Mondes asiatiques

Les Fantômes du crépuscule – roman personnel ou la quête identitaire

Résumé : Depuis les dernières décennies du XXe siècle, les littératures francophones témoignent de l’émergence des récits de vie. L’apparition de ce type d’écriture marque non seulement l’évolution d’un genre littéraire mais elle pose encore des problèmes de la pragmatique du vécu des auteurs en mouvement ainsi que des intérêts à l’égard de la (re)construction de leur identité. La vie littéraire vietnamienne francophone paraît féconde pour cette forme de création au point que des témoignages, des mémoires, des souvenirs commencent aujourd’hui à être mis en acte de langage. Dans le cadre de cet article, nous voudrions caractériser le roman Les Fantômes du crépuscule de Ngoc Thu Flament comme une écriture de soi. L’essentiel est d’y dégager le processus de construction de l’identité dans sa totalité.

 

 

Le Vietnam des années 1950 était une fresque du temps gris.  La déclaration d’indépendance en même temps que la naissance de la République démocratique du Vietnam en 1945 inaugura au peuple un nouvel âge, un nouveau monde qui témoignait d’une impression de la liberté inédite, mais qui présageait paradoxalement une ère douloureuse, une épreuve cuisante : le déclenchement de la guerre d’Indochine, la partition du pays en deux États après les Accords de Genève, la guerre avec les Américains et l’arrivée du communisme dans le Sud-Vietnam, les vagues de réfugiés politiques, la réunification du pays en 1975 qui paraissait quelque peu douteuse pour conquérir tous les cœurs. De telles hostilités avec des confrontations idéologiques qui couvraient presque un siècle – car aujourd’hui encore le combat n’est pas terminé – ont marqué des cicatrices indélébiles de la vie sociale et individuelle. De tels événements ont concourt à composer un ‘grand récit’ dans lequel convergent toutes les dimensions sociale, historique, politique, phénoménologique, psychologique, ontologique et esthétique. En effet, dans ce grand récit en tant qu’espace à la fois réel, fantastique et énigmatique, les moindres détails suffiraient à suggérer des interprétations significatives, d’autant plus que des personnages sociaux, malgré leur précarité, représentent une vie dotée de toute sa grandeur. Toute vie mérite effectivement d’être mise en considération, car elle se constitue par des trajectoires collectives et personnelles et forme un univers des mémoires, des souvenirs, des mythes, mais aussi un repère sur lequel se fonderait la société du futur.

Si ces trajectoires vécues par des individus s’inscrivent profondément et intimement dans la vie communautaire comme une forme d’expression collective, elles traduisent aussi leur capacité à interroger les conditions et les cours de l’histoire par les moyens de l’écriture personnelle. À ce propos, il est incontestable que les perturbations de la société accompagnent nécessairement le besoin de confirmation de soi et entraînent forcément la démonstration de l’individu. Tout de même, on s’interroge, le plus souvent, sur son identité et son destin au moment où toutes les valeurs humaines doivent être replacées dans un nouvel ordre qui exige un choix, une réorientation dont la décision chez les individus ne semble pas toujours facile. Ainsi apparaissent de plus en plus des voix personnelles permettant de cartographier les contours des mois souffrants, ceux des exilés au sein du pays, une sorte d’exil intérieur, ceux des émigrés à l’intérieur d’eux-mêmes, et ceux des expatriés au-delà de la frontière nationale.

Ce mouvement fait naître implicitement une subjectivation ou une individuation selon laquelle le sujet social qui, certes, ne renonce pas à toutes ses relations extérieures avec l’environnement social où il évolue, ressent que sa position est poussée à une certaine inquiétude ou menacée par des secousses des événements ; il cherche, par conséquent, à se replier sur soi par des procédures de méditation et de transcendance intérieure. Cette subjectivation se déploie dans l’espace étendu et se prolonge sans cesse, permettant de mettre en valeur aujourd’hui le moi dans sa quête identitaire. Elle s’exprime pour l’essentiel dans des formes d’écriture dont le contenu se noue le plus souvent à l’expérience vécue. Ainsi plusieurs genres littéraires sont-ils utilisés pour reconstruire des parcours individuels ou pour relater des expériences vécues. Dans le champ de la littérature vietnamienne francophone, ces genres de récits de vie occupent une place prédominante et deviennent un terrain fertile et riche en émotions, expériences et connaissances historiques. Cette émergence des récits de vie d’auteurs vietnamiens francophones marque, pour ainsi dire, une sensibilité à un retour aussi bien matériel que symbolique, une projection du moi refoulé et clivé.

Notre objectif, dans cet article, n’est pas d’entrer dans la discussion de l’essor de l’individuation relativement au contexte du Vietnam ainsi que des bouleversements socio-historiques comme des contraintes auxquels le sujet doit se soumettre. Intéressé par l’écriture de soi, nous voudrions accorder une importance particulière aux Fantômes du crépuscule, premier roman de Ngoc Thu Flament, comme une illustration du discours qui s’ancre profondément dans différentes dimensions de la vie individuelle, familiale et sociale. Plus précisément, nous examinerons cette triple représentation de ce roman en vue de dégager la quête identitaire, ce qui nous amènera finalement à une notion générale de phénoménologie littéraire de soi à l’heure actuelle.

Le roman constitue une description et une narration de la société saïgonnaise durant la période qui a suivi le départ des Français et qui s’est terminé par la défaite des Américains et la tombée du régime sudiste. Le récit révèle l’atmosphère accablante d’une société bouleversée où le personnage de Duyên, au fil de son enfance, connaît l’angoisse quotidienne qui est causée non seulement par la guerre mais aussi par la confrontation au sein de la famille entre mère et père. Il s’agit d’une préfiguration de la fin des valeurs ancestrales dont le cadre couvre et caractérise les parcours de la vie individuelle ; il s’agit également du drame identitaire et de la crise psychologique qui renvoient à la destinée de l’auteur.

Le paratexte révèle dès l’ouverture de l’œuvre la mention « roman » mais à la lecture nous sommes amenés d’emblée à une écriture de soi, en ce que le récit, par référence à une date « Saïgon 1954 », suscite le monde des romans personnels ou des romans autobiographiques. Le trait caractéristique de cette forme romanesque consiste toujours à mettre en avant la subjectivité, et le sujet de l’écriture, bien que l’écrivain ait l’intention de se transformer dans une perspective de la fiction, cherche à reconstruire son passé, à accéder dans son existence par l’acte narratif, à arriver à se connaître soi-même. Il semble évident que Les Fantômes du crépuscule retracent une aventure personnelle, « une jeunesse vietnamienne » de l’auteur : « À l’aube de ma vie, les fantômes sont apparus ce jour de première averse de l’année 1954. J’avais alors quatre ans et je ne comprenais pas encore ». La romancière n’est donc pas loin du sujet de l’écriture de soi qui, malgré son jeu sur la double figure, s’attache toujours à lui-même.

Un autre détail paratextuel qui met en évidence les empreintes visibles de l’auteur dans son texte réside dans la dédicace, ce qui conduit le lecteur à s’y rendre compte d’une illusion de soi : « À ma famille et à tous les Vietnamiens qui se reconnaissent dans ce récit ». Cet hommage n’est autre qu’une expression de s’affirmer au point que la famille, le monde d’origine et les autres sont une récurrence inconsciente pour rappeler le monde d’enfance du sujet de l’écriture.

Mettre l’éclairage de l’identité du sujet créateur dans son écriture exige une démarche sérieuse, car le sujet, par son acte narratif, pourrait sortir de lui-même en tant qu’acteur social pour se fringuer d’un autre statut hors de son intelligence en se réduisant dans l’inconscient. Cela dit, on devrait chercher à déchiffrer un certain fantasme inconscient de l’écrivain par son expression littéraire. De ce point de vue psychanalytique, le roman n’est plus interprété simplement comme un récit représentant une subjectivité transparente mais comme une existence d’une épaisseur dont « les scénarios fantasmatiques » sont mis en écriture. Aussi l’activité de se raconter et de raconter son histoire est-elle une façon de transformer en mot son expérience, ses mémoires et ses souvenirs, ou plus précisément, « le ‘fond’ de cette écriture inconsciente est constituée par des ‘traces-souvenirs’ qui se conservent et sont susceptibles à la fois d’être ‘oubliées’ (refoulées) et réactivées à des moments déterminés […] L’écrivain mettrait donc au travail sa mémoire (inconsciente) et celle de l’autre (lecteur-spectateur) »[1]. Ce processus de mise en œuvre de son écriture propose donc un assujettissement intérieur pour se construire une identité, ce qui correspond au fait que Ngoc Thu Flament, par la mise en intrigue de ses mémoires et de ses expériences vécues, est poussée à configurer son identité à travers son personnage de Duyên qui est en même temps la narratrice. Mais comment cette (re)construction identitaire serait-elle possible alors qu’il apparaît des distorsions temporelles dans le roman, c’est-à-dire que l’écriture romanesque ne se déroule pas dans le même ordre de l’histoire ? On parle ainsi d’une anachronie narrative qui se réfère à un retour en arrière et qui accorde une place importante à la description de l’intériorité psychologique. Le lecteur s’attend donc à une supposition d’un passé comme un univers de l’imaginaire :

L’école Calmette ouvrait ses portes pour la rentrée des classes.

Des enfants de maternelle se blottissaient contre leur parent ou pleurnichaient tout doucement. Mais moi, j’étais de nature plus expansive. Dès que Anh Bay, notre vieux serviteur, tourna le dos pour partir, je me lançai à sa poursuite en hurlant. Il fallut deux personnes pour me rattraper. Et pour me calmer, on me plaça dans la même classe que Xuân, de deux ans plus âgée que moi. Je restais collée à ma sœur, toute la journée (p. 31).

L’histoire racontée se situe à Saïgon en 1954, cinquante ans avant le moment où l’écrivain met en acte son écriture. Cette distorsion temporelle suppose une certaine illusion dans la construction de l’identité ainsi qu’appelle intensivement une puissance imaginaire de l’auteur. Cette distance mobilise également ses mémoires pour fonder une signification logique et une cohérence de la vie. En effet, l’ensemble des événements d’une existence s’organise dans une cohésion et dans une succession logique, ce qui nous suggère en quelque sorte qu’une fois prise sous forme de discours, l’histoire de vie ne se passe que par l’activité narrative. Cela dit, par la mise en œuvre de son récit en écriture le sujet créateur « se construit une identité personnelle »[2] et l’existence du sujet de l’écriture dépend de son activité narrative. Dans tous les cas, comme bien des autres, chez Ngoc Thu Flament, le processus de raconter sa vie participe de la quête des valeurs perdues ou des souvenirs oublis pour constituer une représentation de soi dans une signification. Aussi en tant que roman personnel, son écriture « s’inspire […] du souci de donner sens, de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective, une consistance et une constance », comme le remarque Bourdieu à propos de l’intérêt de l’histoire de vie[3].

Chercher à donner sens à son histoire de vie c’est aussi tenter de légitimer son accès à l’indépendance ou la manière dont l’auteur se dispose dans la démarche de dessiner sa figure dans l’univers d’appartenances. Comme beaucoup d’autres auteurs expatriés ou exilés dont les trajectoires géographiques, institutionnelles et culturelles constituent des acteurs non négligeables pour façonner leur position actuelle, l’auteur des Fantômes du crépuscule témoigne aussi d’une métamorphose singulière au travers de son parcours social et symbolique. Il s’agit des changements de « formes concrètes d’appartenance au monde », qui amènent à des déterminations de sens du récit de vie. Cette dimension sociohistorique semble assez pertinente chez Ngoc Thu Flament dont l’histoire de vie relate toute sa jeunesse au Vietnam, un univers déchiré marquant chez les individus, notamment chez les enfants innocents, des séismes psychologiques, des traumatismes, de sorte que ce roman personnel constitue une écriture rétrospective du traumatisme. Tout au long du récit se dessine une atmosphère oppressante qui caractérise le comportement et la réaction de chaque individu, et qui détruit des valeurs familiales et produit des violences et des mensonges :

Comme d’habitude, des coups de feu claquaient dans le lointain, masqués par les bruits de l’orchestre et les rires

[…]

Un silence soudain répondit, entrecoupé par quelques hoquets. Maman avait déjà allumé le poste de radio, mais il n’était pas utile d’écouter les nouvelles : des coups de feu éclataient un peut partout ; au loin, des panaches de fumée s’élevaient dans le ciel. (p. 71-72).

Le récit met l’accent sur la scène sociale d’où est issu l’individu à la recherche de son devenir en tant que sujet d’une histoire. Ce milieu social configure le sujet dans son existence d’une opacité et dans ses processus d’intériorisation du social. Mais le récit qui se déroule dans une telle scénographie permet d’identifier également des mouvements psychiques. La narratrice montre d’une façon ou d’une autre son évolution psychique comme une crise éprouvante, et cela a pour conséquence des déterminants sociaux en relation particulièrement avec ses appartenances familiales :

À la maison, le dîner représentait l’heure du jugement quotidien. La séance s’ouvrait toujours par l’interrogatoire de chacun des enfants. Comme j’étais le cas désespéré de la famille, je passais souvent en premier.

Père menait toujours son enquête de la même façon : « Alors, Duyên ? Qu’as-tu fait de ta journée ? Qu’as-tu fait en français ? Combien as-tu obtenu, comme notes ? Qu’as-tu fait en calcul ? Tes notes ? Qu’as-tu fait en vietnamien ? Tes notes ? As-tu été punie ? Pourquoi ? Joues-tu toujours avec cette Catherine Lan ? Oui ? Pourtant, je t’ai interdit de la fréquenter et tu me désobéis ! » Suivait ensuite le verdict. On appliquait la règle d’équivalence entre les notes et les coups de fouet ; on ajoutait cinq coups pour avoir désobéi à Père et continué à jouer avec Catherine Lan. (p. 94).

La récurrence de ces séquences dans le texte retrace une oppression psychique qui marque certes une période de la soumission du sujet à des forces traditionnelles, mais qui se prend pour un principe par lequel se caractérise la révolution de l’identité. Ngoc Thu Flament a choisi la figure de Duyên comme l’identité narrative, pour reprendre le concept de Paul Ricœur, pour relire son passé et inventer son présent. Prenant comme point de départ l’identité narrative en crise psychique, la romancière questionne ses contextes existentiels dans lesquels son identité individuelle se heurtait à la désagrégation familiale, communale et sociale. L’acte narratif est ainsi considéré comme un processus identitaire qui révèle le plus souvent dans le récit de vie une certaine contradiction : plus le sujet accélère sa recherche de son identité et son accomplissement personnel en se libérant pour s’auto-affirmer, plus il doit se détacher des cadres sociaux et institutionnels qui, néanmoins, constituaient le sens de sa vie. Cette quête contradictoire décèle donc la double face de l’auteur au moment où elle actualise son écriture. Cette dernière sous forme de narration n’est autre qu’une reformulation de soi « fissionnel » ou une représentation du sujet qui est « à la recherche d’une cohérence qu’il tente chaque fois de construire et qui, en même temps, lui échappe, dans cette tentative toujours reconstruite de poser sa marque sur le monde, de lui donner du sens », comme le souligne Giust-Desprairies[4].

À la recherche de son identité, le sujet d’écriture doit donc confronter cette double situation apparemment contradictoire dans la mesure où le choix sociopoétique pour Les Fantômes du crépuscule montre déjà une ambivalence générique : d’une part, l’auteur prétend rester fidèle au récit autobiographique en tant qu’objet vrai, c’est-à-dire que son acte narratif « est une mise en récit de la réalité agençant les événements pour les rendre lisibles »[5] ou il s’agit d’essayer de retrouver son passé comme il était ; d’autre part, la romancière s’engage dans un espace de l’imaginaire pour inventer sa posture ou, plus précisément, pour se construire un sens de sa présence. À cette confrontation de ces deux situations correspond dans la détermination de types d’écriture la distinction proposée par Doubrovsky entre l’autobiographie et l’autofiction :

Ce qui caractérise fondamentalement l’autobiographie, par opposition à l’autofiction, est qu’il s’agit d’un genre toujours écrit au passé. C’est un homme qui vers la fin de sa vie essaie d’en reprendre, d’en comprendre, d’en relier, d’en développer la totalité jusqu’au moment de l’écriture. […] Tandis qu’un des aspects de l’autofiction est de se vivre au présent.[6]

Pour ne pas entrer dans cette opposition de l’écriture, nous voudrions constater que par l’étude de ce roman de Ngoc Thu Flament, l’essentiel dans le processus d’affirmation identitaire consiste à mettre en cohérence le passé et le présent ou à s’efforcer d’équilibrer la vie de l’auteur en une continuité. Il y a certes un écart entre ce qui est raconté à propos du passé vécu par le personnage et ce que l’auteur vit et expérimente au présent – car les rôles et les discours de l’auteur, du narrateur et du personnage sont bien distincts au plan de la fiction, selon Paul Ricœur[7] – mais ce double volet concourt à donner un sens à la vie et à construire la vie « comme une totalité singulière »[8]. En d’autres termes, la narration est l’accès à la représentation et à l’expression du sujet dans sa quête identitaire au point que l’on considère l’identité comme un processus :

L’identité est un processus, historiquement nouveau, lié à l’émergence du sujet, et dont l’essentiel tourne autour de la fabrication du sens. Tel est le défi imposé par la modernité au pauvre sujet, hélas à l’intérieur d’un double bind caractéristique. Car simultanément elle exige de lui le contraire : qu’il soit un être librement réflexif, n’hésitant pas à questionner et à se questionner sur tout. Où se situe la contradiction dira-t-on ? Dans le fait que la réflexivité s’inscrit dans une logique d’ouverture, elle brise les certitudes et remet en cause ce qui est tenu pour acquis. L’identité au contraire ne cesse de recoller les morceaux. Elle est un système performant de clôture et d’intégration du sens, dont le modèle est la totalité.[9]

Comme une condensation des données de la vie individuelle en corrélation avec la vie sociale, l’identité narrative vise ainsi à se rendre plus visible par rapport aux contextes de dépendance ou d’appartenance. En ce sens nous pensons tout de suite à la notion d’ipséité pour caractériser l’identité dans la temporalité et la spatialité, dans le processus de métamorphose et l’empirisme. Aussi l’identité est mise en lumière par l’écriture romanesque de Ngoc Thu Flament se révèle-t-elle comme une articulation ou une corrélation d’un double moi. À ce propos, il n’est pas inutile de mentionner ici la réflexion de Paul Ricœur au regard de la relation entre « la voix narrative » et la temporalité :

On croit volontiers que le récit littéraire, parce qu’il est rétrospectif, ne peut instruire qu’une méditation sur la partie passée de notre vie. Or le récit littéraire n’est rétrospectif qu’en un sens bien précis : c’est seulement aux yeux du narrateur que les faits racontés paraissent s’être déroulés autrefois. Le passé de narration n’est que le quasi-passé de la voix narrative’. Or, parmi les faits racontés à un temps du passé, prennent place des projets, des attentes, des anticipations, par quoi les protagonistes du récit sont orientés vers leur avenir mortel [10].

Il semble évident que le roman personnel a pour fonction d’explorer à la fois le moi en quête de transcendance et le moi vécu ou empirique, ce qui correspond à ce que poursuit Monseu lorsqu’il écrit : « une telle mise en jointure du temps narratif et du temps vécu permet d’aller plus avant dans la compréhension de la dimension proprement temporelle de la condition humaine »[11]. À cet égard, comme pour affirmer son processus transcendantal de vie, Ngoc Thu Flament, après une série de « faits racontés », écrit : « Je me dirigeais vers ces horizons lointains où personne ne m’attendait. Mais je me sentais légère. Le crépuscule était déjà derrière moi, et la lumière pointait à l’Ouest » (p. 314) et plus loin encore « les fantômes se sont à jamais éteints. Et j’ai coupé mes racines du monde d’antan » (p. 317). Ces expressions rhétoriques marquent ainsi un virage d’une existence dans le temps et dans l’espace, tout en confirmant une écriture romanesque de soi. Les Fantômes du crépuscule sont donc un acte d’écriture sur le sujet en quête identitaire mais qui semble demeurer dans son univers profonde obsessionnel, visant à reconstruire une vie totale ainsi que sa signification symbolique.

 

Bibliographie

Assoun, Paul-Laurent, Littérature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996.

Bourdieu, Pierre, « L’illusion biographique », Actes de recherche en sciences sociales, Vol. 62-63, juin 1986, pp. 69-72.

Giust-Desprairies, Florence, « Raconter sa vie : la quête ontologique du sujet contemporain », in Vincent de Gaulejac & André Lévy (dir.) Récits de vie et histoire sociale, Paris, Eska, 2000, pp. 89-101.

Kaufmann, Jean-Claude, L’invention de soi, une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004.

Monseu, Nicolas, « Écrire et décrire. Situations et enjeux », in jean Leclerq & Nicolas Monseu (éd.) Phénoménologies littéraires et l’écriture de soi, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2009.

Orofiamma, Roselyne, « Les figures du sujet dans le récit de vie », Informations sociales, 145, 2008, pp. 68-81.

Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Strasser, Anne, « De l’autobiographie à l’autofiction : vers l’invention de soi », in Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.) Autofiction(s), Colloque de Cerisy, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2008, pp. 1-23.

 


[1] Paul-Laurent Assoun, 1996, p. 39.

[2] Roselyne Orofiamma, 2008, p. 72.

[3] Pierre Bourdieu, 1986, p. 69.

[4] Florence Giust-Desprairires, 2000, p. 92.

[5] Anne Strasser, 2008, p. 8.

[6] Cité par Anne Strasser, op. cit. p. 12.

[7] Paul Ricœur, 1990, p. 190.

[8] Op. cit.

[9] Jean Claude Kaufmann, 2004, p. 82.

[10] Paul Ricoeur, 1990, p. 192.

[11] Nicolas Monseu, 2009, p. 18.