Publications

Critique de « L’esclave »

Le livre de Michel Herland se présente comme un double enchevêtrement, d’abord dans le temps, avec les différentes époques où se meuvent les personnages, ensuite dans le mélange entre roman et digressions théoriques. L’auteur est un économiste, mais pas seulement, on le verra. On a plutôt affaire à un « honnête homme », au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire curieux de tous les domaines et capable d’en disserter intelligemment et de façon amusante pour le lecteur.

Il s’agit d’un roman d’anticipation, puisque l’action se déroule entre le début du XXIe siècle, sa fin, et le début du siècle suivant. L’intrigue joue habilement sur ces différentes périodes, avec un monde européen décadent, peu à peu transformé en califat, en tout cas pour sa partie sud (il n’est pas précisé si l’Europe du Nord y a échappé, ni jusqu’où s’étend cette domination musulmane). Dans les quelques nids d’aigle pyrénéens où se situe une partie de l’histoire, de petits groupes ont échappé à cette influence, et continuent à vivre à l’écart, dans une sorte de bienheureuse autosuffisance, et tolérés par les nouvelles autorités.

Ce premier enchevêtrement temporel nous conduit à travers les amours d’un jeune universitaire aixois, à notre époque, et une de ses étudiantes, celui-là même qui écrit le roman, et qui en dévoile peu à peu les contours à sa jeune maîtresse, en passant par la vieillesse de celle-ci, vers 2080, qui relate ses souvenirs dans son journal, jusqu’aux amours tempétueux de deux jeunes musulmanes, échappées d’un maître et époux cruel, avec deux des hommes qui les reçoivent dans le hameau des Pyrénées où elles trouvent refuge. On a donc affaire à la technique du roman dans le roman, mais aussi à une intrigue tout à fait intéressante, à travers les aventures des deux fugueuses, et leur destin qui se révélera tragique.

Les passages érotiques se succèdent, célébrant une sensualité tendre et joyeuse, voulue comme un contraste avec la triste et hypocrite application de la charia dans la vallée, en particulier celle du nouveau converti, Selim, maître d’esclaves livrées à ses caprices sexuels, et finalement maître d’œuvre de châtiments féroces. Cependant un autre islam, humain et savant à la fois, transparaît dans le personnage du père de l’épouse enfuie, Abdenour.

La vie champêtre idyllique, rousseauiste même, est décrite par l’auteur avec une sorte de nostalgie, une vie où on pourrait retourner aux valeurs de base, bien loin des gadgets technologiques inutiles et d’une consommation sans frein. Un passage entier vaut d’être cité, où l’on retrouve ce penchant[1] de l’auteur pour la simplicité, le côté idéalisé d’un monde rural et communautaire, sur lequel on peut évidemment être sceptique, si on se souvient par exemple de La Terre décrite par Zola, mais qui n’en est pas moins touchant :

C’est un matin de moisson. Les villageois sont dans les champs pour couper et ramasser le blé. Dans les champs ? Plutôt des parcelles exigües, pour la plupart disposées à flanc de montagne. Ce ne fut pas un petit travail, les premières années, que de reconquérir sur la nature redevenue sauvage les bouts de terrain cultivés par des anciens depuis longtemps disparus, de reconstruire les murets de pierres sèches à demi sinon totalement effondrés, de réapprendre les gestes d’antan comme par exemple de monter dans des hottes le fumier pour amender des terres trop souvent ingrates. Mais au fil des ans, à force de travail, on a augmenté les emblavures, les troupeaux de fières gasconnes pyrénéennes et de moutons aussi gentils que bêtas ont grossi, si bien que le village ne craint plus la disette à l’époque de la soudure, comme ce fut le cas au début. Le seul danger réel est désormais celui qui pourrait venir de la vallée, si les envahisseurs changeaient d’avis et décidaient d’occuper les hauteurs perdues où se cachent les quelques villages insoumis.

La moisson est une fête, comme aux temps jadis. Le vieux Julien qui, du temps de sa jeunesse, faisait danser les villageois de la région lors des fêtes locales, au sein d’un orchestre de bal musette, et qui souffle encore vaillamment dans son saxophone, a exhumé un carnet de chansons du temps jadis et entrepris de monter ce qu’il appelle une « chorale rustique ». Les distractions n’abondant pas à Ercol, presque tout le village s’est montré assidu aux répétitions et, aujourd’hui, un « chant de la moisson » repris en chœur accompagne le travail.

La récolte est bonne, le temps est au grand beau, tout est réuni pour faire de ce rendez-vous de labeur collectif un jour de liesse.

L’autre enchevêtrement est celui qui mêle roman et essai, ou plutôt essais, essais dans le roman, digressions intellectuelles sur divers thèmes, comme la philosophie, la théologie, la politique (excellents développements sur la baisse du niveau et l’absence de sélection à l’université et leurs conséquences[2]) ou l’économie, et même les aspects juridiques (dans le passage où trois jeunes du village décrit sont jugés par la communauté pour avoir enfreint les règles, avec la logique sans faille des divers arguments présentés). La virtuosité de l’auteur permet des va-et-vient faciles et constants du roman à la théorie, de même qu’elle jouait sans faute entre les différentes époques. D’autres ouvrages[3] de Michel Herland avaient d’ailleurs procédé de cette manière, quittant la raideur des manuels pour introduire un peu de vie réelle.

On se laissera guider avec intérêt ­– et admiration pour le brio­ – à travers les débats philosophiques, historiques[4], politiques et géopolitiques[5], ou encore théologiques, mais les explications économiques, étrangement car c’est la spécialité de base de l’auteur, laissent un tant soit peu perplexe. Naturellement il faut faire la part de l’exagération, propre au genre de la science-fiction, qui consiste à pousser un raisonnement ou une hypothèse à leur fin ultime, en dépit des vraisemblances, mais quand même, on peut là aussi être sceptique, car cela semble correspondre à la pensée profonde de l’auteur. Il considère que la mondialisation a induit le chômage croissant dans le monde occidental, une complète désindustrialisation, que la Chine est à l’origine de tous ces malheurs, l’Europe et l’Amérique sont revenus à la ruralité[6]  ­– on peut d’ailleurs relever ici une contradiction, car celle-ci, la vie rurale, est célébrée on l’a vu dans le livre comme un bienfait –, le monde était meilleur avant, par exemple dans les fameuses Trente Glorieuses, qui  bien sûr sont les années de jeunesse, celles qu’on a toujours tendance à embellir.

Michel Herland présente les pays émergents comme les gagnants et le commerce international comme un jeu à somme nulle, où bien sûr les pays industriels sont perdants (pages 48-49 et 100 et suivantes). A ce compte-là, on se dit que la Chine aurait dû rester pauvre et enfermée dans le délire massacreur de Mao pour que tout continue à aller bien pour les pays riches, et aussi que la misère en Inde devait absolument persister et que le pays reste enfermé dans ses frontières, comme à l’époque de Nehru avec ses grands plans quinquennaux à la soviétique… La position mercantiliste de l’auteur est évidemment intenable, de même que ses considérations sur « le libéralisme, pensée unique » (page 102), ou sur « la société dominée par une pensée libérale » (page 103), qui prêtent à sourire dans des pays comme la France, où le rôle et la part de l’État n’ont jamais été aussi forts. On est là dans la novlangue.

Naturellement le développement et l’industrialisation de la Chine et des autres pays pauvres, tous les émergents, sont une nécessité absolue pour réduire la misère de masse, et la seconde bonne nouvelle est que loin de détruire les pays anciennement industrialisés, cette avancée formidable ne peut que leur bénéficier. Non pas de façon absolue, ils reculent bien sûr dans la production mondiale, mais pour leur niveau de vie et leur emploi. Le chômage élevé en France n’a rien à voir avec la mondialisation, mais tout à voir avec nos rigidités structurelles, notamment sur le marché du travail, la meilleure preuve est que nos voisins immédiats ou lointains, de l’Allemagne à la Nouvelle Zélande, des pays Scandinaves au Canada, ont un chômage minime. L’histoire économique nous montre d’autres exemples de rattrapage industriel – ainsi l’Allemagne ou les États-Unis de la deuxième moitié du XIXe siècle par rapport à la France, l’Angleterre ou la Belgique –, qui n’a en rien nui au niveau de vie des premiers partis dans la course à l’industrialisation, mais au contraire leur a bénéficié, à travers la multiplication des possibilités d’échange. Il en va de même pour la Chine qui se développe, marché inépuisable pour les exportations des pays riches. Et l’argument sur la taille de la Chine : « Ah oui, mais ça pouvait marcher pour la Corée et les autres dragons, mais pour des économies comme l’Inde ou la Chine, c’est une autre paire de manche ! » est proprement absurde, car c’est justement cette taille qui garantit aux pays riches un effet favorable sur leur croissance. Le commerce international se caractérise par toute une série de niches, hautement spécialisées, avec une infinité d’options de types de biens et de services, qui laissent la place à tous les avantages comparatifs qu’on peut imaginer. Avec certains économistes, les néomercantilistes, souverainistes, étatistes, dirigistes et interventionnistes, c’est comme si Montesquieu, Hume, Smith, Ricardo, Bastiat, Mill et tous leurs successeurs libre-échangistes n’avaient pas existé, on est toujours à l’époque de Colbert, de ses tarifs et de sa guerre contre les Pays-Bas…

On notera aussi que l’argument des salaires plus bas chez les émergents ne tient pas davantage, pour la bonne raison qu’ils ont tendance à s’élever et rejoindre ceux des pays riches, justement avec le développement, voir par exemple la Corée du Sud ou Taïwan, où les salaires sont équivalents aux nôtres, ce qui n’a pas arrêté les échanges, bien au contraire. Car au fur et à mesure que les salaires montent – comme on le voit aussi en Chine avec l’apparition d’une vaste classe moyenne –, les produits échangés changent, ce ne sont plus des produits de main d’œuvre contre des produits à forte valeur ajoutée, mais des produits similaires à technologie sophistiquée, répondant à une demande de différences des consommateurs, à l’Est comme à l’Ouest, au Sud comme a Nord.

Par ailleurs, croire que les échanges nous condamnent à la désindustrialisation et donc un retour la ruralité est à la fois le signe d’une formidable perte de confiance en soi et l’admission que les hommes seraient différents à travers le monde. Les deux positions sont erronées, les hommes sont les mêmes partout, ils trouvent des domaines où ils excellent dans tous les pays, et où les autres ont besoin d’eux. Si nous étions des singes et les Chinois des hommes, il est clair que nous n’aurions guère de spécialités à produire et à exporter ; si nous étions des hommes et les Chinois des extraterrestres d’une essence supérieure, idem. Mais nous sommes tous des hommes, avec les mêmes facultés, et donc il est illusoire de croire que les Chinois vont se mettre à tout fabriquer et nous transformer en paysans consommateurs. D’ailleurs la simple logique économique est aussi ici en défaut, car pourquoi les Chinois exporteraient vers nous des produits s’ils ne peuvent rien obtenir d’autres que des céréales ou des confitures, ça ne tient évidemment pas debout. Ils exportent, c’est-à-dire se privent de produits qu’ils ne peuvent plus consommer chez eux, et qui leur ont coûté en travail et en efforts divers, parce qu’ils veulent importer de chez nous des produits qui leur sont utiles ou qu’ils convoitent, sinon ils ne le feraient pas, ils ne vont pas travailler pour rien.

Cependant, ces critiques sont assez éloignées de la spécificité même du livre, qu’on ne saurait que conseiller pour diverses raisons : l’action et sa chute brutale sont passionnantes, les considérations théoriques diverses fournissent des pauses bienvenues, avant de reprendre le fil de l’intrigue, la maestria intertemporelle rappelle les meilleurs auteurs de science-fiction (on sent que l’auteur a dû en lire beaucoup) et enfin et surtout, le style est remarquable et donne une lecture extrêmement agréable. On en voudra pour preuve un exemple, où l’on constatera que les scènes torrides ne sont pas les seules à évoquer l’amour, elles ne sont pas gratuites, la passion véritable et le sentiment tendre ne sont jamais très loin (en plus du goût de l’auteur pour la randonnée, ainsi que pour sa chère Sainte Victoire…) :

Comme Michel n’a pas encore testé l’aptitude à la marche de Colette (ce n’était pas en effet le test qui s’imposait le premier de son point de vue), il a décidé d’emprunter la voie la plus longue et la plus douce, celle qui conduit au sommet en longeant la crête à partir du barrage de Bimont. Bien que Colette n’ait effectivement pas l’habitude des randonnées, ses jambes fines et musclées semblent la porter sans difficulté et Michel, lesté par le sac-à-dos, est rassuré en constatant qu’il n’a pas à ralentir l’allure. Dès que le sentier le lui permet, il lui prend la main.

Ce n’est rien, croirait-on, de se tenir la main, mais pour deux personnes très amoureuses, c’est déjà tout. On n’imagine pas tout ce qui peut passer par deux mains enlacées. Elles sont comme le nœud d’une ligne à haute tension qui relierait directement les cœurs des deux amoureux.

 

[1]  Dans un ouvrage sur le Vietnam, pays où il a vécu, Michel Herland célébrait déjà cette méfiance vis-à-vis de la société capitaliste de consommation et les mérites de la vie dépouillée au Nord, à l’époque du débonnaire oncle Hô (Hô Chi Minh, 1890-1969) : Le Vietnam en mutation, 1999.

[2] Pages 60-61 et 233 sq. Le premier passage est amusant et vaut la peine d’être cité in extenso : « En ce temps-là la décadence de l’enseignement avait atteint un tel degré qu’on commençait à voir arriver en première année d’université des étudiants totalement illettrés… et qui n’en prétendaient pas moins étudier la philosophie ! Bon gré mal gré, les universitaires s’étaient mis au diapason : en première année, les livres étaient bannis de l’enseignement des disciplines universitaires, au profit des seuls cours oraux et des moyens audiovisuels. Par exemple, pour illustrer l’impératif catégorique de Kant, on filmait un voleur qui se faisait dérober son larcin par un autre voleur. La morale du film était à la portée de la plupart des spectateurs : ne vole pas si tu ne veux pas être volé ! Parallèlement, on organisait des cours d’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul pour les étudiants qui en avaient besoin. Mais cela n’empêchait pas de se retrouver avec des analphabètes dans les années supérieures, et le niveau des études jusqu’au doctorat compris se trouvait inexorablement tiré vers le bas en raison de la tendance présente chez la plupart des professeurs de baisser leurs exigences parallèlement aux capacités de leur public. »

[3] Lettres sur la justice sociale à un ami de l’humanité, 2006.

[4] Encore que le rôle positif de l’Église sur la fin de l’esclavage, et le passage au servage, soit contesté par l’auteur, ce qui semble en contradiction avec les travaux les mieux établis.

[5] Là aussi cependant les considérations sur Israël sont assez banales (et regrettables pour ce recenseur), au sens qu’elles reprennent l’antienne franchouillarde sur le pays agresseur et les victimes palestiniennes (pages 204 et 321). Israël est en réalité le pays agressé depuis plus d’un demi-siècle et les expulsions de Palestiniens ont été largement compensées par tous les juifs chassés des pays arabes (toujours oubliés, curieusement), un échange de populations qui justifie l’existence du pays, on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, les pays arabes se comportent comme des « bullies » et non Israël.

[6] « L’Europe et l’Amérique sont redevenues peu à peu des territoires voués à l’agriculture, comme avant la première révolution industrielle » (page 105).