausse des exportations indiquent plus un transfert vers le commerce légal qu’une augmentation réelle des échanges. Comme la contrebande est moins efficace, pour des raisons évidentes (transporter des marchandises la nuit sans passer par les ports est beaucoup plus coûteux et correspond à un gaspillage des ressources), la légalisation permet d’utiliser les facteurs de production de façon plus rationnelle et implique donc des gains pour toute l’économie.

La période d’application du traité a été malheureusement trop courte pour qu’on puisse juger définitivement de ses effets, car dès février 1793 la guerre reprend entre les deux pays, mettant fin aux accords (le traité est abrogé) et inaugurant une longue période de protectionnisme nationaliste. Comme le remarque Kindleberger, « la guerre est le plus parfait des tarifs »… C’est cependant une autre guerre, celle de Crimée en 1853, qui sera à l’origine du troisième traité.

III  LE TRAITÉ COBDEN-CHEVALIER, 1860

« Il faut en profiter pour lier les deux grands pays de l’Occident par les liens du commerce. »

Michel Chevalier, lettre à Richard Cobden du 2 février 1856, écrite lors de l’issue favorable de la guerre de Crimée, où la France et la Grande-Bretagne étaient alliées.

Vers le milieu du XIXe siècle, les idées des économistes, c’est-à-dire des classiques pour nous, sont rarement remises en cause par l’opinion et les pouvoirs. On est encore avant la diffusion des idées marxistes (le Manifeste par exemple, publié en 1848, passe inaperçu dans l’Europe en proie pourtant à la révolution, au Printemps des peuples) et on est aussi en plein dans l’esprit scientiste du siècle, l’économie apparaissant comme une science nouvelle parmi les autres, en laquelle on peut croire, la science des richesses. Ainsi les hommes, les économistes à l’origine de la montée du libre-échange, vont-ils avoir une influence déterminante (A) dans la mise en place du traité (B).

A) Les acteurs

1) Richard Cobden (1804-1865), le libéralisme manchestérien

 

Richard Cobden, fondateur de la Ligue anti-Corn Laws et artisan de l’abolition de ces lois en 1846 au Royaume Uni, abolition qui marque l’entrée unilatérale de ce pays dans le libre-échange, est mieux connu que son homologue français pour son rôle dans l’élaboration du traité de 1860. En 1859, au retour d’un voyage aux États-Unis, il se voit offrir par le gouvernement libéral (whig) de Palmerston le ministère du Commerce (Board of Trade). Il refuse, par opposition à la politique étrangère du gouvernement qu’il jugeait belliciste et impérialiste, mais annonce un soutien conditionnel au Premier Ministre. C’est alors qu’il reçoit durant l’été une lettre de Michel Chevalier proposant la négociation d’un traité de libre-échange avec la France. Chevalier anticipe les réserves de Cobden, qui aurait pu considérer qu’un accord bilatéral était contraire aux principes du libre-échange devant s’appliquer à toutes les nations, en précisant que la Grande-Bretagne pourrait étendre toutes les réductions de droits acquises à n’importe quel pays tiers. Une autre critique des libéraux anglais résidait dans le fait de signer un accord avec un régime absolutiste, comme celui de Napoléon III, d’autant plus que le parlement français était favorable au protectionnisme, et qu’il fallait donc le contourner pour arriver au but. Cependant, Cobden était peu sensible à l’argument du manque de démocratie en France – auquel il ne se donna même pas la peine de répondre -, car il considérait que l’économique devait primer le politique. Il écrit alors au Chancelier de l’Échiquier, William Gladstone, pour lui proposer « une petite conversation avec vous au sujet du commerce avec la France… ». Les deux hommes se mirent d’accord en septembre 1859, et les négociations, maintenues secrètes, purent dès lors commencer. Pour Cobden et Gladstone, tous deux francophiles, il ne s’agissait pas tellement de rechercher les gains commerciaux d’un tel accord (la Grande-Bretagne est alors au sommet de sa prospérité), mais plutôt les bénéfices diplomatiques, l’amélioration des relations franco-britanniques. Après tout, la méfiance était de règle de part et d’autre de la Manche, surtout depuis le retour d’un Bonaparte au pouvoir, et rien ne semblait pouvoir mieux rassurer l’opinion anglaise qu’un accord commercial aussi radical…

Les négociations se déroulent assez vite, elles mêlent les aspects politiques aux aspects économiques. Par exemple, il était essentiel pour les Français, étant donné la forte opposition des milieux protectionnistes et l’hostilité traditionnelle de l’opinion au libre-échange, de faire apparaître les concessions britanniques comme plus importantes que les leurs, notamment sur les vins, produit sensible entre tous en France. Cobden et Gladstone étaient prêts à jouer le jeu… Edsall (1986) relate ainsi l’atmosphère des premières négociations :

« Elle prirent la totalité de l’après-midi et furent parfois orageuses, surtout au début, avant que chaque camp ait pris la mesure de l’autre. Les Français commençaient normalement par proposer un tarif maximum pour n’importe quel article en discussion, les Anglais répondaient avec un minimum ; chaque côté présentait des données sur les prix, les coûts de production, et les effets probables de divers tarifs et faisait alors de son mieux pour exposer les faiblesses ou les fausses idées de la partie adverse. Après les négociations du jour et le dîner, les commissaires anglais s’occupaient de réunir de conduire des entretiens et de rassembler des témoignages, préparatoires au redémarrage de tout le processus le jour suivant. “Le travail est très fastidieux, observa Cobden vers la fin, et après tout quel système barbare pour augmenter les recettes que celui qui consiste à placer des obstacles au commerce et empêcher les hommes de se livrer aux activités naturelles de l’échange ! Ma seule consolation réside dans la foi qu’il s’agit seulement d’un pas sur le chemin qui mène, par un progrès naturel, à une parfaite liberté des échanges”. »

Cobden était incertain sur l’état d’esprit de l’empereur lui-même, qu’il avait rencontré à plusieurs reprises, des rumeurs circulant sur son hésitation et même une volte-face possible au cours des négociations, jusqu’au dernier moment. Cependant elles se révélèrent infondées, le cap fut maintenu… Une lettre de Napoléon III à Fould montre sa détermination, il parle de la nécessité d’abolir tous les droits sur les matières premières pour encourager l’industrie, et de réduire les droits par étape sur les biens manufacturés consommés sur une grande échelle dans le pays.

Comme il survient souvent aux diplomates envoyés à l’étranger pour négocier, Cobden acquit une sympathie croissante vis-à-vis des problèmes de ses partenaires français, et il appuya les demandes de ceux-ci auprès de Palmerston, notamment à propos du vin où les Français obtinrent gain de cause. La Grande-Bretagne devait abolir la plupart de ses tarifs, la France seulement les réduire ou remplacer les prohibitions par des droits de 25 à 30 %. Les Français pouvaient en outre étaler ces réductions dans le temps, alors que les Britanniques les incluaient dans le budget de l’année suivante. Comme Gladstone, acquis au libre-échange, Cobden se souciait peu de ces différences, pour lui, même, des réductions unilatérales de la Grande-Bretagne, sans contrepartie, l’auraient satisfait… Mais pour des raisons politiques, vis-à-vis de son opinion nationale, Gladstone insista cependant pour obtenir des concessions françaises. Cobden prévoyait en outre les conséquences internationales du traité : « l’effet du traité, écrit-il, sera ressenti partout dans le monde ; il soulèvera la question des tarifs comme étant primordiale pour tous les gouvernements européens… toutes les chancelleries se mettront à étudier l’économie politique, ce qui sera certainement une amélioration par rapport à leurs anciennes études… ».

Enfin Cobden obtint deux clauses annexes au traité, auxquelles il tenait particulièrement, l’élimination du passeport entre les deux pays et la réduction du tarif postal (en fait l’augmentation du poids d’une lettre correspondant au tarif le plus faible). Il écrivit, enthousiaste, à son ami Bright : « Ainsi la même année, nous avons le tarif, l’abolition du passeport, et une facilité postale… » (Edsall, 1986).

Après l’issue favorable des négociations, Cobden se vit offrir un anoblissement, une baronetcy, par Palmerston, qu’il refusa, en expliquant au Premier Ministre : « Une indisposition à accepter un titre étant dans mon cas plus une affaire de sentiment que de raison… Je ne m’étendrai pas sur le sujet… En outre, il ne me serait pas agréable d’accepter une récompense d’aucune sorte pour mes récents efforts à Paris : la seule récompense que je souhaite est de vivre assez pour constater une amélioration dans les relations des deux grandes nations voisines, devenues plus intimes grâce au Traité de Commerce. »

2) Michel Chevalier (1806-1879), le libre-échangisme saint-simonien

Michel Chevalier est né en 1806 dans un milieu modeste. Il est reçu premier à Polytechnique en 1823 et deuxième aux Mines en 1825. En 1830, à 24 ans, il rejette un poste d’ingénieur pour s’engager dans le saint-simonisme, alors sous l’influence de Prosper Enfantin, dit le Père (Saint-Simon est mort en 1825). Enfantin a fait du saint-simonisme une espèce de religion, de secte, en cultivant les aspects romantiques de la doctrine : vie communautaire, entraide, port d’un uniforme, travail manuel, chant de cantiques, libération sexuelle, etc. Chevalier se voit nommé à la direction du journal Le Globe, acquis par les saint-simoniens afin de propager les idées du mouvement, et il s’élève rapidement dans la hiérarchie pour devenir le second d’Enfantin, à côté d’autres jeunes gens qui deviendront célèbres, comme Isaac Pereire. Le journal fait faillite et le groupe se replie sur la communauté de Ménilmontant en 1832, étroitement surveillée par la police de Louis-Philippe.

Saint-simoniens

Saint-simoniens

 

Accusé d’outrage à la morale pour avoir préconisé la liberté sexuelle, à la suite d’Enfantin, les chefs sont condamnés à la prison à la suite d’un procès, en décembre 1832. Enfantin et Chevalier feront sept mois et demi de captivité à Ste Pélagie, ce sera l’occasion pour ce dernier de rompre avec le père et le saint-simonisme romantique. Il n’abandonne pas son idéal de réforme sociale et économique, mais décide « de rentrer dans le siècle et d’y faire carrière » (Walch, 1975) :

« Il fut un des premiers à décomposer le saint-simonisme. Le système, en effet… comprenait deux éléments : d’abord tout un côté indistinct et nébuleux, puissant mais trouble, par quoi il pouvait tout à la fois apparaître comme la dernière pensée des religions révolutionnaires et s’apparenter à tout l’irréel magnifique, à tout l’idéalisme absurde et généreux du climat romantique ; ensuite, une forte et claire doctrine, rationnelle et limpide, d’expansion industrielle, de progrès matériel et de devenir social. Le mérite et la sagesse de Michel Chevalier avaient été, une fois passée la flambée d’ivresse, de dissocier très vite, de lui-même et pour son compte, les deux aspects du mouvement, d’en rejeter tout ce qu’il comportait de mysticisme confus et de sentimentalité vague, d’en retenir avant tout un programme constructif et une méthode d’action, le goût du réel et le sens d’un grand devoir social pour l’élite intellectuelle. »

M. Blanchard, Introduction au Journal de Michel Chevalier.

Dès lors, ce sera une ascension sociale fulgurante et ininterrompue, la société le récupérant avec autant d’empressement qu’elle en avait mis à le condamner : il devient le protégé de Thiers, alors ministre de l’Intérieur, réintègre le corps d’ingénieur des Mines, est envoyé en mission en Amérique du Nord en 1833 pour y étudier les chemins de fer, à 27 ans, et y reste deux ans, à la même époque que Tocqueville. Il en ramène rapports et ouvrages (Lettres sur l’Amérique du Nord, La liberté aux Etats-Unis, Le Mexique ancien et moderne, etc.) qui le font peu à peu connaître. Il est fait Chevalier de la légion d’honneur à 31 ans, devient Maître des requêtes, collabore aux journaux en vue (Journal des débats, Revue des deux mondes), fait un riche mariage en 1844 et devient député en 1845, puis membre de l’Institut en 1851… Entre-temps, il avait été nommé au Collège de France, en 1840, à 34 ans, pour reprendre la chaire d’Économie politique qu’avait occupée Jean-Baptiste Say

Son activité s’exerce dès lors tous azimuts : il participe au lancement des chemins de fer, aux projets des canaux de Suez et Panama, il fonde la Société pour le percement du tunnel sous la Manche, il lance des appels à l’unité européenne, à l’aide aux « régions pauvres du globe », à la création d’écoles techniques, il adhère à la Ligue du libre-échange fondée en 1846 par Frédéric Bastiat… Sa conception du libre-échange est exposée dans un ouvrage de 1852 (Examen…) où il reprend tous les thèmes des économistes classiques, en ajoutant un lien entre protectionnisme et communisme, prévoyant les dérives possibles de ce dernier : « Séparée de la responsabilité, la solidarité est antipathique à la liberté ; l’association devient communisme, et au lieu du bien-être, elle ne saurait engendrer qu’un affreux dénuement, la dégradation en tout genre. » Comme les Manchestériens dans les années 1840, Chevalier défend au contraire les effets sociaux favorables du libre-échange :

« Le protectionnisme est particulièrement funeste à la classe ouvrière… La viande, taxée à l’importation, est rare et chère en France, aussi de nombreuses personnes ne mangent-elles de la viande que quatre fois l’an. Et pourtant, les salaisons des Etats-Unis et les conserves de la Plata pourraient remédier en partie à cette triste situation. L’Angleterre n’importe-t-elle pas 30 000 tonnes de viande étrangère, alors que la France n’en fait venir que 128 ! » (J. Walch, d’après M. Chevalier, 1852).

Chevalier se rallie naturellement à l’empire en 1851, il est nommé Conseiller d’État en 1852, puis deviendra sénateur en 1860. Sa grande œuvre est naturellement la négociation du traité de libre-échange : « Si cela aboutit, écrit-il à sa femme en 1859 d’Angleterre, …et il n’y manque plus que le consentement d’une personne, la plus intéressée de toutes à l’adopter… ce sera la plus grande chose que j’aurai faite de ma vie. » Pendant les négociations, il joue un rôle majeur avec Cobden et l’empereur. Pour lui, « les Français doivent montrer à cette occasion qu’ils ne sont pas capables seulement de bouleverser l’état social de la nation dans des révolutions successives, mais qu’ils savent aussi adapter graduellement et pacifiquement la législation et les habitudes de travail aux circonstances nouvelles » Jules Simon reconnaîtra à sa mort, en 1879, « qu’il était surtout le promoteur, l’auteur des traités de 1860 ; l’un des plus grands apôtres du travail, et l’un des plus grands travailleurs du XIXe siècle. »

B Le traité et l’ouverture du libre-échange en Europe

Le traité est signé le 23 janvier 1860, il a une importance considérable par son rôle de catalyseur, plus encore que l’abolition des Corn Laws en 1846, car il sera suivi d’une vingtaine de traités du même genre signés par la France – avec la Belgique (1861), le Zollverein (1862), l’Italie (1863), la Suisse (1864), la Suède, le Danemark, la Norvège, les villes libres de Brême, Hambourg et Lubeck, les Pays-Bas (1865), le Portugal et l’Autriche (1866) -, mais aussi entre les autres pays européens : l’Italie en signe 24, l’Autriche 14 et la Prusse 18… Tous ces traités ouvrent une période de libre-échange sur le continent jusqu’aux années 1890. L’Europe était partagée avant 1860 entre des puissances libre-échangistes (l’Angleterre et des petits pays dépendants du commerce extérieur : Hollande, Belgique, Suisse, Danemark, Norvège, Portugal, Piémont, villes libres allemandes) et des puissances protectionnistes comme la France, l’Autriche-Hongrie, le Zollverein, l’Espagne, la Russie). Le traité va ainsi jouer un rôle clé en faisant basculer tout le continent, sauf la Russie, dans le camp du libre-échange. L’application de la clause de la nation la plus favorisée, qui entraîne l’alignement sur les droits les plus faibles, est le moyen d’un désarmement tarifaire général. Pour la France, l’extension de cette clause aura pour effet d’abaisser les barrières douanières pour environ 80 % des importations. Comme la Grande-Bretagne et la Belgique sont les deux premiers partenaires commerciaux, l’industrie française entre en concurrence avec les pays les plus avancés de l’époque.

Le traité de janvier 1860 est un document assez court, d’une vingtaine d’articles, prévoyant l’abolition des prohibitions, l’entrée des matières premières en franchise et la réduction des autres droits de douane à un niveau inférieur à 30 % (ils allaient jusqu’à 300 à 400 % pour les fils de coton par exemple). Deux conventions complémentaires et plus détaillées furent signées en novembre 1860. En 1852, dans son ouvrage sur le protectionnisme, Chevalier avait exposé en gros les mesures qui seront prises huit ans après : un abaissement des droits de douane sur les articles manufacturés, progressif pour permettre aux industriels de s’adapter, une suppression de toutes les prohibitions à caractère commercial, l’abolition des droits sur les matières premières (houille, coton, laine, soie en cocons, lin, chanvre, peaux, graines, fonte, fer, etc.) et les denrées alimentaires, l’abaissement des droits fiscaux (sur le sucre de canne, thé, café et autres produits tropicaux), une simplification des tarifs, la suppression de tous les droits à l’exportation, la liberté pour les pavillons étrangers dans les ports français, etc. Peu après, à l’instar de la Grande-Bretagne, la loi du 5 juillet 1861 abolit le système de l’exclusif dans les colonies, datant de Henri IV, ainsi que le monopole de pavillon : les produits étrangers peuvent être librement importés et acheminés dans les possessions françaises moyennant le paiement du même droit de douane qu’en métropole.

La protection extérieure en France avait en fait commencé à être abaissée avant le traité : d’extrême à l’époque napoléonienne, elle reste très élevée pendant la Restauration (les cotonnades et lainages anglais sont purement et simplement interdits à l’importation, le fer et le charbon sont sujets à des droits de 120 %), puis elle commence à être réduite sous Louis-Philippe (Guizot propose même en 1842 une union douanière avec la Belgique), et le second Empire achèvera cette évolution. Nye (1991) remet en cause la vision habituelle d’une Angleterre ouverte face à une Fortress France. Il établit ainsi que cette dernière ne tirait que 10 à 12 % des ses recettes fiscales des droits de douane contre 35 à 40 % en Angleterre dans les années 1840 à 1870, malgré l’engagement de celle-ci dans le libre-échange depuis 1846, et il affirme de façon surprenante, et contestée : « les chiffres du commerce extérieur suggèrent que la France avait un système plus libéral que la Grande-Bretagne pendant la plus grande partie du XIXe siècle, même dans la période 1840-1860 » !

Les facteurs qui ont poussé la France dans le libre-échange résident tout d’abord dans une situation d’excédent commercial structurel depuis 1850 (cf. Asselain, 1984). On a cité également un motif politique : la recherche du soutien britannique pour la campagne de Napoléon III en Italie contre l’Autriche. Il y a aussi l’accès au pouvoir de libre-échangistes saint-simoniens, comme l’Empereur lui-même, un Saint-Simon à cheval ! selon la formule de Sainte-Beuve. De même qu’en Grande-Bretagne les écrits de Ricardo ont influencé Peel, de même en France les défenseurs infatigables du libre-échange ont influencé l’opinion et les dirigeants : « la grande réforme des Corn Laws a eu son équivalent tout aussi important en France, quoique annoncé avec moins de fanfare » (Nye, 1993). Parmi ces zélotes, on trouve bien sûr la grande figure de Frédéric Bastiat qui a su le premier introduire l’humour dans la science lugubre et l’utiliser comme une arme dévastatrice à l’encontre des opposants au libéralisme (voir la pétition des fabricants de chandelle, le cas du tunnel ou le chemin de fer négatif).

Ceux qui appuient le traité en France sont les industriels consommateurs de produits intermédiaires (fer, charbon) et naturellement les compagnies de chemin de fer pour les mêmes raisons, les producteurs de vin du Bordelais et de Bourgogne, les soyeux de Lyon, les producteurs parisiens d’articles de luxe (bijoux, parfums, etc.), les agriculteurs normands (exportateurs de produits laitiers en Angleterre) et les céréaliers du centre-ouest. On a estimé dans les années 1830 que les taxes sur le fer anglais coûtaient cinquante millions de francs par an aux industriels français, étant donné le prix plus élevé du fer national, et que cela entraînait une hausse du prix du bois (du fait de la demande accrue de charbon de bois utilisé dans les forges) de 30 à 50 % (Kindleberger, 1974). Chevalier parle dans son Cours d’Économie politique (1855) du « labeur de Sisyphe et du travail de Pénélope » imposé aux industriels français, lorsqu’on faisait payer 35 francs pour un quintal de fer valant 20 francs, à cause du tarif…  Les opposants au libre-échange sont les maîtres de forges, la plupart aristocrates, les producteurs de charbon et les industriels du textile. Il faudra les calmer par des prêts d’État avantageux (9 millions de F à la métallurgie et 16 au textile).

Par ailleurs, les concurrents des exportateurs français deviennent plus nombreux au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle (par exemple, les producteurs de blé américains ou les industriels allemands). La puissance économique relative de la France diminue également : de pays dominant dans le commerce mondial au début du siècle par sa taille, elle est rattrapée par l’Allemagne et les États-Unis. Ses exportations passent de 16 % du total mondial en 1865 à 9 % en 1885 et 7 % en 1907. Cela signifie que la demande de produits français devient plus élastique au prix, parce qu’il y a de nombreux substituts possibles, et donc qu’une baisse des droits de douane générale en Europe, conduisant à une réduction des prix pour les produits français, aboutit à une hausse des recettes d’exportations, et donc du revenu national. La France qui avait au départ intérêt au protectionnisme, parce que ses produits étaient en partie indispensables, a de plus en plus intérêt au libre-échange dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le tarif optimal a donc tendance à baisser, ce qui justifie le traité de 1860 (voir Nye, 1992).

Les effets du traité sont difficiles à évaluer car ils se mêlent à ceux de la phase d’expansion cyclique de 1858-1866, la hausse des prix de la période 1850-1873 (phase A du Kondratief), l’accélération de l’industrialisation du Second Empire, la guerre civile américaine, et enfin une période de révolution des transports…

La balance commerciale était excédentaire depuis 1848, elle devient déficitaire en 1861, mais l’excédent est rétabli en 1862 et 1863. Les importations augmentent de 25 % en volume en 1861, mais les deux tiers sont dus à une hausse des achats de céréales à la suite de mauvaises récoltes. Les produits manufacturés voient leurs importations doubler en volume cette même année. Les exportations baissent en 1861, en grande partie du fait de la guerre de Sécession et la perte de marchés américains, et non à cause du traité. Une comparaison des prix dans les deux pays a été effectuée par Rist (1957) d’après une Commission d’enquête de 1860 :

Tableau 2  Prix de divers produits, en France et en Angleterre, en 1860

En Angleterre

En France

Houille

10 F par tonne

40 F/t

Coke

15 F/t

55 F/t

Fonte

170 F/t

280 F/t

Fer

375 F/t

600 F/t

Acier

800 F/t

1000 F/t

Laine (drap)

14 F par m

14 F/m*

Coton (filés)

2,14 F le kg

2,51 F/kg

Coton (tissu)

0,32 F le m

0,43 F/m

Lin (fil)

2,75 F le kg

3,50 F/kg

Machines textiles (mule jenny)

2707 F

3249 F

Locomotive

75 000 F

72 000 F

Tour

3200 F

3500 F

* Le baron Seillière note en 1860 : « Je fais des draps aussi bon marché qu’en Angleterre », cité par Rist, 1957.

Sauf pour la laine et les locomotives (du fait d’usines plus modernes), les prix français sont supérieurs aux prix anglais. Ce qui explique les craintes devant l’ouverture des frontières en France et les protestations des entrepreneurs qui annonçaient « le prochain râle de l’industrie française »… Cependant, elle s’adapta très vite à la concurrence grâce à la baisse des coûts des intrants, à une productivité accrue et à l’exploitation plus intensive du réseau ferré. Les importations de biens manufacturés augmentent rapidement en 1861 et 1862, mais par la suite on assiste à une baisse, due à la compétitivité accrue des produits français (tableau 3). Quant aux exportations de produits manufacturés, elles passent de l’indice 100 en 1860 à 90 en 1861, 102 en 1862, 109 en 1863 et 117 en 1864, malgré la chute des débouchés américains. Rist considère que le rôle du traité a été décisif dans la modernisation de l’industrie française et qu’il a « permis de faire aboutir le plein développement de la révolution industrielle en France ».

Tableau 3   Importations françaises (indices en volume et milliers de tonnes)

Année Obj. manuf. Tissus laine Tissus lin Machines Coton (fils) Coton (tissus) Coke Fonte
1860 100 100 100

100

0 0 532 114
1861 202 695 141 298 758 948 568 196
1862 252 1230 119 306 1240 894 651 156
1863 236 1030 96 348 280 301 653 34
1864 239 1020 98 370 221 440 650 65

Source : Rist, 1957

 

   Les entreprises se modernisent pour affronter la concurrence et par exemple la fonte au coke se généralise, le procédé Bessemer est adopté et les textiles se mécanisent. La puissance des machines à vapeur installées augmente de 12 750 CV par an entre 1856 et 1860, mais de 16 000 CV par an entre 1860 et 1864 (Rist, op. cit.). De même en Alsace, Dunham (1930) avait établi que le nombre de métiers à tisser à main était passé de plus de 8 000 en 1856 à 7 000 en 1859, puis à 4 000 en 1862, tandis que les métiers à tisser mécaniques étaient passés respectivement de 15 000 à 22 000 et 25 000. Les firmes bénéficient des importations de matières premières bon marché comme le fer et le charbon (alors qu’elles étaient handicapées jusque là par les coûts élevés des produits français), ce qui les rend plus compétitives à l’exportation.

Une étude plus récente de Lévy-Leboyer et Bourguignon (1985) permet cependant d’avoir une vision différente des effets de l’ouverture. Le commerce extérieur connaît une croissance rapide, deux fois plus élevée que celle du Revenu, et les exportations passent de 6,2 % du Produit national en 1846 à 20,6 % en 1875. Les taux de croissance industrielle ont été de 1,9 % par an avant l’Empire, 1,5 % pendant et 1,6 % après, sous la troisième République, alors que le taux de croissance du PNB y a été plus élevé (2,5 % contre 1,4 % sous Louis-Philippe). L’ouverture extérieure de 1860 aurait donc ralenti l’industrialisation en spécialisant davantage le pays dans ses avantages comparatifs agricoles. L’effet du libre-échange serait donc globalement positif puisque la croissance économique a été plus forte, avec une progression plus rapide des secteurs non industriels : « en ouvrant l’économie à la concurrence externe et interne, la série de réformes instituées par Napoléon III a accru l’efficacité économique générale et les niveaux de vie de la population, aux dépens de quelques secteurs de l’industrie, en obligeant les firmes à introduire les innovations trop longtemps retardées et en réajustant la composition du produit en accord avec les véritables forces de l’économie française » (Nye, 1991).

Une autre interprétation est celle de Marczewski (1965) et d’Asselain (1984) qui voient dans le libre-échange une des causes des difficultés agricoles de la fin du siècle, alors que « l’industrie française n’a pas été surclassée par l’industrie britannique ». Sous la IIIème République, l’excédent commercial fait place à un déficit avec la montée rapide des importations, non compensée par un développement équivalent des exportations. La perte des centres industriels textiles (un tiers des cotonnades du pays), mécaniques et métallurgiques en Alsace-Lorraine en 1870, explique en partie ce recul relatif et ce déséquilibre. Une autre raison tient aux difficultés agricoles, avec la maladie du vignoble (le phylloxéra détruit 500 000 ha de vignes dans les années 1870, soit le quart des surfaces cultivées) et aussi la stagnation de la production et des exportations céréalières face à la concurrence américaine et russe (la protection naturelle dont bénéficiait l’agriculture française cesse avec la réduction massive des coûts du transport océanique dans les années 1880).

Du côté anglais les effets économiques ont été moins importants car le pays était déjà ouvert sur l’extérieur depuis 1846. Les exportations manufacturées ont cependant augmenté rapidement avec le traité et ceux qui ont suivi, à quelques exceptions près, notamment le cas du sacrifice de l’industrie de la bonneterie située à Coventry, laminée par les importations française, prix à payer pour le succès du traité et le développement des ventes d’autres industries britanniques (voir Mathias, 1983).

Après la défaite de Sedan et la chute du Second Empire, la IIIe République va progressivement abandonner la politique libre-échangiste de Napoléon III. Thiers notamment, malgré son appui à Chevalier, était hostile au libre-échange. Le retour au protectionnisme s’explique aussi par la défaite de 1870 et la nécessité de trouver des recettes fiscales pour payer l’indemnité de guerre imposée par la Prusse. Le mouvement sera assez lent puisqu’il faudra attendre 1881 pour voir la protection se renforcer et les tarifs Méline de 1892 pour que les droits reviennent aux niveaux d’avant le traité de 1860. Une protection qui n’empêchera pas le commerce international de poursuivre sa croissance jusqu’en 1914.

Kindleberger (1974) conclut son étude sur la montée du libre-échange en Europe au XIXe siècle par l’idée que « Manchester et les économistes anglais ont persuadé l’Angleterre, et qu’à son tour l’Angleterre a persuadé l’Europe ». Il fait ensuite une comparaison plus poussée des motivations des différents pays :

« En Angleterre le libre-échange apparut comme une doctrine des économistes, avec diverses rationalisations : hostilité aux monopoles, hausse des salaires réels, profits plus élevés, meilleure allocation des ressources, accroissement de la productivité à travers les innovations stimulées par la concurrence étrangère. En France, le libre-échange vint moins des intérêts exportateurs que de ceux des industriels importateurs de matières premières et d’équipements, et que cette évolution libre-échangiste a été appliquée par un gouvernement fort (motivé par des gains de politique internationale) pour vaincre les intérêts acquis et les groupes de pression protectionnistes. En Allemagne, le libre-échange a été le produit des intérêts des exportateurs de grains et de bois, politiquement dominants en Prusse. En Italie enfin, il s’agit surtout de l’influence des doctrines dominantes en Grande-Bretagne et minoritaires en France, importées par un pouvoir fort et imposées à une structure politique relativement désorganisée. »

Ce bloc européen à faibles tarifs (low tariff bloc) verra son évolution contrecarrée par la volonté de l’Allemagne, après 1879, de créer un ensemble commercial en Europe centrale pour y exercer son hégémonie, en écartant les démocraties occidentales, qui vont se retourner vers leur empire colonial à la fin du siècle, comme alternative de second rang.

CONCLUSION

Dès 1929, Aristide Briand avait proposé la création d’une union douanière en Europe, mais les Britanniques s’y étaient opposés, ce qui n’empêcha pas Churchill de proposer en 1946 à Zurich dans un discours célèbre la création d’une sorte d’États unis d’Europe, mais sans la Grande-Bretagne, celle-ci figurant, avec le Commonwealth et les Etats-Unis, comme « amis et sponsors de cette Nouvelle Europe »… La réduction des tarifs dans les premières années d’après-guerre sur le continent était freinée par une disposition du GATT, accord établi en 1947 : la clause de la nation la plus favorisée… En effet, toute réduction de droits de douane devait s’appliquer à l’ensemble des pays membres, ce qui rendait prudents les pays européens, peu soucieux de s’ouvrir à une concurrence mondiale. Mais le GATT avait prévu une exception dans le cas des pays allant vers une abolition totale des droits entre eux, c’est-à-dire formant une zone de libre-échange ou une union douanière. Il ne restait plus alors qu’à former cette union en Europe… À Messine, en Sicile, une réunion des pays de la CECA en établit les bases en juin 1955, sous la direction énergique de  Paul-Henri Spaak. La Grande-Bretagne fut invitée, mais déclina toute idée d’abandon de supranationalité, donc toute participation à un tarif douanier commun, et elle se retira de la discussion, comme elle avait un peu plus tôt refusé de participer à la CED et à la CECA.

Mais rapidement les conditions économiques impliquèrent un revirement, le commerce britannique avec les pays du Commonwealth passait de 44 % de ses échanges en 1950 à 24 % en 1968, tandis que les échanges avec les six de la Communauté européenne, créée en 1957 par le traité de Rome, passaient de 12 à 20 %. La Grande-Bretagne entama donc des négociations pour adhérer, mais sa candidature fut repoussée à deux reprises, en 1961 et en 1967, par la France du général De Gaulle, disposant de son droit de veto. Ce n’est qu’après les événements de Mai 1968, et le départ de ce dernier en 1969, que l’entrée de l’Angleterre fut possible, avec le Danemark et l’Irlande, par un traité d’adhésion signé à Bruxelles. Ce premier élargissement de la Communauté à trois nouveaux pays membres eut lieu le 1er janvier 1973 avec une période transitoire de cinq ans pour permettre à ces pays un alignement de leurs tarifs et de leur politique agricole. Ainsi la prophétie de Jean Monnet s’est trouvée vérifiée : « Il y a une chose que vous Anglais ne comprendrez jamais, c’est la force d’une idée ; mais il y a une autre chose que vous êtes suprêmement bons à saisir, c’est un fait concret… Nous aurons à construire l’Europe sans vous, mais alors, et alors seulement, vous viendrez nous rejoindre. »