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Les Lumières, l’esclavage et la colonisation d’Yves Benot

Yves Benot, Les Lumières, l’esclavage et la colonisation. Paris : Éditions La Découverte, 2005, 327 p., ISBN : 2-7071-4702-8.

Yves Benot (1920-2005) fut un intellectuel atypique. Résistant, tiers-mondiste, compagnon de Maxime Rodinson et Samir Amin au sein d’une éphémère Revue du Moyen-Orient, il a vécu et enseigné au Maroc, en Guinée, au Ghana, puis, à partir de 1965, dans divers lycées et collèges de la France métropolitaine. Éclectique, il a d’abord consacré plusieurs publications à Diderot, dans les années 1950-1960, à partir du fonds Vandeul qui venait d’entrer à la Bibliothèque Nationale à Paris. Ses séjours en Afrique l’amenèrent à s’intéresser également à l’actualité de ce continent mais aussi à l’histoire coloniale, plus particulièrement celle du XVIIIe siècle qui devint alors son domaine de recherche privilégié. Sans être un maître au sens habituel du terme, car, bien que docteur ès lettres, il n’a pas cherché à faire une carrière universitaire, l’influence qu’il a exerçée sur les historiens de la génération suivante en tant que président de l’APECE (Association pour l’étude de la colonisation européenne, 1750-1850) ne saurait être négligée. Le recueil d’articles examiné ici est publié par deux de ses « disciples » (1).

L’œuvre d’Yves Benot est aussi abondante que variée, comme en témoigne la bibliographie rassemblée à la fin de l’ouvrage. Elle comprend douze livres, sans compter les éditions d’actes ou de textes et les traductions, et de très nombreux articles dans des revues appartenant au Parti Communiste Français (La Pensée, Europe), dans Dix-huitième siècle et les Annales historiques de la Révolution française, et tant d’autres revues comme Afrique-Asie, Le Nouvel Afrique-Asie, etc. pour ne citer que celles où sa production fut la plus importante. Il aimait en outre brouiller les pistes en se dissimulant sous des identités multiples. Alors qu’il était né Édouard Helman, Yves Benot (ou Bénot) n’est que son principal nom de plume, à côté de J. Deriaz, G. Clair, ou François Ségo…

Le recueil examiné ici est une collection de 22 articles particulièrement significatifs rangés sous trois rubriques : L’Afrique des indépendances ; Autour de Diderot et des Lumières ; Colonies, révolutions, abolitions (fin XVIIIe – milieu XIXe). La troisième partie éclaire un certain nombre de points de détail mais qui peuvent intéresser au-delà du cercle restreint des spécialistes de l’histoire coloniale. Ainsi l’article intitulé « Comment la Convention a-t-elle voté l’abolition de l’esclavage en l’an II ? » rappelle-t-il opportunément, en ces temps de débat mémoriel sur la traite et l’esclavage, que ces pratiques criminelles ont été condamnées et déclarées illégales dans les colonies françaises dès le 4 février 1794 (16 pluviôse an II). Face aux quelques défenseurs des colons qui cherchaient à retarder ou édulcorer l’abolition, le député Lacroix prononça quelques mots décisifs : « Une plus longue discussion déshonorerait la Convention. Je demande qu’à l’instant même le décret soit rendu ». « C’est alors, écrit Benot, que la Convention se lève tout entière – et aussi, ainsi que le soulignent plusieurs journaux, les spectateurs des tribunes – entraînant avec elle les hésitants et les opposants camouflés, y compris les colons présents dans les tribunes » (p. 257). Certes, cette première abolition fut de courte durée puisqu’elle fut annulée par Napoléon dès 1802, et l’abolition définitive n’intervint qu’en 1848, mais ceci est une autre histoire que Benot a d’ailleurs lui-même contée dans un livre récemment réédité (2).

Les lecteurs nord-américains et les américanistes seront particulièrement intéressés par le dernier article du recueil, qui traite de « La Révolution française entre les Indiens et le modèle américain ». À Paris, la jeune démocratie d’outre-Atlantique bénéficiait d’un préjugé d’autant plus favorable qu’on voyait en elle une alliée. Néanmoins, les guerres incessantes entre les Anglo-Américains et les nations indiennes choquaient les convictions anticolonialistes et pro-indiennes des révolutionnaires français. Cet article montre bien comment les principes, côté français, qui commandaient de prendre parti en faveur des Indiens se sont estompés au fur et à mesure que se transformait le contenu de la Révolution. Suivant Benot : « C’est la traduction sur le terrain du renoncement à se poser le problème de l’inégalité, c’est l’acceptation d’un autre modèle de république, que La Rochefoucault avait définie par l’‘amour de l’argent’ » (p. 309).

La deuxième partie, la plus brève, regroupe sept contributions où Diderot joue le rôle principal. Quatre d’entre elles concernent, d’une manière ou d’une autre, la relation Diderot-Raynal. Diderot fut, en effet, l’une des plumes de l’abbé Raynal et c’est un point intéressant de l’histoire littéraire que de clarifier l’apport de Diderot et d’étudier comment la place qui est faite à ses idées évolue entre les éditions successives de l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes, dite plus brièvement Histoire des deux Indes. Deux contributions évoquent la question de la morale chez Diderot. On ne sera pas surpris de découvrir en l’auteur du Neveu de Rameau ou de la Religieuse un eudémoniste convaincu et un précurseur de l’utilitarisme benthamien (la morale a pour objet « la conservation et le bonheur commun de l’espèce humaine », p. 191).

Les cinq articles de la première partie, relativement anciens, abordent la réalité africaine par le truchement de la littérature. Les écrivains, pour Benot, ne sont pas que des inventeurs d’histoire, ils sont les meilleurs témoins de leur temps. Le second article, le plus copieux du recueil (36 p.), intitulé « Négritude, socialisme africain et réalisme » a été d’abord publié dans La Pensée en 1965. Aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard, il nous apprend que les tiers-mondistes des années 60 faisaient déjà preuve d’une attitude très critique à l’égard de l’idéologie de la négritude. On peut lire sur le site mondesfrancophones.com une brève histoire de la négritude et de ses avatars plus récents, d’où il ressort que les fondateurs, Césaire, Senghor, ont été eux-mêmes conduits à en rabattre sur la glorification au départ sans nuance des « valeurs du monde noir » (3).

Benot reconnaît au moins à Aimé Césaire, en tout cas au Césaire du Cahier du retour au pays natal (1939), le mérite d’avoir apporté « la preuve de l’originalité, de la personnalité de la nouvelle littérature » [nègre francophone] et, par là, de « montrer les chemins de la libération dans ce secteur » (p. 33). Benot insiste néanmoins sur les différences entre les situations concrètes dans la période qui suit les indépendances africaines : « Aux Antilles de domination française [celles de Césaire, député-maire de Fort-de-France en Martinique], c’est encore d’une libération à conquérir qu’il s’agit – alors qu’en Afrique noire ex-française ont surgi de nouvelles réalités avec l’indépendance et ses degrés de réalité » (p. 37). Les « degrés de réalité » sont bien sûr là pour exprimer la thèse suivant laquelle, en Afrique, le colonialisme a simplement été remplacé par un néocolonialisme.

Du coup, Senghor, devenu Président de la jeune République du Sénégal au moment où écrit Benot, ne bénéficie pas de la même indulgence que Césaire. Son œuvre poétique n’est pas évoquée et ses écrits théoriques sont brocardés comme de vulgaires œuvres de « propagande » (p. 31). Qui pis est, en opposant, comme il l’a fait dans ses premiers écrits, « émotion nègre » et « raison hellène » (4), Senghor s’est montré « raciste » (p. 41). Plus grave encore peut-être, il s’est caché derrière la négritude pour interdire l’éclosion d’un socialisme authentique et imposer sous l’étiquette trompeuse de « socialisme africain » la domination néocoloniale.

« Avec leurs chants trompeurs, les théoriciens de la négritude voudraient séduire ou neutraliser les nombreux intellectuels africains qui, sans vouloir plagier ou copier mécaniquement, entendent tirer les leçons de cette victoire du socialisme en URSS et appliquer ces enseignements au développement de leur continent… Ils [les théoriciens] sont centrés sur ces notions de négritude et de monde noir que, comme homme d’État, Senghor, placé à la tête d’un régime généralement classé comme néocolonialiste, continue à prôner, parce qu’elles sont devenues un véritable moyen de gouvernement, un moyen de masquer et de perpétuer ce type de régime » (p. 41).

Le texte de Benot porte la marque de l’époque où il a été rédigé et il peut être lu, à ce titre, comme un témoignage (5). Mais sa réédition se justifie pour d’autres raisons. La redécouverte du poète David Diop, par exemple, ou celle de l’écrivain d’Afrique-du-Sud Peter Abrahams (Une couronne pour Udomo, 1956, trad. fr. 1958) ou encore le panorama de la littérature africaine d’expression française depuis L’Enfant noir de Camara Laye (1953) jusqu’à L’Harmattan d’Ousmane Sembène (1964).

En fin de compte, ce rapide examen de la sélection des articles d’Yves Benot conduit à distinguer dans son œuvre deux types d’écrits au statut bien distinct. Ceux de la première partie, engagés, polémiques n’ont qu’une validité éphémère. Ils sont très dépendants de l’idéologie qui dominait chez les intellectuels au moment où ils ont été produits, et notre manière de considérer les pays en développement et les questions économiques en général ayant tellement changé depuis les années 1960 et 1970, ces écrits nous intéressent surtout aujourd’hui par ce qu’ils nous révèlent de l’idéologie d’hier. Par contre les articles des deux autres parties sont des textes savants, qui ont fait avancer la connaissance de l’histoire (littéraire ou politique) et qui serviront, qui servent déjà de référence pour de nouvelles recherches.

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(1) Yves Benot, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, textes réunis et présentés par Roland Desné et Marcel Dorigny, Paris, La Découverte, 2005.

(2) Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, préface de Marcel Dorigny, Paris, La Découverte, « Poche », 2006.

(3) Selim Lander, « Crépuscule de la négritude ».

(4) Mais on sait que cette formule sera notablement transformée par la suite. Cf. S. Lander, op. cit.

(5) Toujours de Benot, dans la même veine, on peut signaler Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspéro, « Cahier libres », 1969, 1972 et Indépendances africaines. Idéologies et réalités, Paris, Maspéro, « Petite collection », 2 vol., 1975.