À la croisée des mondes Tribunes

Pour un comparatisme français ouvert à la francophonie et aux métissages culturels. Plaidoyer en forme de polémique.

C’est un constat banal que de souligner le peu de place que tiennent les littératures francophones, et plus particulièrement celles du Tiers-Monde ou des Immigrations, dans l’enseignement universitaire français. Or on sait aussi que par le biais entre autres des « postcolonial studies », que précédaient les « gender studies », ces mêmes littératures francophones, perçues comme davantage en rapport avec l’actualité politique mondiale, sont souvent la voie d’accès essentielle, hors de France, à ce qu’il reste d’enseignement de littérature française. Et que c’est plus particulièrement à travers la thématique centrale du transnational, des migrations ou des minorités que ces littératures francophones intéressent les lecteurs étrangers. Le comparatisme français quant à lui est le plus souvent limité à l’étude, comparative ou non, d’« aires linguistiques », qui sont de plus majoritairement européennes. « Quelle langue comparez-vous à quelle langue ? » est la question implicite ou explicite à partir de laquelle on « classe » les comparatistes pour établir des équilibres entre aires linguistiques au sein des sections de littérature comparée. Et ceci exclut bien sûr la francophonie, supposée monolingue et donc non comparatiste. Ces départements ou sections de littérature comparée ainsi définis apparaissent donc implicitement comme des annexes sous-appréciées des départements de langues étrangères, et au mieux comme des annexes tout aussi dépréciées des départements de littérature française.

    Une telle conception du comparatisme et des « aires linguistiques » suppose des identités closes et fixes, reposant sur une cohérence entre identité et langue, dont la littérature dans chaque langue considérée serait la garantie, l’affichage rassurant. Elle exclut les identités problématiques, migrantes, transnationales, et autres. Elle suppose une cohérence entre identité et territoire, même si parfois elle condescend à examiner des « diasporas », à condition que celles-ci se réclament d’une même langue et d’une même origine perdue du fait d’aléas clairement localisables de l’histoire. Plus encore : sur le plan épistémologique, elle exclut l’apport des sciences humaines, tout en renvoyant aux sociologues et aux anthropologues l’étude des littératures émergentes dont notre modernité fourmille, et face auxquelles elle se trouve méthodologiquement comme idéologiquement démunie. Elle ignore de ce fait, dans un monde plus que jamais mouvant où elle est de plus en plus seule à considérer les identités comme immuables, la fonction productrice d’identité de toute littérature, c’est-à-dire un des aspects essentiels selon moi de l’énonciation littéraire.

    Un des résultats les plus choquants d’une telle conception du comparatisme peut se lire dans la politique des programmes de cette autre exception française qu’est l’agrégation, dont on sait qu’elle est devenue bon an mal an le prisme de consécration de la respectabilité universitaire de la littérature. Le seul auteur francophone qui ait jamais figuré aux programmes d’agrégation est Léopold Sedar Senghor, en 1987, et de plus c’était en littérature française et non en littérature comparée. Et l’on sait aussi que Senghor, qui fut l’un des promoteurs en 1962, avec Habib Bourguiba, de ce concept de francophonie, en représente la version la plus officielle et la plus coupée du réel, dans sa généreuse et suspecte utopie, puisqu’il le définit comme « cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, cette symbiose des ‘énergies dormantes’ de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire » ! (1) Enfin, faut-il encore préciser que c’est précisément à l’agrégation, dont elle a fait son fief, que cette conception d’un comparatisme limité à la comparaison entre des textes d’ « aires linguistiques » différentes se contredit le plus elle-même, puisque par la force des choses les textes en langues étrangères y sont abordés à partir de traductions françaises ?

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    Or, loin de cette ignorance frileuse, tout, dans les littératures francophones, invite à les considérer d’un point de vue comparatiste, tant il est vrai que comparatisme et francophonie multiplient les points communs.

    Comparatisme et francophonie sont l’un et l’autre des discours problématiques. La discipline « littérature générale et comparée », à la définition ambiguë, a encore souvent de la peine, cinquante ans après la fondation de l’AILC à Venise, à se faire reconnaître comme discipline universitaire à part entière, face à la littérature française ou à côté des langues et civilisations étrangères. Concrètement, cette indécision, on l’a vu, la met souvent en situation d’annexe dévalorisée de l’un ou l’autre de ces deux pôles majeurs, ce qui permet parfois à ces derniers de l’utiliser pour permettre des recrutements fort peu « comparatistes » qui augmentent de fait de façon déguisée leurs propres effectifs. Certains comparatistes ne sont-ils pas utilisés souvent pour enseigner la langue étrangère dont leur « profil » supposé comparatiste se réclamait ? Et d’autres, loin de toute considération comparatiste, ne sont-ils pas d’abord considérés comme les spécialistes de tel ou tel grand auteur étranger, sur un pied d’égalité avec les chercheurs effectivement spécialistes de la langue et littérature étrangère concernée ? Certes, cette situation est tout à l’honneur des spécialistes concernés, mais ne laisse guère deviner quelle est la justification « comparatiste » de leurs recherches, sauf à penser, ce qui est également vrai, que toute recherche littéraire est obligatoirement comparatiste.

    La francophonie quant à elle souffre de la même ambiguïté définitionnelle et de la même position « mineure » ou dévalorisée. On sait, ainsi, que l’une des questions récurrentes concernant la francophonie littéraire est de savoir si la littérature française en fait ou non partie : les français ne sont-ils pas, tout naturellement et par définition, les premiers « francophones », puisque ainsi que le terme « francophone » l’indique, ils parlent le français comme Monsieur Jourdain fait de la prose ? Dans ces conditions, établir une différence entre « français » et « francophones » ne revient-il pas à faire de ces derniers des locuteurs du français de deuxième catégorie ? Des « utilisateurs » à qui le français est prêté, mais n’appartient pas ? Utilisateurs de seconde zone de ce fait, qui ne peuvent donc pas maîtriser le « génie » d’une langue dans laquelle ils ne sont pas installés depuis plusieurs générations ? Et littératures, dès lors, qui ne seront que des traductions dans une langue qui ne leur appartient pas, d’une culture qui relèvera donc, soit d’une littérature de langue non-française même si elle est écrite en français, soit plus encore d’une oralité non-littéraire, qui sera quant à elle du ressort des anthropologues, et non des spécialistes de littérature. Et comme tout échange avec les sciences humaines apporterait à la « pureté » supposée des études littéraires un abâtardissement certain…

    Non seulement comparatisme et francophonie sont des discours problématiques comparables, mais le comparatisme peut, de toute évidence, se faire au sein de littératures d’une même langue. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre le français de Kateb Yacine et celui de Chamoiseau, celui d’Anne Hébert, et même celui de Proust ? La diversité des langues françaises au sein de la francophonie est bien plus grande en tout cas que la différence entre traductions en français standard de textes étrangers utilisés à l’agrégation de Lettres modernes. Mais surtout cette diversité récuse de plein fouet la vision officielle, commune entre autres à Senghor et Mitterrand, d’une francophonie à vocation universelle, dont l’AUPELF avait dressé il y a quelques années une carte bien connue, que j’ai refusé d’afficher dans mon bureau. Car la francophonie est d’abord une multiplicité de cultures auxquelles des langues diverses sont rattachées, et entre lesquelles des langues françaises diversifiées permettent un comparatisme plus réaliste et plus actuel que la frileuse clôture intra-européenne des programmes d’enseignements comparatistes en France. Plus qu’une rencontre entre langues le plus souvent européennes, qui plus est à travers des traductions, le comparatisme doit donc permettre une véritable rencontre littéraire entre cultures, dont la différence sera plus évidente qu’entre les seules cultures européennes, et dont l’inscription dans une actualité politique plus récente sera aussi un gage de vitalité auprès du public.

    Car ce public, on l’a déjà vu, est avant tout sensible aux mutations culturelles qui se jouent dans notre actualité. Il s’intéresse aux minorités qui néanmoins composent une part de plus en plus importante des sociétés industrielles que nous connaissons, et qui s’avèrent de plus en plus être des sociétés métisses, qu’elles l’acceptent ou non. La « marche des beurs » de 1983 (2) ne proclamait-elle pas déjà « La France, c’est comme une Mobylette, ça marche au mélange » ? Les identités nationales ne sont pas univoques. Mais la France plus que d’autres pays européens a beaucoup de mal à l’accepter. Peut-être à cause d’une tradition jacobine postulant l’unité de la nation, mais surtout à cause d’une histoire coloniale dont la mémoire, plus ou moins honteuse, n’arrive toujours pas à se dire. On constate en effet que le succès actuel des recherches sur le transnational, la migration, ou les « postcolonial studies » est plutôt localisé dans des pays dont l’histoire coloniale est plus anecdotique, pour ne pas dire inexistante, que dans un pays comme la France où cette histoire est plus récente et plus traumatique par sa contradiction avec ce discours humaniste universalisant, précisément, dont on a vu la francophonie officielle se réclamer. Au regard de cette histoire coloniale, le cliché selon lequel le français serait la langue de l’humanisme et du respect de l’Autre passe mal. Et cependant nos banlieues nous rappellent quotidiennement qu’elles font partie de notre identité, et produisent depuis peu une littérature qui nous le montre encore plus. La nomination récente d’Azouz Begag, le plus connu de ces écrivains, comme ministre de la Promotion de l’égalité des chances, est-elle une tardive reconnaissance de ce métissage ? Le moins qu’on puisse en dire en tout cas est que cette reconnaissance est discrète…

    Ce métissage et ses productions culturelles de plus en plus nombreuses (3) invitent à une description comparatiste au sein même de l’identité nationale dont on vient de voir qu’elle est plurielle. Description comparatiste qui participerait peut-être même, dès lors, à la mise en évidence et à la production de discours culturels et littéraires plus proches de notre réalité métisse, dont Jacques Berque montrait déjà en 1985 qu’elle est avant tout « sous-décrite ». (4) Mais cette productivité du comparatisme, dont on peut rêver, supposerait une prise en compte de la littérature comme réalité sociale en situation, et donc une ouverture aux sciences humaines dont j’ai déjà parlé. Elle supposerait aussi de reconnaître que les « aires linguistiques » auxquelles s’accroche le comparatisme français n’ont pas la cohérence culturelle que ce comparatisme leur suppose. Elle invite enfin et surtout à ne plus penser le littéraire que comme une activité élitiste coupée d’une réalité toujours mouvante. À considérer au contraire le littéraire comme producteur d’identités et de déchiffrements du monde, plutôt que comme simple description du réel. Accepter que la littérature ne se contente pas de décrire le réel, mais qu’elle en fait partie, allant même jusqu’à le produire.

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    C’est autour de cette redéfinition du littéraire que pourrait se réaliser ce mariage du comparatisme et de la francophonie que j’appelle de mes vœux. La Société française de littérature générale et comparée (SFLGC) a en effet trop tendance à oublier que dans son intitulé même figure le terme de « générale », qui invite d’abord, toutes « aires linguistiques » bues, à une réflexion sur la littérarité. Si le comparatisme acceptait de se faire parfois descripteur des métissages culturels et littéraires actuels, et de leur prêter la voix d’une reconnaissance universitaire, il serait moins coupé du réel, et surtout il gagnerait un observatoire privilégié pour évaluer la littérarité en général. Cette évaluation bénéficierait là en effet d’un objet plus qu’intéressant, sur le plan théorique, dans l’émergence d’une expression littéraire à partir d’espaces culturels traditionnellement considérés comme non-littéraires. Cette rencontre entre « littéraire » et « non-littéraire » permettrait précisément à la méthode comparatiste d’aboutir à une approche plus convaincante, par opposition à son contraire, de ce qu’est à proprement parler la littérarité. Elle pourrait en particulier s’interroger dans cet environnement sur la non-littérarité de discours ou même de comportements coupés de la longue tradition de textes par rapport auxquels les littératures « consacrées » développent leur intertextualité, dimension essentielle, précisément, de leur littérarité. Et se demander alors à partir de quel moment une émergence littéraire s’appuie sur une intertextualité suffisante pour produire des textes véritablement « littéraires ». Elle pourrait observer également les aléas des déplacements de modèles littéraires dans des espaces dont ils ne font pas partie de la tradition culturelle : dans ces espaces étrangers ces modèles rencontrent en effet, ou ne rencontrent pas, d’autres modèles, avec lesquels ils développent des jeux d’intertextualité beaucoup plus inattendus que ceux que produit la rencontre entre elles des seules littératures européennes consacrées, dont les modèles sont beaucoup plus proches les uns des autres. Et parfois ces modèles – le voyage du roman européen dans des espaces culturels où ce genre était inconnu jusque là en est un bon exemple – ne reviennent-ils pas transformés de ces périples inattendus, pour produire alors de nouveaux canons esthétiques féconds dans l’espace d’origine même de ces genres voyageurs ?

    S’interroger sur l’essence de la littérarité suppose par ailleurs une démarche proprement comparatiste, dans le fait de confronter aussi cette littérarité à des productions censées non-littéraires au sens strict du terme, comme l’oralité, la musique, le cinéma, la danse, et d’autres. On peut même aller plus loin : en un sens la délinquance dont l’actualité nous abreuve dans les banlieues des grandes métropoles européennes n’est-elle pas elle aussi, à sa manière, un mode d’expression paradoxal, en ce qu’il exhibe le manque béant d’une parole de ces vécus relégués périphériques par les discours de la bien-pensance ? Non-littérarité absolue, n’est-elle pas un espace idéal pour mettre à l’épreuve a-contrario notre littérarité, et mieux la définir ? Et se demander aussi comment se développe le littéraire dans des espaces vierges de paroles, comme le sont encore grandement l’immigration ou plus généralement les banlieues, auxquelles on enlève la possibilité de se dire lorsqu’on les décrit de l’extérieur à partir du concept pour le moins dépassé de « cultures d’origine » ? Concept qui relève, précisément, de cette définition des « aires linguistiques » ou culturelles comme immuables que j’ai dénoncée plus haut.

    La littérarité cesserait dès lors d’être un alibi de repli sur soi loin de la trivialité du réel, pour retrouver sa fonction de productrice d’un sens pour une réalité qui le cherche encore, parce qu’elle est sous-décrite. Le comparatisme ainsi conçu participerait alors à donner un sens à la rencontre des cultures, au lieu de se contenter de les décrire. Il s’ouvrirait également aux sciences humaines, tout en affirmant plus clairement dans cette rencontre ce qui fait la spécificité du littéraire. Car tel qu’il est pratiqué dans les frilosités actuelles, le comparatisme n’est-il pas souvent le prétexte à de simples catalogues thématiques comparés, lesquels relèvent souvent d’un « sociologisme » que les sociologues récuseraient pour son manque de rigueur, et que les « littéraires purs » ont depuis longtemps refusé ? L’utilisation des sciences humaines, et plus généralement le décentrement de notre regard dans des espaces non considérés traditionnellement comme littéraires permettrait au contraire une évaluation de la littérarité rendue plus facile par le recul critique ainsi produit.

    Plus concrètement, une telle ouverture du comparatisme permettrait également aux enseignants directeurs de thèses que nous sommes fréquemment, de répondre plus judicieusement aux demandes d’encadrement de plus en plus nombreuses de chercheurs issus des pays anciennement colonisés. Chercheurs qui sont déjà majoritaires dans de nombreuses universités françaises, où ils sont souvent encadrés avec paternalisme par des directeurs ne connaissant pas les auteurs dont ils traitent, et découvrant parfois le jour de la soutenance seulement, que ce sujet avait déjà été traité plusieurs fois… Chercheurs qui lorsqu’ils veulent une direction moins paternaliste et plus au fait de leur domaine s’adressent aux très rares enseignants de rang magistral ayant travaillé sur ce dernier, enseignants qui se trouvent de ce fait submergés par le nombre de thèses : à moi seul, je dirige actuellement 63 thèses et mémoires de master !

    Plus politiquement enfin, elle permettrait enfin de proposer une définition moins officielle et universalisante de la francophonie comme « humanisme mondial » à laquelle continuent de se référer bien des officines ministérielles, même si heureusement sur ce plan des progrès sont très sensibles. On s’apercevrait en particulier, à partir d’un comparatisme interne à la francophonie, que cette dernière recouvre des cultures très différentes, entre lesquelles le français permet le surgissement de littératures qui ne se conçoivent que dans la rencontre des modèles et des discours : et cette dernière n’est-elle pas l’objet même du comparatisme, y-compris dans sa conception la plus traditionnelle ? Le comparatisme alors ne se contenterait plus de décrire ces rencontres depuis un langage critique qui ne se poserait pas la question de sa propre origine : il serait un discours véritablement actif et acteur, en ce qu’il proposerait des mots pour dire cette diversité, tout en se mettant lui-même en situation. Il retrouverait alors ce qui est sans doute le rôle premier de la littérature : trouver les mots pour dire l’indicible, ou plus simplement le non-encore dit.

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(1) Esprit, n° spécial, « Le français, langue vivante », 1962, p. 844.

(2) Entre autres documents sur cette « marche », on pourra consulter le récit de l’un de ses organisateurs : Bouzid, La Marche. Traversée de la France profonde. Paris, Sindbad, 1984, ou encore le roman semi-autobiographique de Nacer Kettane, Le Sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985.

(3) En littérature, non seulement les écrivains « beurs » sont nombreux, mais même des écrivains plus banalement « franco-français » s’inventent une identité d’écriture « beur », comme Chimo, Paul Smaïl ou Youcef MD par exemple. Il est intéressant aussi de souligner que le roman « fondateur » de la littérature « beur », Le Thé au harem d’Archi Ahmed, de Mehdi Charef (Le Mercure de France, 1983), montre un groupe de jeunes des banlieues essentiellement pluriethnique, dans lequel le pire délinquant, dont la bourde de cancre donne son titre au livre, n’est pas d’origine arabe. Cette mixité culturelle de banlieue est par ailleurs devenue la norme pour les groupes de rap ou de hip-hop, bien plus nombreux que les textes littéraires.

(4) Dans L’Immigration à l’École de la République. Rapport d’un groupe de réflexion au Ministère de l’Éducation nationale. Paris, CNDP, 1985.