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« Les Ténèbres Intérieures » de Jean-Marc Rosier : Une Parabole Baroque

Livre

L’amour fou, peu nombreux sont les écrivains des Amériques à avoir traité ce thème avec autant de singularité que Jean-Marc Rosier dans son dernier roman Les Ténèbres Intérieures. Dans cette fable philosophique, empreinte de mysticismes chrétiens et païens, s’entremêlent occultisme, illuminisme et humanisme athée. On pense au Cimetière de Prague d’Umberto Eco ou au très symbolique Anniversaire de Carlos Fuentes. Manifestement, l’œuvre de l’écrivain martiniquais accrédite la prédiction de Malraux : « Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas. »

Loin du style familier, scandé, syncopé de Noirs néons, le précédent roman de Rosier, la langue des Ténèbres Intérieures, châtiée, elliptique, confine au poème. Structurée en deux parties inversement titrées (« La raison déraisonne » et « La déraison raisonne »), selon une certaine discontinuité temporelle, l’action se déroule à Trou-au-Chat, commune fantasmatique et fantasmagorique d’un pays non nommé mais que l’on devine être une île des Petites Antilles. Jonas K. Jonas, le narrateur et protagoniste, maître d’école, est athée. Nouvel Orphée, il se met en quête de son épouse Désirée, son Eurydice emportée dans les ténèbres extérieures par un papillon de nuit qui s’était introduit au domicile conjugal. Impuissant à tuer ce messager de la mort, il sombre dans la folie (mais n’y était-il pas déjà ?).

Sa quête déraisonnable prend ainsi l’allure d’une véritable descente aux enfers où, figure victimaire, il errera sans espoir de sortie. Aussi, pour épuiser ses journées, fréquente-t-il le caboulot de l’énigmatique monsieur Bellot où se boit, durant le jour, ce rhum « au goût de revenez-y qui prêtait à la fois à l’enchantement et au mystère. » Ce monsieur Bellot en qui les gens de la Rivière-Pierre, quartier halluciné de Trou-au-Chat, veulent voir, en raison de l’ébène de sa peau, le sanguinaire Mobutu Sese Seko, fondateur du Zaïre, ou encore le non moins terrible dictateur haïtien François Duvalier, et, en madame Nédhomme, rien moins que « La Bête » de l’apocalypse biblique.

L’état de déchéance de Jonas suscite la vive inquiétude d’Odon, son ami, son « véritable compère », lequel, comme lui, est en proie au guignon, car menacé d’amputation en raison d’un mal incurable. « Je reviendrai au moment même que j’aurai trouvé le moyen de te ramener à la raison », promet-il solennellement à Jonas lors d’une visite à ce dernier. Au contraire de son compère, Odon, humble agriculteur, est un être raisonnable en amour. De son épouse, n’affirme-t-il pas : « Vanotta, je n’en suis pas fou. Je l’aime tout simplement » ?

Indéniablement, Jonas est une figure plus dramatique que tragique en ce qu’il suscite la pitié. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de le croire sous le coup d’une certaine fatalité de la folie. Orphelin de père — celui-ci étant mort en 1955 à la guerre, en Algérie —, il eut une enfance douloureuse, marquée par le « haut mal » dont souffrait sa mère. Ayant appris la prochaine venue du grand Jacques Brel au Pays, l’enfant Jonas s’était pris à imaginer que Jésus-Christ, « Dieu vivant », pourrait lui aussi descendre de l’avion afin d’accomplir le miracle de la guérison. Espoir hélas déçu. Et pour ajouter à son dépit, Abdullah le Syrien, voyageur de commerce, qui fut l’amant de sa mère, et en qui il avait cru trouver un second père, s’en était retourné définitivement au pays de ses pères. Après tant de malheurs, comment s’étonner que notre héros (ou plutôt notre anti-héros) finît par basculer dans l’apostasie ? Devenu adulte, il ne lui manquait plus que cet épisode du phalène pour être précipité dans une irréversible déraison pathologique.

Mais tout comme Odon, Jonas garde un cœur pur. Son athéisme n’exclut pas l’empathie pour Blandette, « cette reine de piété », victime expiatoire du maire et de l’abbé, pour avoir découvert leur commerce charnel dans le vas indebitus. Personnage tragique, symbole même de l’amour, véritable « lumière » dans la nuit de Trou-au-chat, elle révèle la noirceur de ces gémeaux diaboliques. « Quand le drapeau et la croix s’unissent, avait-elle dit à Jonas, c’est le signe que le sang va couler. Et c’est le sang du peuple, toujours, qui est bu au calice du pouvoir, ou encore celui d’un juste qu’on charge de toutes les fautes. »

Jean-Marc

Jean-Marc Rosier

Là s’achève la première partie du roman (« La raison déraisonne »).
La seconde partie (« La déraison raisonne »), plus courte, mais pas moins aboutie, nous présente un Jonas interné dans le cabanon de l’inquiétant aliéniste Cauquot de Luppay, lequel pratique une thérapie hydroélectrique expérimentale dont lui seul détient le protocole. Jeté dans l’antre souterrain, Jonas cherche à se concilier les faveurs du docteur dans l’espoir de recouvrer sa liberté. Cette retraite forcée est l’occasion pour lui de cogiter sur sa folie. Mais ce faisant, de par son athéisme, il récuse le sentimentalisme métaphysique de Blandette au profit de la vérité de son être, sublimé dans cet amour, fût-il absurde, pour Désirée. Car ce qui importe pour lui n’est autre chose que la souffrance d’une perpétuelle quête du Désir. Pourtant, à la question « Qu’est-ce, l’amour ? » que lui pose de Luppay, il finira par formuler la plus inattendue des réponses.

Comme dans Noirs Néons, certains personnages des Ténèbres sont dédoublés, appariés, étrangement confondus (comme peuvent l’être l’amour et la folie) ou inversés tels ceux d’un jeu de cartes, gémellité et antinomie étant des motifs récurrents chez l’auteur. Jonas est, tout au long de l’histoire, interpelé par une voix que l’on devine être sa propre conscience, son double extra-lucide qui le vouvoie, ce qui place le roman sous les instances d’une sorte de dialogisme tel que le conçoit Mickhail Bakhtine. Et, alors que le « je » du narrateur s’inscrit dans le passé, le « vous » le ramène au présent. En somme, un cas singulier de schizophrénie en adéquation avec la discontinuité de la trame narrative propre à refléter la pensée torturée du protagoniste.
Allusions bibliques et historiques parcourent le texte et, à ce propos, le choix des noms des principaux personnages ne doit rien au hasard. Ainsi, Jonas K. Jonas, qui n’est pas sans rappeler le célèbre prophète avalé par un poisson, est-il le sujet d’expérimentation privilégié dans le sinistre cabanon souterrain de Luppay, lequel croit pouvoir débusquer la folie au fondement même de l’Homme.

Au surplus, cet établissement psychiatrique semble bien évoquer le fonctionnement autoritaire de l’habitation esclavagiste et post-esclavagiste, lieu claustral où le maître blanc (auquel fait écho le personnage de Luppay) pouvait même, pour les besoins de son industrie, régir l’ordre des jours et des nuits. De même, comment ne pas voir en Blandette le double de Blandine, la sainte martyrisée des premiers temps de la chrétienté ?

On notera enfin que les personnages de cette fresque dantesque, tenant parfois du grand-guignolesque, figures infernales ou angéliques, sont peu nombreux mais tous signifiants.
Les Ténèbres Intérieures apparaît donc comme une sorte de parabole baroque, allégorique, et constitue pour cela une entreprise résolument inédite dans la littérature caribéenne.

 

Jean-Marc Rosier, Les Ténèbres Intérieures, éd. Apogée, 2014, 136 p., 15 €.