Mondes africains

Le Polygone étoilé : matrice des personae katébiennes

Corollaire des questions identitaires et existentielles fondamentales, le topos de l’entre-deux cultures demeure sans conteste l’un des thèmes principaux des lettres francophones, en particulier de la littérature algérienne de langue française. L’écrivain algérien Kateb Yacine en a d’ailleurs fait sa raison d’écrire tandis que l’ordre colonial régnait encore dans son pays natal. En tant qu’auteur migrant, aux multiples facettes, à la fois romancier, poète et dramaturge, Kateb a toujours entretenu un rapport singulier avec le masque janusien de la double culture franco-algérienne. Blessé au cours de sa plus tendre enfance par la perte de sa langue maternelle, l’arabe, et conséquemment de son lien ombilical avec sa propre mère, il semble en effet travailler la nature énigmatique de son écriture pour rejouer compulsivement cette scène traumatique du choc perturbateur, et de facto exprimer la difficulté persistante de se construire un « Je » dans le monde chaotique de l’Algérie coloniale et post-coloniale. Kateb fait d’ailleurs de Nedjma le personnage emblématique, « le masque de cruauté (1) », de cet écartèlement identitaire dans son œuvre, et notamment dans Le Polygone étoilé (2) qui n’est autre que la matrice même de ses écrits à venir et passés. Ce livre, publié en 1966, ne ressemble à aucun autre grâce à sa forme fragmentée rappelant sciemment l’image mosaïque du Moi katébien. La révolution esthétique que représente une telle forme d’écriture en fait d’ailleurs le texte fondateur de la littérature algérienne moderne de langue française. Le refus katébien de la transparence narrative et la polyphonie de la souffrance des exilés (intérieurs ou expatriés) y trouvent ainsi une expression nouvelle dans un entrelacement tourbillonnant de poèmes, de scènes théâtrales, de récits, de descriptions oniriques, de communiqués de presse, et de chroniques historiques. L’enchevêtrement de tous ces genres d’écriture permet donc à l’écrivain d’explorer l’univers franco-algérien des périodes coloniale et post-coloniale, mais aussi, et surtout, une part de lui-même imprégnée d’un étrange sentiment de culpabilité. En somme, Le Polygone étoilé recèle une palette de masques divers, aux caractéristiques propres, derrière lesquels se dissimulent à la fois une poétique des genres, des personnages mystérieux prisonniers de l’entre-deux cultures franco-algériennes, le mythe de l’exil katébien, et une certaine ambiguïté du rapport à la langue. Toutes ces personae, qu’elles soient relatives à la forme ou au fond du texte, doivent par conséquent être interprétées, ce que nous nous apprêtons à faire ici d’une façon synthétique, car elles correspondent à autant d’indices révélateurs de la personnalité littéraire et sociale de ce grand maître de la langue française qu’est Kateb Yacine.

Une écriture matricielle en lambeaux ou le masque fragmenté d’une histoire collective et individuelle

 

Il convient de s’interroger tout d’abord sur la complexité structurale de l’œuvre, et en particulier sur le choix du titre « Le Polygone étoilé » qui ne peut être anodin. Il constitue en effet la première trace laissée volontairement par l’écrivain, une empreinte essentielle qui aiguille le lecteur sur la piste de la signification du recueil en termes de macro et de micro histoires. Par définition, le « polygone » désigne une figure géométrique correspondant à l’éclatement d’un cercle en angles aigus tandis que l’adjectif « étoilé » rappelle cet astre lumineux, l’étoile, c’est-à-dire « Nedjma », le personnage éponyme et métis de son précédent roman (3) publié en 1956. Il apparaît ainsi clairement que les notions de dispersion et de métamorphose des formes symbolisent chez Kateb l’exil et la relation intersubjective au monde. De ce fait, Le Polygone étoilé ne ferait-il pas référence à l’histoire de la constitution de toute civilisation via l’itinéraire singulier et le déplacement d’individus migrants, à l’instar de l’écrivain lui-même ? C’est précisément ce que nous allons tenter d’expliciter à présent par la décomposition du titre, puis de la structure de cette œuvre matricielle en fragments.

      Telle une dialectique, ce titre revêt au premier abord un sens sinistre et angoissant que le chœur des prisonniers arabes exprime dans le texte en attribuant à ce lieu polygonal une force létale, cause de mort parmi les Ancêtres, leurs descendants, et les colons. Cet univers géométrique serait donc « le pays aux dimensions d’inégalité fondamentale » (p. 33) dans lequel les dominants (qu’ils soient colonisateurs ou ancêtres) et les dominés (colonisés ou descendants) s’opposent jusqu’à leur dernier souffle. Poursuivant le mouvement dialectique, le titre « Le Polygone étoilé » connote dans un second temps une certaine idée de fraternité. Il désigne en effet tout espace où les individus d’un même peuple, dans leur lutte commune contre le colonisateur, se rencontrent, se reconnaissent et fusionnent pour ne former qu’un corps uni, prêt à défier l’envahisseur. Enfin, l’étoile, métaphore de la persona ambiguë de Nedjma, semble correspondre à l’ « Aufhebung » dialectique en symbolisant le bagne passionnel dans lequel sont enfermés ces hommes qui, malgré leurs différences, poursuivent la quête d’une même figure évasive de femme dans l’espoir d’y trouver l’incarnation d’une patrie en devenir. L’analyse de ce titre révèle ainsi le besoin ressenti par Kateb de décrire le monde chaotique de l’Algérie en guerre et des débuts de son indépendance, un besoin compulsif aspirant à une représentation de la fondation d’une civilisation sur sa terre natale.

Fasciné par l’image ancestrale et typiquement méditerranéenne de la figure géométrique du polygone étoilé, Kateb en fait le symbole de son expression littéraire, celle de l’histoire des peuples bâtie sur l’exil, à la croisée des cultures, celle nécessairement à la forme éclatée, alliant à la fois le théâtre, la poésie et le roman. À ce propos, Kamel Gaha assimile l’écriture katébienne à « l’enchevêtrement du biographique, de l’esthétique et du politique (4) », renforçant ainsi l’idée d’un entrelacement inéluctable sur la page blanche de tous les éléments constitutifs de l’existence de l’auteur, qu’ils soient relatifs à la réalité de sa sphère privée (biographique) ou publique (politique), ou à la représentation littéraire (esthétique) de ce réel bipartite. Dans Le Polygone étoilé, Kateb s’est donc appliqué à réunir soixante et onze textes en un ensemble fragmenté, dépourvu ou presque de repères spatio-temporels précis et ordonnés, « comme si la logique explicative des sources conquérantes […] n’avait d’autre but que de cacher la vérité (5) ». Cette composition en lambeaux, vierge de chapitre défini, ponctuée de vides au sien de ses diverses séquences, trouve d’ailleurs sa légitimité dans le texte lui-même. À travers une oscillation narrative au premier abord faussement incertaine, Kateb nous affirme en effet que « la mémoire n’a pas de succession chronologique » (p. 176), et que quoiqu’il arrive, « chaque fois, les plans sont bouleversés ». D’où les ellipses entre les séquences du livre, Lieux anamnésiques de réflexion sur son existence passée, présente et future en tant qu’individu exilé, pris dans la spirale de l’entre-deux langues, mais aussi Lieux d’interrogation sur la déstructuration du monde algérien depuis son invasion par les troupes coloniales françaises en 1830. Pour cet écrivain hanté « par les ombres de l’histoire (6) » et de la tradition, seules « les pages du livre déchiré » (p. 146) peuvent témoigner de cet éclatement de l’identité algérienne, de sa propre identité d’homme, un bouleversement psychologique vertigineux qu’a engendré la colonisation occidentale. En d’autres termes, seul un texte fracturé, marqué par une hémorragie verbale et de multiples syncopes de sens, a donc la capacité de faire corps avec la réalité historique de la construction des civilisations en strates successives, une édification résultant de cette expérience singulière de la transmutation qu’ont en commun Kateb et tant d’autres exilés devenus progressivement pluriels au cours de leur voyage dans l’entre-deux linguistique et culturel.

Les personnages comme masques de la métamorphose katébienne

C’est d’ailleurs au cœur même de ce processus de transformation graduelle de l’individu et du monde méditerranéen dans son ensemble que Kateb puise son inspiration créatrice qui lui permet petit à petit de donner vie à ses multiples figures de l’exil dans Le Polygone étoilé. Lakhdar, Mustapha, Rachid, et Mourad forment ainsi le cortège des personnages principaux de l’œuvre, auxquels s’ajoute Nedjma, la figure symbolique de l’Algérie colonisée. D’autres personnages épisodiques, mais toujours représentatifs de cet univers algérien en constante mouvance, font également une apparition ponctuelle d’une séquence à l’autre du livre. Il s’agit notamment de Mokhtar, de Si Mabrouk, du grand-père Mahmoud, et de Marc le soldat français. À travers la voix de Lakhdar, Kateb introduit aussi dans son œuvre ses compagnons rencontrés lors de son exil en France, amis qu’ils nomment Brahim, Ali, Chérif, et Mohammed. Enfin, une foule de personnages étranges, aux noms évocateurs des masques carnavalesques (7) de la transmutation identitaire, peuple ce recueil : Visage d’Hôpital, Visage de Prison, Ahmed La Relègue, Mauvais Temps, Face de Ramadhan, Tapage Nocturne, et Hassan Pas de Chance. En s’attachant à la signification péjorative du nom respectif de ces derniers, nous nous apercevons d’ailleurs qu’ils tendent à former un corps populaire « en état de chute (8) », apparemment incapable de s’extirper de l’incertitude de leur condition de marginaux et d’orphelins (aucun ne porte de nom de famille). Pourtant, ces personnages intrinsèquement katébiens semblent féconds des valeurs révolutionnaires nécessaires à leur éveil, et de ce fait à la construction d’une nouvelle patrie. En somme, chacun de ces visages esquisse un double partiel du Moi de l’écrivain, leur histoire individuelle respective étant constitutive de celle de Kateb, qui est elle-même part de l’histoire collective franco-algérienne. Par sa pluralité, voire son altérité (9) au sens rimbaldien du terme, le « Je » katébien devient donc le témoin et le médiateur de l’héritage d’un passé à jamais marqué par la rencontre de deux mondes opposés, à savoir l’Orient et l’Occident.

Le destin de Lakhdar est ainsi l’émigration en France, celui de Mourad le bagne en Afrique du Nord, et celui de Mustapha la confrontation à la folie (maternelle). Via ces trois formes d’épreuve existentielle propres à la vie de l’auteur, ces personnages du Polygone étoilé, s’il ne fallait citer qu’eux, partagent une même expérience, celle de l’exil katébien. En effet, comme l’écrivain algérien, leur volonté de fuir, refus d’internement et désir de liberté les aident à occulter la vision insoutenable de leur pays dépossédé et blessé, sans qu’ils ne s’aperçoivent immédiatement de leur mouvance identitaire en tant qu’exilés. Par conséquent, l’ombre de Kateb se cache derrière chacun de ces personnages qui eux-mêmes se dissimulent dans l’errance pour oublier à la fois les plaies de l’Algérie et cette acculturation forcée et ravageuse dont ils ont été victimes. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si ce choc meurtrier est à l’origine du sentiment obsessionnel de culpabilité exprimé par Kateb tout au long de cette œuvre qu’il rédigea, telle une trahison, dans la langue de l’autre, le français ? Nous y reviendrons ultérieurement.

Le masque janusien de l’Entre-deux polygonal

L’opposition franco-algérienne se retrouve également incarnée dans Le Polygone étoilé par l’antagonisme de deux autres personnages du récit, Mourad et Marc, le premier étant algérien, le second français et soldat de profession. La description de leur affrontement, plus verbale que physique, semble en fait une façon didactique d’expliciter la racine du conflit exprimé dans le texte et ressenti par l’écrivain au plus profond de lui-même. Kateb présente en effet l’acharnement de ce soldat français à justifier les siens et leur entreprise coloniale en terre algérienne. Pour cela, Marc se réfère à l’idéologie française des débuts de l’épopée impérialiste qui légitimait ses conquêtes au nom du droit universel au progrès. Comme le mentionne Jacqueline Arnaud dans la deuxième partie de sa thèse portant sur l’œuvre de Kateb Yacine, la fougue de ce jeune homme traduit ainsi à elle seule « la rage des petits blancs à défendre leur place sur le sol où eux aussi étaient nés (10) ».

Malgré tout, Marc ne paraît pas adhérer totalement à ce discours idéologique car il insiste sur le fait que cette politique appartient au passé. Kateb le décrit donc comme l’un de ceux qui comprirent que seule la reconnaissance de l’aspiration des algériens à l’indépendance leur permettrait de demeurer en Algérie. À ce titre, l’écrivain l’appelle « le français malgré lui » (p. 152) à cause de ses origines corses qui expliqueraient à la fois son détachement d’avec la pensée coloniale française et son ouverture à l’Autre, l’étranger devenu presque ami (11). C’est pourquoi il incarne dans l’œuvre, tel un projectile lancé dans le futur, la figure avant-gardiste d’un Occident capable de concevoir d’une façon nouvelle, voire révolutionnaire, le devenir franco-algérien nécessairement interculturel.

De même, l’histoire mystérieuse de Nedjma, cette femme énigmatique aux origines incertaines, née d’une mère française inconnue et d’un père algérien (Si Mokhtar) dont elle ne soupçonne l’existence, soulève la question de cette rencontre intime et pourtant problématique entre les deux mondes méditerranéens. Le mélange des sangs entre colons français et colonisés maghrébins étant socialement tabou sous le régime colonial, cette enfant métisse, par essence ambiguë, constitue en conséquence une illégitimité généalogique puisqu’elle ne peut répondre d’aucun ordre établi, qu’il soit occidental ou algérien. Pour Mourad, Nedjma prend ainsi les traits métaphoriques d’un masque de cruauté rappelant ceux d’une femme sauvage impure, d’une fleur « irrespirable », d’une « rose noire échappée à toute tutelle » (p. 156).

Comme poussé par la volonté de combler la perte du lien maternel inscrit silencieusement dans le signifiant Nedjma (NE équivalant à la négation, DJ au sujet « je », et MA à la mère (12)), Kateb sacralise donc cette figure orpheline en lui conférant l’incarnation de l’Algérie en tant qu’étoile noire de ce continent africain qui aspire à une libération prochaine des jougs coloniaux européens. À travers la voix des quatre personnages principaux du Polygone étoilé, elle devient en effet le symbole d’une terre maternelle féconde d’un peuple à émanciper. « Nous n’étions plus alors que sa portée, remise en place à coup de dent, avec une hargne distraite et quasi maternelle » (p. 149) nous confient-ils, présentant ainsi Nedjma telle la mère d’une Patrie blessée et acculturée par l’invasion violente de l’Occident dans sa chair :

Fontaine de sang, de lait, de larmes, elle savait d’instinct, elle, comment ils étaient nés, comment ils étaient tombés sur la terre, et comment ils retomberaient, venus à la brutale conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes, brûlés l’un contre l’autre, refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni chaleur, expatriés. (p. 150)

Cette description presque surréaliste permet à Kateb d’esquisser d’une façon poétique la généralisation de l’ambiguïté identitaire de Nedjma à son peuple dépossédé par l’étranger sur sa propre terre natale. Et ce faisant, l’écrivain explique indirectement au lecteur sa propre condition d’exilé, déchiré par des sentiments contradictoires qui, en même temps, le rapprochent et l’éloignent de ses racines algériennes.

Conclusion

      Pour conclure, je dirais qu’à l’enfermement que suggèrent la tradition ancestrale ou le régime colonial, Kateb préfère la liberté de l’errance dans l’entre-deux mondes linguistiques et culturels via « un surinvestissement conscient et/ou inconscient à la fois de l’enquête historique et de la quête esthétique (13) ». Il enrichit donc sa langue d’écriture, autrefois symbole du conquérant occidental, de son expérience d’exilé, d’être multiculturel, pour qu’elle devienne progressivement une langue émancipatrice, tournée vers l’avenir et non plus le passé. Kateb le confie d’ailleurs à son ami Benamar Mediene en juin 1982 :

    Le défi a été, pour moi, de faire de cette langue le moyen d’exprimer le monde méconnu, caché ou nié de l’Algérie et mon propre monde, d’affronter la tyrannie coloniale, et par en dessous, celle de la langue, en inventant, en innovant, en la violentant, en la subvertissant pour qu’elle dise ce que ne disaient pas les dominateurs, ou le contraire de ce qu’ils disaient (14).

La transformation de cette langue française sous la plume de l’écrivain en fait alors un outil au service de la créolisation de l’œuvre katébienne, mais aussi de la construction d’un univers interculturel. En somme, à travers une écriture subjective et un genre unique car pluriel, Le Polygone étoilé déconstruit ou renverse les modèles, qu’ils soient occidentaux ou traditionnels. Les formes littéraires et les styles linguistiques de ce recueil sont en effet si différents qu’ils rappellent chacun des angles aigus du polygone, dépassant de facto la littérature pour laisser place au rayonnement de l’Algérie rêvée. En tant que matrice de la mosaïque d’écritures katébiennes, Le Polygone étoilé représente en définitive le masque symbolique de cette civilisation algérienne à bâtir ainsi que la persona de ce fondateur de la littérature algérienne moderne de langue française qu’est Kateb Yacine lui-même.