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Mon fils, ce connard

 

Y en marre.

Y en a vraiment marre de ces jeunes imbéciles qui n’ont qu’une chose aux lèvres, et votre fils monsieur, vous voulez nous parler de lui s’il vous plaît. Comment était-il ? Vous voulez bien le décrire ? Était-il beau ? Il était intelligent, n’est-ce pas ?

Est-ce que je peux vous faire une confidence, monsieur ? Votre fils, monsieur, a changé ma vie.

Mon fils ! Ils parlent de mon connard de fils.

Oui, mon fils, ce morveux, cet idiot, ce connard.

Y en a marre. Je refuse de parler de lui. Mon fils était un con, voyez-vous, quelqu’un qui n’a jamais rien foutu, est-ce que c’est clair ou faut-il que je me répète, c’était un raté.

Oui, vous avez bien compris, un RATÉ !

Et pourquoi, puisque vous y êtes, pourquoi ne pas consacrer un peu de temps au père. J’ai des choses à dire, moi, j’ai vécu moi, oui, monsieur, mademoiselle, je ne me suis pas contenté de faire le clown, j’ai vécu, je me suis battu. Mais je ne suis qu’un vieux, n’est-ce pas, l’idiot du village, je devine, dans vos yeux, du mépris, du dédain, je ne suis rien d’autre que le géniteur d’un être exceptionnel, autrement je n’existe pas.

Je ne suis pas violent mais j’ai très envie, que Dieu me pardonne, de leur péter la gueule.

Mais qu’est-ce qu’ils sont arrogants et prétentieux !

Oui, monsieur je suis étudiant en lettres, oui, monsieur, j’écris une thèse, ensuite ils enfilent les gros mots, marxisme, existentialisme et je ne sais trop quoi encore, ils croient m’épater les pauvres mais je les trouve ridicules, ce sont des clowns. Je ne suis pas un intellectuel, c’est vrai, mais peut-on ainsi consacrer sa vie à des conneries qui ne servent à rien et en plus ça se prend au sérieux, ça se croit important, ça se croit supérieur.

Mais où va-t-on ? Qu’est-ce qu’ils savent de la vie ces fils et filles de bourgeois, est-ce qu’ils ont fait la guerre, est-ce qu’ils ont déjà buté une personne, est-ce qu’ils ont subi la pauvreté, dans tout ce qu’elle a de plus sordide, de plus révoltant. Non, sûrement pas mais cela ne les empêche pas de pondre des âneries sur le néant, la révolution, un monde meilleur ou je ne sais trop quoi encore. Mais, cerise sur la merde, si on peut dire, mon connard de fils les fascine. Ils croient, et je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi, que c’était un être exceptionnel, qu’il a incarné « l’angoisse des temps modernes », mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire. L’angoisse ? Quelle blague.

Mon fils était un petit merdeux qui n’a jamais rien foutu. Médiocre à l’école, peu doué pour le travail, paresseux comme tout, il était une sangsue qui a tout bousillé, ma vie et surtout celle de ma sainte épouse. On me trouvera grossier, que Dieu me pardonne, mais mon fils était un vrai con. Moi, j’ai des choses à dire sur ma vie, sur la vraie vie. Est-ce que vous savez, mes chers étudiants, étudiantes, que j’ai fait la guerre pour libérer mon pays du joug du colonialisme ? Et, figurez-vous, que ça laisse des traces, c’est pas des choses pour les écrivains, nos chers é-cri-vains, nos chers pouètes, pardon poètes, nos chères âmes sensibles, fabricants de jeux de mots pour pétasses, c’est beaucoup plus sérieux que ça, est-ce que vous m’autorisez à vous parler de ce que j’ai vu ou c’est trop douloureux pour vos oreilles encore trop douces, trop tendres ?

Est-ce que vous savez que je suis philosophe à mes heures perdues ? Que je suis convaincu qu’on n’a qu’un seul destin, qui nous choisit, qu’on le veuille ou pas. M’est-il utile pour autant d’écrire un livre à ce propos, de dire tout et n’importe quoi pour se faire remarquer ? J’ai vécu, moi, mes chers freluquets, j’ai connu la vraie vie, je ne suis pas un rat de bibliothèque, un connard, comme mon fils.

Mais que vous voulez-vous que je vous dise à propos de lui ? Qu’il est né avec une aura autour du crâne ? Qu’il était plus intelligent que les autres ? Qu’il était profond, philosophe ? Qu’il était un grand incompris ?

Non et non, il était comme les autres, comme tous les enfants. Il n’avait aucun don particulier et en plus il était laid. Oui carrément laid, des yeux de poisson frit, un nez comme une tomate écrasée, une bouche comme le cul d’une pintade. Il est né raté il ne voulait rien faire, il n’avait pas d’ambitions, il ne souhaitait qu’une ou deux choses, dormir, se pavaner au soleil et taper mon fric pour s’acheter de la bouffe.

Je le revois, le petit con, mon fils, votre soi-disant héros ou antihéros des temps modernes, avec son air d’attardé mental, son doigt toujours fourré dans le nez, son minois d’éternel raté.

Je le revois, et vous savez quoi, j’ai envie de lui flanquer une claque.

Peut-être que vous n’avez pas essayé de le comprendre ? Mais qu’est-ce que cette question peut bien vouloir dire ? J’ai été un bon père, monsieur, je n’avais pas beaucoup d’argent, mais je lui ai toujours donné le nécessaire, je l’ai toujours guidé, aidé, mais il était réfractaire à l’ordre, à la discipline, c’était un paresseux, je vous dis, rien que ça, il n’y pas d’autre explication. Moi, monsieur, j’ai élevé mes enfants à la dure, beaucoup d’amour et une raclée de temps en temps et, croyez-moi, c’est une méthode qui a fait ses preuves.

Mais comment vous expliquez que tant de personnes, à travers le monde, l’admirent ? Mais qu’est-ce que j’en sais moi, est-ce que c’est mon métier d’entrer dans la tête de tous les cons de l’univers, savoir ce qu’ils y mijotent ? Non, mais laissez-moi vous dire, mon fils savait faire le malin, il a compris qu’il n’arriverait à rien et donc il s’est donc inventé ce personnage d’étranger, – oh oui, abracadabra, regardez-moi comme je suis étrange, je ne m’intéresse à rien, ni à la vie, ni à la mort, je me fous de tout, oh oui, abracadabra, regardez-moi, admirez-moi, je ne suis pas comme vous, je suis étrange, ouuuhhh, je suis un étranger – , un véritable piège à cons mais qui a marché puisque comme vous le dites, on le célèbre dans le monde entier.

Il avait quand même une qualité ? Si bien sûr, je dois reconnaître qu’il était franc, il était, je ne sais trop pourquoi, incapable de mentir, c’était sans doute sa seule qualité.

Et que pensez-vous de son écriture, de son style parfaitement maîtrisé ? Mais qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas docteur en lettres moi. Et puis quoi, n’importe quel con aurait pu écrire un tel livre, cet enchaînement de phrases courtes qui ne veulent rien dire, du rien sur rien. Vous voulez que je m’y mette, alors, – je me réveille, je m’endors, il fait beau, j’observe les passants, j’ai faim, j’ai soif, ça m’est égal… -, alors ça lui ressemble ou pas ? Nul besoin d’être un génie pour gribouiller de telles fadaises.

Vous estimez que votre fils était immoral ? Oui, c’est ça, c’est le mot que je cherchais, il était immoral. Vous vous souvenez de cette fille, sa copine, oui Marie, c’est ça, eh bien, elle l’aimait, mais lui ne voulait qu’une chose, pardonnez-moi d’être grossier, coucher avec elle. Elle était belle, l’aimait sincèrement et voulait l’épouser, qu’est-ce qu’un homme peut demander de plus, mais non monsieur mon fils se foutait de l’amour, il n’avait qu’une chose en tête, coucher.

Coucher et ensuite avoir recours à l’alibi de son étrangeté. Et dire que la pauvre Marie est tombée dans le panneau.

Et puis il y a ses fréquentations, on a beau se dire indiffèrent à tout, mais peut-on pour autant être ami avec un proxénète, affirmer que ce dernier est très gentil et, désolé de me répéter, cerise sur la merde, se rendre au commissariat pour témoigner en sa faveur.

Et puis il y a sa sainte mère, pardonnez-moi ces larmes mais je ne peux m’empêcher de pleurer. Peut-on imaginer de femme plus merveilleuse, une femme exemplaire qui a tout donné aux autres, à ses enfants, c’était une femme simple, elle n’a jamais fait la une des journaux, elle, mais quel amour de la vie, quel amour des autres ! Et vous savez, oui vous le savez, ce qu’il a fait, il l’a mis à l’asile, oui à l’asile, parmi les vieux, parmi les fous.

Elle méritait, croyez-moi, mieux, une mort digne, mais mon fils était un égoïste, un foutu égoïste.

Et Dieu dans tout ça ? Je crois vous avoir dit que je ne suis pas un intellectuel, je ne suis pas un adepte des débats qui tournent le tournis et qui ne mènent à rien. Moi, il me faut du concret, du réel. Ceci dit n’est-il pas évident qu’il y a Dieu, moi, il me suffit d’observer un coucher de soleil pour savoir qu’il y a un créateur, qu’il existe. Et n’est-ce pas de l’immoralité que de refuser d’y croire, de refuser cette grâce ? Mon fils était un ingrat, ingrat à l’égard des autres, ingrat à l’égard du plus important, Dieu.

Un vrai con, au risque de me répéter.

Ce que je pense du crime ? Détestable évidemment, très détestable. Et qui peut raisonnablement prendre au sérieux cette foutue histoire de soleil qui tapait fort, le fameux sentiment de, quoi encore, oui c’est ça, ce mot-sésame qui ouvre toutes les portes de la connerie, l’ABSURDE. Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, la vie est toute simple, il suffit de travailler, d’avoir des objectifs, d’avoir la foi. L’ABSURBE n’existe pas, point barre. Mais laissez-moi vous expliquer pourquoi il l’a tué, il l’a tué parce qu’il voulait se faire remarquer, devenir quelqu’un, mais aussi et surtout parce qu’il était complexé et même raciste. Cela vous choque, mes chers freluquets ? Mais mon fils a toujours refusé son appartenance à deux cultures, il m’en voulait, au fond, d’être ce que je suis, et tuer cet homme était un moyen d’expier la part de l’autre en lui. Vous me dites que c’est une interprétation tendancieuse et que le raciste dans l’histoire c’est moi. Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de vos gros mots, tendancieux et puis quoi encore, je suis son père après tout, je suis le mieux placé pour l’expliquer, l’interpréter, comme vous le dites, c’est mon fils, je le connais mieux que personne, il est ma chair, mon sang, je sais tout de lui. Moi raciste, comment osez-vous, qu’est-ce que vous savez de ma vie ?

Si j’ai des remords ? Bien sûr que j’en ai, il était mon fils malgré tout, est-ce que j’ai failli à ma tâche, est-ce que je n’ai pas été à la hauteur, vous savez que parfois j’ai des doutes, j’ai beau le détester, mais méritait-il un tel sort, ainsi pendu sous les huées de la foule.

Et puis je me dis qu’il ne faut pas culpabiliser, il était libre et il avait fait le choix de la médiocrité, ce n’est pas de ma faute.

Et après tout qui suis-je ? Je ne suis que son père.

Le père arabe de Meursault, ce père qu’il a oublié, qu’il a renié. Ce père qui n’est rien aux yeux de l’histoire. Le père d’un monstre.

Le père d’un foutu connard de fils que je n’arrive pas tout à fait à détester.

Qu’on arrête de me poser des questions. Je veux l’oublier.

Y en marre.