Mondes caribéens

Le poète et l’universel : Métamorphose de l’homme

Le poète et l’universel : Métamorphose de l’homme[1]

 

reprenons
                  l’utile chemin patient
                  plus bas que les racines le chemin de la graine
le miracle sommaire bat des cartes
mais il n’y a pas de miracle
seule la force des graines
selon leur entêtement à mûrir

parler c’est accompagner la graine
jusqu’au noir secret des nombres

                                                                                    (Aimé Césaire, chemin, Moi, laminaire…)

 

 

… la faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent pas devenir ni une pierre ni un arbre

Pour moi je m’installe parfois des mèches soufrées entre mes doigts de boa pour l’unique plaisir de m’enflammer en feuilles neuves de poinsettias tout le soir rouges et verts tremblant au vent

(Question préalable, Soleil cou coupé)

 

Avec cet extrait de poème, nous entrons de plain-pied dans la métamorphose césairienne. Le Poète ouvre toutes grandes les écluses de la transmutation qui le projette dans le monde surréel de l’extra-humain. Il se défait avec ivresse de sa défroque raisonnable pour devenir, en une étrange convulsion de flammes, une feuille de poinsettias[2] aux doigts serpentins.

Nous affirmons que le mobile majeur qui structure la poésie césairienne repose sur deux notions, elles-mêmes étroitement liées : la métamorphose et la germination. Tant les images en sont souveraines et profuses, la poésie d’Aimé Césaire est gouvernée par l’esthétique de la métamorphose. Nous y décelons un véritable dessein poétique qu’il est tentant d’analyser dans ses structures et ses motivations.

La première question s’impose : Pourquoi le poète cherche-t-il obstinément dans le cours de sa poésie, à s’évader de sa forme charnelle pour réapparaître sous des formes nouvelles, étrangères à sa condition humaine ?

Aimé Césaire semble nous en donner la raison : écoutons-le :

… À la base de la connaissance poétique, une étonnante mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques […] Autour du poème qui va se faire, le tourbillon précieux : le moi, le soi, le monde […] Tout à droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend […] C’est ici l’occasion de rappeler que cet inconscient à quoi fait appel toute poésie est le réceptacle des parentés qui, originelles, nous unissent à la nature. En nous l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers.[3],[4]

Ainsi, la poésie césairienne est habitée par une quête éperdue de l’universel, évasion qui le projette vers un monde qui dépasse la dimension humaine, le monde cosmique, le monde tellurique au sein desquels il recherche une parentèle. Cette quête obéit à la loi morale aux normes de laquelle se soumet le poète, à savoir retrouver le legs ancestral des parentés originelles, loi morale qui transparaît dans toute l’œuvre avec une aveuglante clarté : se retrouver par le saut dans l’universel.

L’être humain, créature fragile, rêve de métamorphose et en ressent le besoin vital car il est, en notre monde, seul détenteur d’un imaginaire. Ainsi, l’homme, dans sa nature, est toujours tenté de l’évasion vers une surnature, par un besoin irrépressible de dépassement de lui-même, vers une transfiguration. Il a besoin d’une errance dans l’imaginaire, il a toujours rêvé d’être une pierre, un arbre, un oiseau, un poisson, une étoile. Et l’on peut se demander si cette attirance fascinée vers la métamorphose qui caractérises les productions de l’esprit humain – notamment dans l’art et la poésie, comme dans les rêves et leurs efflorescences imaginaires, voire hallucinatoires – n’est pas une séquelle vestigiale du temps où le petit d’homme était un poisson nageant dans la tièdeur de l’eau matricielle.

L’homme et surtout le poète s’est toujours rêvé voleur de feu, du feu sacré qui donne la puissance et l’immortalité. Ce besoin de prométhéisme s’alimente au désir de métamorphose qui doit le conduire à la réalisation immédiate de ses soifs profondes.[5] L’homme-poète, limité dans ses aspirations, souhaite connaître un monde merveilleux. Pour cela, il doit abdiquer sa condition humaine, se défaire de son enveloppe charnelle et s’élancer vers l’universel :

« Il nous est à charge d’être des hommes, déclare l’Homme souterrain, des hommes avec un vrai corps, de la chair et du sang bien à eux ; nous en avons honte, nous considérons cela comme un opprobre, et nous nous efforçons de ressembler à un type commun d’humanité qui n’a jamais existé » (Dostoïevski, Mémoires écrits dans un souterrain) [6]

 

Où se place le champ de la métamorphose poétique césairienne ? Le poète nous le révèle encore : essentiellement dans les champs animal, végétal, tellurique :

… en nous, tous les hommes. En nous, l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme il est univers.

La tendance manifeste de l’esprit humain à aller vers un au-delà, à vivre dans le présent tout en se projetant hors du temps et de l’espace, dans l’universel, donne à sa métamorphose une dimension ambivalente de régression angoissante ou de glorieuse valorisation. L’aspiration métamorphique peut prendre le visage régressif d’une plongée dans le passé de l’espèce, un recul phylogénique, une récession dans l’ordre biologique : c’est Grégoire Samsa qui devient un cancrelat (Kafka, La métamorphose), c’est Lautréamont qui devient pou, pourceau, crapaud [7] ; et il semble remarquable que la métamorphose régressive, dévalorisante, trouve toujours refuge dans l’animalité.

La métamorphose souveraine, glorieuse, la métamorphose nietzschéenne, fait appel aux puissances cosmiques, telluriques, toutes formes irradiantes dans l’excès : la lumière des étoiles, du soleil, les ténèbres sidérales, le froid du vide astral, la fureur de la vague dévorante… l’avancée du volcan et son alerte de pieuvre[8]

La symbolique césairienne puise sa source dialectique dans la symbolique nietzschéenne avec son double mouvement de l’essor glorieux et de la chute dans l’abîme. Aimé Césaire nous dit avoir prêté grande attention à La naissance de la tragédie de Nietzsche et l’esthétique des contraires ; la dualité apollinienne et dionysiaque nous surprennent dans son œuvre théâtrale. L’exemple superbe en est le duo pathétique entre l’apollinienne Hélène et le dionysiaque Lumumba, au seuil de la mort, dans la scène de la danse de Une saison au Congo (acte 2, scène 6).[9]

Par le maniement de l’image métamorphosante, Aimé Césaire nous conduit aux marges d’une sur-humanité visionnaire et prophétique, monde dual qui nous transporte dans deux sens opposés : celui de la révolte contre l’oppression, suivi de l’essor glorieux vers l’espérance de l’identité retrouvé.

La métamorphose conduit le poète à nier, en la dépassant, sa propre identité. Il pénètre de ce fait dans une sphère sur-humaine au sein de laquelle lui sont révélées une nouvelle conscience, de nouvelles puissances, la révolte et la voyance. Mallarmé, de qui le poète Césaire reconnaît la filiation, proclame :

« Je ne suis plus le Stéphane que tu as connu mais une façon qu’à l’univers de prendre conscience de lui-même [10] » (Mallarmé, Lettre à Cazalis)

Ainsi, là encore, apparaît chez le poète, la fusion de l’être transfiguré et de l’universel, grâce à la prodigieuse intercession de la métamorphose.

La métamorphose archétypale à laquelle se laisse aller le poète avec le plus de volupté est celle de l’arbre et de la racine. Et nous trouvons d’étranges échos entre l’enracinement du poète et le déracinement d’une société antillaise livrée à l’errance d’une identité perdue.

Pourquoi l’arbre exerce-t-il cette fascinante primauté sur la conscience et les schémas mentaux d’Aimé Césaire ?

Peut-être pouvons-nous avancer l’hypothèse que l’arbre représente le schéma archétypal de ce dualisme césairien avec la racine qui plonge dans les profondeurs ténébreuses de la terre, … innocente qui ondoies tous les sucs qui montent de la luxure de la terre..(Chevelure, Soleil cou coupé) et le tronc, ce fût qui élance vers le ciel son bouquet sommital – réponse dialectique de la nature aux schémas mentaux duels de la conscience césairienne. D’ailleurs, le poète ne nous le confirme-t-il pas ?:

Je suis un arbre, je veux être un arbre et je considère que le sommet de l’arbre, ça dépend de la racine. Il faut commencer par l’enraciner d’abord. À ce moment-là, il poussera des feuilles, des branches et il montera plus haut dans le ciel et plus large dans l’espace[11]

… je suis effectivement obsédé par la végétation, par les fleurs, par la racine. Rien de tout cela n’est gratuit. Tout est lié à ma situation d’homme exilé de son sol original[12]. L’arbre profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’homme lié à la nature, la nostalgie d’un paradis perdu…[13]

 Aimé Césaire retrouve les mots de l’esthétique du dualisme nietzschéen : le mouvement inverse de la racine avec son géotropisme et celui du tronc avec son héliotropisme :

« Il en est de l’homme comme de l’arbre. Plus il veut s’élever vers les hauteurs et la clarté, plus fortement ses racines s’enfoncent dans la terre, dans les ténèbres, dans la profondeur. »[14]

Ainsi la métamorphose végétale, chère au poète, avec l’arbre archétypal et la racine est conforme au schéma dualiste de la dialectique nietzschéenne. Le poète faisant corps avec l’arbre est projeté hors de son enveloppe charnelle vers les limbes de l’universel où il retrouve son paradis perdu.

L’imaginaire poétique, comme le rêve porte à la métamorphose. Le poète est celui qui, contre toute logique rationnelle, va voir à l’envers des choses et pour cela, il franchit par transmutation, la fine et irréelle membrane qui sépare le réel de l’imaginaire, pour aller dans les pays d’outre-raison.

Le poète est cet

Homme qui, sourd à toutes les injonctions de la logique, s’obstine à croire que la nuit est aussi claire que le jour, que le jour est aussi mystérieux que la nuit […], un homme qui, avide d’aller pour y voir l’envers des choses, soupçonné d’être aussi riche que leur endroit, force pour cela l’allure de la pensée […] pour ouïr et capter les merveilleux messages qui, à toute minute crépitent inaudiblement sur les ondes des pays d’outre raison.[15]

Pour Aimé Césaire, la poésie est une fonction transfigurante qui projette l’homme dans les champs de l’imaginaire et de la voyance.

Nous affirmons que depuis Arthur Rimbaud, aucune autre voix que celle d’Aimé Césaire, n’a déchaîné ses accents dans le champ poétique, avec une telle beauté souveraine, une telle puissance lyrique, avec de telles fulgurances prophétiques.

L’oiseau sans peur jette son cri de flamme dans le ventre chaud de la nuit (Et les chiens se taisaient)

 

Rimbaud, Césaire, même combat, pourrait-on s’aventurer à dire !

Les deux poètes, chacun avec ses propres intimes déterminations, ont les mêmes visions transfigurantes :

Écoutons Arthur Rimbaud (il a 19 ans en 1873) :

… Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière
Je suis une bête un Nègre…
Mais je puis être sauvé…
J’ensevelis les morts dans mon ventre…
Cris – tambours – danse – danse – danse – danse…

Écoutons Aimé Césaire (il a 26 ans en 1936)

… À moi mes danses
Mes danses brise-carcan
Mes danses saute-prison
Mes danses il est beau-et-bon-et- légitime d’être nègre…
… Et je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées…

 Arthur Rimbaud, comme Aimé Césaire, voyagent dans le monde surréel de la métamorphose et de la voyance. Rimbaud devient gros oiseau gris-bleu, gros ours aux gencives violettes (Bottom, Illuminations). Il devient hyène, il « envie la félicité des bêtes, les chenilles… À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens… Ainsi j’ai aimé un porc… » (Délires II).

La métamorphose rimbaldienne transfigure l’être en le fusionnant avec l’animalité terrestre et l’étoile cosmique. Cette proximité césairienne et rimbaldienne se retrouve dans les visions prophétiques qui n’apparaissent que dans le champ surréel de la convulsion délirante et de la métamorphose. Aimé Césaire nous dit : la voix du poète est prophétique, c’est celle du vatès[16] ; Arthur Rimbaud écrit dans sa célébrissime lettre du voyant, à Paul Démeny, le 15 mai 1871 :

« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens […] il devient le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !… »

En effet, seule la transe métamorphosante, proche de la folie – l’homme devient vague marine, cheval bondissant, racine, arbre, pierre vive – éveille l’étincelle créative qui génère la prophétie.

Et, en cela, Aimé Césaire est bien un vatès. Écoutons-le, s’adressant aux jeunes filles du Pensionnat colonial de Fort-de-France, lors de la cérémonie de distribution des prix en ce juillet 1945 :

« … Il me plaît, d’invoquer la phrase révolutionnaire de Rimbaud, cette phrase combien plus age et plus féconde que je détache d’un des hymnes les plus vibrants qui ait jamais été écrit à la louange de la faculté créatrice et qui n’est autre que la fameuse lettre de Rimbaud à Paul Démeny :

«  Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Elle trouvera des choses étranges. Nous les prendrons, nous les comprendrons.
Et maintenant, Mesdemoiselles, vous comprendrez que je n’avais pas tort de dire tout à l’heure que nous avons partie, liée ; que nous sommes passibles de la même justice, qu’au tribunal du monde nous sommes redevables des mêmes responsabilités, et que dans la grande embauche de l’œuvre universelle nous sommes bénéficiaires des mêmes qualifications » »

 Ainsi, voici plus d’un demi-siècle, en juillet 1945, la voix d’Aimé Césaire, s’élevait sous le ciel des tropiques, pour proclamer la parité hommes-femmes ! Cette parité ne trouvera place dans les textes constitutionnels que voici quelques années et n’a pas atteint, à ce jour, son plein épanouissement.

Poursuivons notre écoute, car elle est édifiante :

« Eh bien, Mesdemoiselles, nous avons sur les bras, une civilisation à refaire […] Alors, Mesdemoiselles, je dis qu’il faut reconstruire la civilisation. Je dis que c’est la tâche grandiose qui s’impose à votre génération. Je dis que c’est la tâche grandiose qui appartient à la France […] La civilisation st morte ! Aussi loin que le regard, le sang, le désespoir, la mort […] toutes les vertus humaines dévoyées, le courage ne se signalant que par l’homicide, l’intelligence se reconnaissant par une seule propriété, celle d’être meurtrière […] tout frappé, tout menacé, des villes qui s’effondrent sur leurs jarrets, assénées comme le bœuf sous la masse, retournés en poussière, des villages dont le vent même ne sait plus le nom, des hangars couchés avec des moissons silencieuses de cadavres, des famines, des pestes, et sur la face de la terre, les peuples cherchant on ne sait quel chemin sur les confins brumeux de la peur et de la folie. »

 Comment ne pas reconnaître les cataclysmes actuels qui effondrent les bases de l’humanité, du climat, de la terre tout entière ! Ceci fut dit en juillet 1945 !

Autre prescience césairienne : La mondialisation, processus de globalisation qui étend ses pseudopodes sur les nations, les économies, les cultures, mondialisation qui isole et éteint l’homme pris comme individu :

Oui ou non, inventerons-nous une forme de relations humaines que l’on pourra sans naïveté exiger de la morale internationale qu’elle se confonde avec les prescriptions de la morale interindividuelle ?

Oui ou non, trouverons-nous le secret d’une société où la science cessera de séparer l’homme de l’univers, de séparer l’homme de lui-même et de son prochain, d’isoler l’homme pour mieux l’éteindre et mieux le détruire ?

 Certaines voix, peu avisées à mon goût, se sont élevées pour blâmer la conduite césairienne contradictoire portant, disent-ils, la violence révolutionnaire dans la poésie et la prudence pacifique dans la politique.

Aimé Césaire leur répond, placide et goguenard : Une bonne politique se fait avec une bonne poésie ! Et Annick Thébia-Melsan nous rappelle opportunément l’autre mot d’Aimé Césaire :

Un poème peut déboucher sur une route, sur une école, sur une crèche[17].

 En fait, le principe de la métamorphose imprègne de ses linéaments le verbe poétique et la parole politique, jusqu’à en devenir un principe directeur. Or la métamorphose, par essence, est un processus lent. Elle induit une révolution paisible, sans heurts et sans rupture. Elle n’est pas et n’a jamais été un processus explosif qui conduit au néant. Sa lenteur bien construite est une élaboration achevée qui, d’une chenille fait un papillon. D’ailleurs, nous constatons que le terme “métamorphique” est d’essence géologique et désigne les processus lents et structurés modifiant la texture de la roche jusqu’à son parfait aboutissement minéral. La métamorphose césairienne comme le métamorphisme minéral ont pour dimension le temps bâtisseur et non la véhémence et l’impétuosité destructrices.

… Et voici qu’en cou de cheval en colère je me vois en grand serpent. Je m’enroule, je me déroule, je bondis. Je suis un vrai coursier… je frappe, je brise, toute porte je brise et hennissant, absolu, cervelle, justice, enfance, je me brise… (Intimité marine, Ferrements)

 La métamorphose donne naissance au « cheval en colère », au « grand serpent », au poète qui bondit à la tribune de l’Assemblée nationale pour frapper de la voix, pour stigmatiser du verbe la stagnation politique qui étouffe son île. La clameur du poète résonne et se diffracte sous la grande coupole, sur les ors et les velours de l’Assemblé, abasourdie par l’élan lyrique :

… les Antilles ne sont pas des terres de violence, ce ne sont pas des êtres de rupture. Ce qu’elles demandent, mais alors passionnément, c’est, qu’à leur attachement, il ne soit pas répondu par l’indifférence, c’est qu’à leur angoisse, il ne soit pas répondu par le silence et que leur fidélité n’apparaisse pas au Gouvernement comme le signe que l’on peut les négliger impunément…[18]

… Quel est votre projet de civilisation ? Des Antilles dépersonnalisées, des Antilles vidées – et d’abord vidées d’elles-mêmes, des Antilles banalisées jusqu’à l’insignifiance ou des Antilles conscientes d’être elles-mêmes et contribuant à l’universel du fait même de leur différence enfin revendiquée et assumée...[19]

… Faire accéder à la pleine personnalité et d’ouvrir à leur initiative tout le champ du possible au lieu de les enfoncer chaque jour davantage dans les marécages stagnants de l’aliénation, les blandices[20] de l’assistance à vie et les délices de la société de consommation sans production… Nous ne serons pas de ceux qui, sous de fallacieux prétextes, entreprennent par des actions d’arrière-garde, de bouder leur histoire en même temps que le progrès…[21]

Le ton prophétique de ces discours n’échappera à personne.

Cet « attachement profond à la terre et au terroir particulier »[22] est indissolublement lié au nécessaire épanouissement du développement et de l’universel. C’est une effusion qui, jaillie des strates les plus profondes de sa conscience, projette le poète, par la force métamorphosante du Verbe, hors de limites charnelles vers les limbes de l’Universel.

L’animisme métamorphosant qui imprègne cette poésie est d’essence africaine comme l’énonce Jahnheinz Jahn dans son livre Muntu22 La force souveraine, métamorphosante du verbe, dans un mouvement dialectique nietzschéen, donne vie à la matière inanimée et pétrifie la matière vivante. Il en résulte un être hybride, une fantastique chimère, issus d’une métamorphose démiurgique. Cet être qui, à la fois, porte en lui le souffle du vivant et l’inanimé est un être qui échappe à toute catégorisation : c’est un universel qui étreint en lui les puissances de l’univers.

Par le Nommo, par la parole, le poète « appelle “les choses” à surgir de la grande totalité universelle et aussitôt, elles sont là, présentes.“je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage, je dirais fleuve, je dirais arbre”, dit Aimé Césaire… Le Verbe du poème ne fait pas qu’appeler les “choses”, il les engendre, car il est Nommo, parole-sperme »[23]

Ce verbe est une force qui porte en elle la totalité ees éspèces vivantes et inanimées et, de ce fait, elle atteint l’universel :

« L’évocation est en même temps un processus de métamorphose… qui s’opère dans l’espace et dans le temps… Elle commande une succession d’évènements dont le poète est à la fois, la source et le spectateur.“Les nègres vont cherchant dans la poussière les échardes dont on fait le mica dont on fait les lunes et l’ardoise lamelleuse dont les sorciers font l’intime férocité des étoiles[24] »[25]

L’abandon du poète aux forces élémentaires par la vertu de la métamorphose est une arme miraculeuse, l’expression d’une rébellion, révolte de la victime à la blessure immémoriale qui, s’évadant de sa fragile et chétive enveloppe charnelle se réfugie dans le monde végétal, dans le minéral, dans le cosmos, loin des contingences douloureuses infligées par l’Histoire. Il gagne ainsi sa liberté et celle de son peuple, de sa race.

En ce sens, la métamorphose est une métaphysique.

« Se vouloir terre et arbre pour gagner sa liberté, être libre pour s’identifier souverainement à la terre et à l’arbre. Toute poésie est une recherche intime, convulsive, vers une “ombre de soi qui en soi fait des signes d’amitié”. L’homme projette vers un autre ce qu’il veut être »[26]

Dans cette vision, la plante, la graine, l’arbre, le roc, la montagne, l’océan, le volcan, le soleil, les étoiles sont les compagnons obligés du poète dans son long cheminement vers la liberté et l’Universel, jusqu’au noir secret des nombres[27]

Il est frappant de noter que la métamorphose césairienne de l’enracinement avec la recherche éperdue de son paradis rêvé reste en contrepoint absolu avec le déracinement accepté et subi par les îles des Antilles françaises – toute île est veuve, dit le poète – les Antilles dépersonnalisées, les Antilles vidées d’elles-mêmes, les Antilles banalisées jusqu’à l’insignifiance…

La métamorphose racinienne est l’expression d’une condition rêvée, véritable rite conjuratoire contre la frustration et le manque de fixation au terroir, à la terre-mère – frustration d’une culture hermaphrodite, biface, tiraillée entre le legs ancestral et l’envahissant européo-centrisme.

Ce lien entre le poète et sa terre crée une interdépendance. En effet, la métamorphose poétique, le verbe, s’incarnant entre dans les éléments naturels, hors de l’enveloppe charnelle, ne peut se concevoir en dehors du monde environnant. La recherche de l’enracinement métamorphique du poète guidant « du troupeau la longue transhumance » (Moi, laminaire…), ne trouve pas d’écho dans la métamorphose de l’île. Cette métamorphose n’est pas au rendez-vous. Le déracinement de ces îles, désamarrées de leur histoire, de leur passé, les livre, fragiles esquifs, à l’instabilité d’un monde traversé par le tumulte et la fureur. Les Îles attendent leur métamorphose.

La surdité autistique de l’Île séquanaise – siège du pouvoir – à la clameur des Soufrières boréales et australe, auxquelles s’est jointe aujourd’hui celle de l’île-sœur de Cayenne[28], surdité aussi à la voix du poète, conduit au douloureux marasme que nous connaissons actuellement et dont les tragiques conséquences sont à attendre.

La voix prophétique du Poète :

Le jour où ces peuples auront le sentiment que cet espoir a été bafoué une fois de plus, ce jour-là le temps et les désillusions auront accumulé ”des amas d’âmes sèches prêtes à l’incendie”

À cet incendie permettez-nous de préférer la grande lueur qui monte du brasier que vous avez vous-mêmes allumé en 1789 et qui n’a cessé depuis d’obséder l’horizon des peuples parce qu’elle leur apportait à tous, quelle que fut leur race ou leur couleur, non seulement le salut d’un peuple libre, mais encore le grand message de la fraternité.

 

Ceci fut dit le 18 novembre 1946 !

 

 

 

[1] article extrait de : Aimé Césaire – Le legs « nous sommes ceux qui disent non à l’ombre » sous la direction d’Annick Thébia-Melsans, Argol, 2009, pp.142-157.

[2] Poinsettia : de Poinsett, nom d’un botaniste américain, ambassadeur au Mexique de 1825 à 1829. Arbuste ornemental originaire du Mexique aux bractées d’un rouge très vif entourant de petites fleurs jaunes et communément appelé étoile de Noël. Appelé en Martinique six mois rouge-six mois vert.

[3] Souligné par Aimé Césaire

[4] Aimé Césaire, Poésie et connaissance, Tropiques, n°12, janvier 1945, Jean-Michel Place, 1978, pp.157-170.

[5] Voir le poème de Césaire, Ferment, extrait du recueill Ferrements, évoquant le mythe de Prométhée,dont nous devons de pénétrantes analyses par Lilyan Kesteloot, Aimé Césaire, L’homme et l’œuvre, Présence africaine – Les classique africains, 1993, pp.88-90 – et par James Arnold, Modernism & negritude, Harvard University Press, 1981, pp.255-257.

[6] Cité in : Michel Carrouges, La mystique du surhomme, NRF Gallimard, 1948, p.69.

[7] René Hénane, Césaire et Lautréamont – bestiaire et métamorphose, L’Harmattan, 2006.

[8] Tutélaire, poème d’Aimé Césaire, composé à la mémoire de sa mère.

[9] René Hénane, Aimé Césaire, Le chant blessé – biologie et poétique, Jean-Michel Place, 1999, pp.67-71

[10] C’est nous qui soulignons.

[11] Entretien avec Lilyan Kesteloot, in : L. Kesteloot et B. Kotchi, Aimé Césaire, L’homme et l’œuvre, Présence africaine, p.206.

[12] C’est nous qui soulignons.

[13] Entretien avec J. Sieger, Afrique n°5, octobre 1961.

[14] Ainsi parla Zarathoustra, cité in : Michel Mansuy, Gaston Bachelard et les éléments, Corti, 1967, p.338)

[15] Aimé Césaire, Discours de distribution des prix devant les jeunes filles du Pensionnat colonial, Fort-de-France, juillet, 1945, in : Aimé Césaire, une pensée pour le XXIe siècle, Présence africaine, 2003, p.567.

[16] Vatès : le prophète – d’où dérivent les mots vaticination, vaticinateur.

[17] Annick Thébia-Melsan, Discours de clôture, in : Aimé Césaire : Une pensée pour le XXIe siècle, Présence africaine, 2003, p.557.

[18] Discours à l’Assemblée nationale, le 21 novembre 1959, Journal officiel, p.2752.

[19] Discours à l’Assemblée nationale, 2ème séance, 15 novembre 1978, J.O., p.7663.

[20]Du latin blanditiae, caresses, flatteries. Archaïsme, du vieux français blandire (1160), caresser, flatter et blandif, caressant, flatteur. Mot qui désigne des charmes trompeurs.

[21] Discours à l’Assemblée nationale, 3èmeséance, 29 septembre 1982, J.O., p.5240.

[22] Annick Thébia-Melsan, Discours de clôture in : Aimé Césaire, une pensée pour le XXIe siècle, Présence africaine, p.560. « L’approche césairienne, dialectiquement complémentaire du local et de l’universel, pour édifier dans notre modernité un universel partagé, est une anticipation sur l’indigénisation du développement et son ré-enracinement, dans son sens plein étymologique : Gens indi, les gens de la terre. Là aussi Aimé Césaire est un précurseur et un pionnier, un visionnaire, parce qu’il a compris que sans cet attachement profond à la terre et au terroir particulier, il n’y aurait pas de développement et pas d’universel. »

[23] Jahnheinz Jahn, Muntu, Le Seuil, 1961, pp.151-152.

[24] Aimé Césaire, Couteaux midi, Soleil cou coupé.

[25] Jahnheinz Jahn, op.cité, p.155.

[26] Édouard Glissant, Aimé Césaire et la découverte du monde, Les Lettres nouvelles, janvier 1956.

[27] Aimé Césaire, Chemin, Moi, laminaire...

[28] Nous devons en effet, nous aviser que Cayenne est une île.