Mondes caribéens

Livraisons : René Maran, Frantz Fanon

Les hasards du courrier font atterrir dans notre boite aux lettres deux ouvrages composites, atypiques en tout cas, arborant sur leurs couvertures les noms de deux Antillais prestigieux natifs de la Martinique : René Maran (1887-1960) et Frantz Fanon (1925-1961). Deux Martiniquais, ressortissants de ce qui était encore à l’heure de leur naissance l’Empire français, attirés par la mère Afrique où ils trouvèrent chacun un destin contrasté : les désillusions du colonialisme pour le premier et les illusions de la Révolution pour le second.

René Hénane – dont il n’est plus nécessaire de rappeler aux lecteurs de Mondesfrancophones qu’ils le connaissent bien – fut médecin avant d’être césairologue. C’est à ce titre, sans doute, qu’il a voulu sortir de l’oubli un curieux ouvrage de Maran intitulé Asepsie noire ! (1).. Le prix Goncourt attribué à Maran pour son roman Batouala (1921) ne lui apporta pas toutes les satisfactions qui vont de pair, ordinairement, avec cette récompense. Le livre fut jugé violemment anticolonialiste et Maran forcé de quitter la carrière d’administrateur des colonies. Contraint, dès lors, de vivre de sa plume, il dut parfois accepter des commandes alimentaires, comme cette Asepsie noire !, rédigée pour un laboratoire pharmaceutique à l’intention de sa clientèle de médecins.

René Maran

René Maran

Lu aujourd’hui, ce livre, cette plaquette plutôt, ouvrage composite dans la mesure où certains chapitres sont faits davantage de citations que de textes autographes, revêt un intérêt historique qu’il n’avait pas au moment de sa publication. Quoi qu’il en ait, et même s’il la dénonce chez certains des médecins coloniaux qu’il cite, Maran ne parvient pas toujours à se départir de cette condescendance à l’égard des Africains si commune à l’époque, pour ne pas dire normale, non seulement chez les Français de France mais encore – ce qui paraîtra peut-être plus étonnant – chez les Antillais. Par exemple : « il n’empêche que le noir soit des plus malléables. Il n’est pas difficile d’obtenir de sa stupeur des aveux spontanés » (p. 16) ! Car Maran fut moins un ennemi de la colonisation que de ses abus. La médecine occidentale était pour lui le meilleur vecteur d’une colonisation intelligente et humaine qui profiterait autant à la « race colonisée » qu’à la « race colonisatrice » (p. 3). Il plaide également pour qu’on prenne davantage en compte la médecine traditionnelle, « puisque personne n’ose contester que certains féticheurs connaissent à merveille les vertus curatives des plantes de leur pays » (p. 46).

Maran déplore qu’on n’ait pas permis aux « sorciers blancs », les médecins coloniaux, de se faire des alliés de tous les « sorciers ou jeteux (sic) de sorts, rebouteux ou féticheurs, les derniers maîtres de l’âme noire » (p. 15) pour gagner les indigènes à la cause européenne. Cela vaut un chapitre intéressant, quasi ethnographique, sur les pratiques de la sorcellerie africaine, des pratiques à l’égard desquelles Maran refuse, finalement, de prendre parti. Des phénomènes de lévitation, de bilocation ont été décrits par des missionnaires, rapporte Maran, mais les preuves incontestables de ces phénomènes font défaut (2).

Composite encore le dernier livre de John Edgar Wiseman, romancier noir américain. Le Projet Fanon est le neuvième de ces livres traduits en français (le tout chez Gallimard). « Projet » est le mot qui convient pour un livre dont on a du mal à percevoir la finalité ? S’agit-il vraiment de « faire revivre cette figure [Frantz Fanon] de la lutte contre l’oppression », comme indiqué sur la 4ème de couverture, ou s’agit-il d’un journal intime, d’un exercice d’autofiction, ou encore d’un roman à tiroirs (le roman racontant le romancier qui essaye d’écrire sur Fanon, plus précisément le scénario d’un film sur Fanon devant être mis en scène par Jean-Luc Godard) ? Il y a de tout cela dans ce livre, ce qui ne devrait pas dérouter l’amateur de la littérature contemporaine mais risque de décevoir beaucoup celui qui s’attendrait à lire quelque chose – quoi que ce soit – qui concerne Fanon au premier degré et non, comme ici, au… cinquième degré !  Que l’on compte bien en effet : l’auteur n°1 qui se raconte lui-même (journal intime – 1er degré), l’auteur n°1 qui se romance lui-même (l’autofiction – 2nd degré), l’auteur n°1 qui romance l’auteur n°2 du roman dans le roman (3ème degré), l’auteur n°2 qui se raconte lui-même et ses difficultés à écrire son scénario sur Fanon (4ème degré) et enfin quand même (on y arrive !) quelques anecdotes sur Fanon ou des citations de ses écrits qui pourraient entrer dans le scénario (5ème degré).

John Edgar Wideman

John Edgar Wideman

Ce livre, qu’on a du mal à appeler « roman » – quoi qu’en dise la couverture – tant il défie toutes les recettes de l’art romanesque traditionnel, est divisé en trois parties aussi difficiles à résumer les unes que les autres. La première est une sorte de très long prologue – elle tient presque la moitié du livre – qui permet de faire connaissance avec les personnages du livre, à commencer, naturellement, par les cinq énumérés plus haut. Particulièrement intéressant le passage (vingt-cinq pages) dans lequel l’auteur n°1 raconte une visite effectuée avec sa mère à l’Institut Correctionnel d’État de Pittsburgh où son frère purge une peine de trente ans.  La seconde partie donne des indications sur ce que pourrait être le scénario qui inclurait de long échanges entre Godard et Wideman à côté de séquences filmées mettant en rapport des extraits des écrits de Fanon (par exemple un cas psychiatrique relaté dans Les Damnés de la terre) et des scènes de la violence ordinaire dans les ghettos noirs américains. La troisième partie évoque plus directement des moments de la vie de Fanon : le faux départ de la Martinique vers la Dominique, puis la traversée jusqu’à Casablanca et ensuite Toulon, le séjour lyonnais, après la deuxième guerre mondiale, l’asile psychiatrique de Blida, une assemblée de politiciens du Tiers-Monde où Fanon était venu plaider la cause de l’Algérie (prétexte à un tableau satirique digne de Belle du Seigneur), l’hôpital de Bethesda, dans le Maryland, où s’acheva sa brève existence. Mais tout cela dans le désordre et sans cesse entrecoupé de digressions. Avec des morceaux de bravoure comme l’évocation des mœurs des policiers en faction près de la chambre de Fanon (« Le coussin géant qui leur sert de fessier étouffe le trou dans lequel ses [Fanon] propres jambons flétris s’enfonceraient si l’infirmière ne le tenait pas par les aisselles… L’eau qu’ils consomment en tirant la chasse, en se lavant et en se rinçant assouvirait la soif de tout un village algérien frappé par la sècheresse », p. 330), ou, toujours à l’hôpital de Bethesda, le tableau du service des prématurés, brossé par une infirmière à l’intention de la mère de l’auteur, laquelle s’y serait trouvée en même temps que Fanon (« Un matin je suis arrivée et on aurait dit que tous ils lançaient ce petit pip pip pip des petits poussins qu’on entend à peine, au lieu de pleurer et de gueuler à pleins poumons comme des bébés normaux. Ce petit son m’a touchée en plein cœur, Mrs Wyman », p. 325).

« Toutes ces pensées, c’est très bien c’est sensass mais ce n’est pas le livre, où bordel est le livre ? » se demande l’auteur (p. 224). C’est la question que se pose également le lecteur, trop souvent noyé dans le déluge verbal et les coq-à-l’âne de ce roman-projet (on ne reprochera pas au titre de tromper le chaland !). D’autant que la traduction n’est pas toujours à la hauteur de l’original. « Un regard qui ralentit comme s’il pénétrait dans une matière mollasse comme le porridge » (p. 304). « L’eau couvrait le pied des blancheuses (4) accroupies sur les pierres noires qui jonchaient le bord verdoyant du torrent » (p. 306) : des phrases de ce genre laissent penser que le traducteur a fini par éprouver, lui aussi une certaine fatigue. Et que dire du toponyme « Le François » (une commune de Martinique) utilisé systématiquement comme en anglais, avec le préfixe « Le » (« en pension à Le François », p. 254, « l’isolation (sic) relative de Le François », p. 255), comme si l’on disait à propos du port du Havre, « à Le Havre », « de Le Havre » (5). Tout manuscrit comportant des fautes de ce genre envoyé par la poste aux éditions Gallimard serait immédiatement rejeté !

 

(1)   René Maran : Asepsie noire ! (Laboratoires Martinet, 1931). Rééd. en fac-similé avec une préface de René Hénane et une postface de Claude Maran, Paris, Jean-Michel Place, 2007, 46 p. + LXIII p. A propos de René Maran, voir sur Mondesfrancophones l’article de Selim Lander : http://mondesfr.wpengine.com/espaces/creolisations/qui-etait-vraiment-rene-maran-le-premier-goncourt-noir/

(2)   Une telle incertitude sur la réalité des pouvoirs attribués aux sorciers est toujours de saison s’il faut en croire la discussion qui s’est développée sur ce sujet entre Ébénézer Njoh Mouelle et Thierry Michalon dans leur ouvrage L’Idée de progrès dans la diversité des cultures (2012). Cf. http://mondesfr.wpengine.com/espaces/afriques/michalon-et-mouelle-le-retour/

(3)   John Edgar Wideman : Le Projet Fanon (2008). Paris, Gallimard, 2013, 349 p.

(4)   Le mot « blancheuse » est utilisé à plusieurs reprises, la première fois entre guillemets (p. 264). Est-ce un pseudo-créolisme du texte américain ?

(5)   Sans compter quelques coquilles : « Harbis » pour « Harkis » (p. 133) ; « tu m’insultes » au lieu de « tu t’insultes » (p. 273).