Mondes africains

L’image de la femme sénégalaise dans “Une si longue lettre” de Mariama Bâ

La société Africaine, en général, est une société ” masculin pluriel ” (Yacine, Kateb : 19,1999). Il en est de même pariculièrement de la société sénégalaise. L’homme  y fait la loi. Il se sert de parapluie de coutume et de religion pour gérer la société à ses fins. Ainsi, la femme, marginalisée, devient un instrument, un objet selon les lois des institutions  aménagées par l’homme au gré de ses goûts. Du toit paternel au toit conjugal, la femme est à la merci de la sacrée coutume auxquelles d’autres femmes participent en faveur de l’homme et de ses institutions.

En ce travail, nous allons présenter l’image de la  femme du Sénégal telle quelle est vue par Mariama Bâ dans Une si longue lettre, selon la tradition africaine et la religion musulmane. A travers Ramatoulaye, son personnage principal et la technique épistolaire choisis sciemment pour plaider la cause de la femme, l’auteur nous conduit dans sa conception romanesque. Elle nous y montre la considération générale accordée à  la femme dans tous les domaines de la vie au Sénégal. En tout et pour tout, la femme – jeune ou mature soit-elle, est vouée au  silence en dépit de la gravité de ses peines. Ses droits sont taillés à la hauteur de la volonté de l’homme. Il en est même en amour. On le verra avec le cas des foyers de Ramatoulaye et de celui de Aïssatou, deux amies de très longue date dont les maris s’étaient engagés en de nouvelles aventures amoureuses contre toute attente de leurs épouses respectives. Ni la coutume ni la religion musulmane n’ont, ici,  réservé aucun droit à ces deux femmes même au sujet de ce qui les concerne très intimement chacune. Binetou et La petite Nabou, les co-épouses qui leurs avaient été adjointes au nom de ces sacrées institutions ne purent elles aussi que fléchir contre leur propre liberté devant ces susdites institutions.

Ainsi, en l’univers romanesque de Une si longue lettre la parole ou l’action de la femme opposée à la sacro-sainte volonté de l’homme, de la coutume et de la religion est une atteinte à l’honneur- un tel acte serait donc une transgression de la loi.

Ici, l’homme s’érigeant en norme, la femme devient le faux. La femme c’est l’ autre, enveloppé en une altérité aux stéréotypes limitatifs et dépréciatifs comme nous le démontre  Mariama Bâ  dans Une si longue lettre.

Mots clés : Afrique, Sénégal, Femme, homme, coutume, mariage, co-épouse, amour, amitié, deuil.

Au fait, l’univers romanesque de Mariama Bâ dans Une si longue lettre est un univers plein de haram, interdits. Ces derniers frappent surtout la femme. Parmi ces interdits, on citera la modernité sous toutes ses formes. Le cas de l’école occidentale est très frappant. De nos jours, l’école occidentale est pourtant, à travers le monde entier, la meilleure source du savoir. Ses bienfaits sont si multiples et variés que tout le monde voudrait  aller y puiser des connaissances appropriées. Celles-ci peuvent servir à la compréhension et à la meilleure gestion de l’humanité. L’école occidentale, par exemple, permet d’anéantir des barrières de tous  genres : barrières entre hommes et femmes , barrières entre races ; elle abolit des tabous des sociétés anciennes, des interdits qui non seulement limitent la liberté de l’homme, mais aussi avillissent l’homme lui-même.

Au regard de Une si longue lettre la femme sénégalaise malheureusement n’a pas tellement accès à l’école. Si elle peut y accèder c’est à peine même. Celle qui à peine et comme par chance la commence en est vite retirée sans même terminer son cycle. Comme une offrande ou un sacrifice, elle se voit très vite et simplement forcée d’embrasser un mari, puis trop tôt devenir mère d’enfant en un nombre dont le choix dépend du mari ou de la belle-famille. Au nom de la sacrée cotume, l’intangible coutume, ni le rapport d’âge entre les deux partenaires forcés, ni le choix de la fille et moins encore son point de vue ne sont pas pris en compte par les parents. Seules priment des visées matérielles de la famille de la fille comme  on le verra un peu plus loin avec les cas de Binetou et de la petite Nabou. En plus le plus loin qu’une femme puisse aller en instruction la rend plus marginale. Ce qui est un vrai manque de liberté.

“L’école transforme nos filles en diablesses, qui détournent les hommes du droit chemin. “(p30).

Pour illustrer le manque de liberté en amour pour les filles sénégalaises, le cas de Ramatoulaye devant son fiancé Modou, nous est ici d’une portée exemplative. Ramatoulaye, avait comme  vrai fiancé Modou. Par contre la mère de la fille préférait Daouda Dieng, un homme trop agé mais nanti. Mais grâce à la lumière reçue à l’école, Ramatoulaye était libre de faire son propre choix et de le respecter en dépit de la proposition  et des réels motifs  de sa mère. Elle nous le dit clairement :

“Libérée donc des tabous qui frustrent, apte à l’analyse, pourquoi devrais-je suivre l’index de ma mère pointé sur Daouda Dieng, célibataire encore, mais trop âgé pour mes dix-huit hivernages.”(p.28).

Mais pourquoi la mère pointait de doigt cet homme plus âgé que Ramatoulaye, une fille de 18 ans ? Cette proposition était tout simplement fondée sur des motifs personnels vraiment éloignés de tout sentiment d’amour. Daouda Dieng fut un homme :

“Exerçant la profession de Médecin  Africain à  la Polyclinique, il était nanti […].Sa villa, […], était le lieu de rencontre de l’élite jeune. Rien n’y manquait […]”(p.28).

On voit très bien l’aspect économique primer dans le choix de la mère.  Si Ramatoulaye ne put s’incliner devant ce choix  fondé sur des motifs différents de ses propres sentiments, ceci est très compréhensible. Le vrai amour étant l’expression de  sentiments libres entre deux personnes nul ne devrait se marier sous une quelconque condition, imposée par les parents fut-il. Ainsi, pour Ramatoulaye rien ne l’avait privée de cet  étudiant, son vrai choix d’amour en dépit de ses conditions de vie :

“Je préférais l’homme à l’éternel kaki.  Notre mariage se fit sans dot, sans faste, sous les regards désapprobateurs de mon père, devant l’indignation  douloureuse de ma mère frustrée, sous les sarcasmes de mes soeurs surprises, dans notre ville muette d’étonnement.” (p.29).

Ce passage donne non seulement l’image d’un mariage refusé par les parents mais aussi celle de la valeur de la dot dans la société sénégalaise en particulier et dans les sociétés africaines en général. La dot fondait réellement  un mariage. Elle était l’acte par lequel les deux familles alliées s’engageaient en un vrai pacte matrimonial. La dot, donnée par la famille du garçon à celle de la fille symbolise le remplacement physique de la mariée dans sa propre famille. Et à partir de cet acte le mariage était officiellement reconnu par tout le monde : la famille, le village, le clan et même par des villages et clans  lointains. Mais de nos jours, l’acte a perdu de sa valeur sociale. Ainsi, constitue-t-il aujourd’hui  une source d’enrichissement pour les membres de la famille ou du clan de la mariée. Aussi, un mariage sans dot devient-il une source de plaintes et lamentations pour les membres de la famille de la fille. Un tel mariage sans dot n’a aucune valeur sociale et en plus il prive les membres de la famille de la fille de l’occasion de s’enrichir. C’est ce qui explique ici la description de Ramatoulaye dans le passage ci-dessus au sujet de son propre mariage. L’ordre d’actant  dans l’énumération de Ramatoulaye en ce passage cité ci-haut (p.29) n’a rien de gratuit. Le père étant le représentant falluque de la société, il n’est pas étonnant que ce dernier occupe la première place dans cette gradation où les parents et autres expriment leur sentiment de contestation. Privée de sa liberté de ses droits, surtout de sa liberté d’expression, la femme a toujours une place secondaire juste  après celle du père. Et si cette énumération se termine bellement par le village, c’est tout simplement puisque le mariage, source d’enrichissement de la famille, est une affaire de tout le village.  Le village c’est le symbole de la communauté entièrement englobée dans la coutume et dans la religion.  Ainsi, les deux  actes de Ramatoulaye, celui d’avoir refusé le fiancé proposé (p.28) par la mère et celui de se marier sans dot (p.29),  constituent une très grave transgression de la loi coutumière :

“Donc tout acte non autorisé par les hommes est considéré comme atteinte au nif,  à l’honneur de l’homme en général., à l’honneur du père, du frère, du mari, du cousin ou de l’homme en général. Il est aussi considéré comme dépassement du seuil.ou du huddud “(Bouguarche :  2003, 19).

Un tel comportement rebel de Ramatoulaye ne fut pas gratuit. Il était porteur d’un message pour le compte de la femme sénégalaise liée par la coutume. Ramatoulaye manifestait ainsi son mécontement contre cette sacrée coutume, cette religion muslmane  et leurs représentants. Alors, elle s’engageait en une lutte ayant pour objectif fondamental la libération et l’émancipation de la femme opprimée par l’homme. Ramatoulaye et Aïssatou, son amie, sa condisciple en étaient chargées comme le stipule le passage suivant :

“Nous étions des véritables soeurs destinées à la même mission émancipatrice. Nous sortir de l’enlissement des traditions, superstitions et moeurs ; nous faire apprécier de multilpes civilisations sans reniement de la nôtre, cultiver notre personnalité, renforcer nos qualités, mater nos défauts […]”.(pp.25-26).

Qu’en fut-il de petites Binetou et Nabou, élèves de cycle inférieur ? Privées de toute personalité, de toute information et de tout droit, même de l’expression ces enfants n’eurent rien à dire devant des femmes bourreaux, complices de l’homme, de sa sacrée coutume et de la religion muslmane. Ainsi, autant la petite Nabou se vit victime d’un mariage forcé pour devenir l’épouse de Mawdo époux de Aïssatou autant il en fut pour Binetou qui épousa son vieux Modou.

 

On peut se servir du cas de Nabou comme exemple illustratif :

“Mon frère Farma t’a donné la petite Nabou comme femme pour me remercier de la façon dont je l’avais élevée. Si tu ne la prends pas comme épouse,  je ne m’en relèverai jamais. La honte  tue vite que la maldie.” (p.48).

Pour la mère donc, ni le point de vue de Aïssatou ni surtout celui de Nabou, la fille de son frère n’ont pas de place devant la mère. Curieusement la mère se fait ici la représentante, la continuatrice et la conservatrice de la coutume. Elle doit la faire respecter contre tout et en toutes ses formes. On peut aussi le lire la même considération de la femme dans la nouvelle du nouveau mariage de Binetou avec Modou, époux de Ramatoulaye telle que cette nouvelle  lui a été annoncée par Tamsir le frère aîné de son mari accompagné de Mawdo et de l’Iman :

“Modou te remercie. Il dit que la fatalité décide des êtres et des choses : Dieu lui a donné une deuxième femme, il n’y peut rien. Il te félicite pour votre quart de siècle de mariage où tu lui as donné tous les bonheurs qu’une femme doit à son mari. Sa famille, en particulier moi, son frère aîné, te remercions.” (p.57).

La femme en question, la petite Binetou, est  congénaire et amie de sa fille Daba.(p.23)

Pour Modou et ses alliés l’acte s’explique très aisément. Rien n’a dépendu d’eux. Tout est parti de la force de Dieu, celui-là même qui oriente tout. Ainsi, la nouvelle est livrée à Ramatoulaye en des termes s’appuyant sur la fatalité, un phénomène en dehors du contrôle de l’humain. Avec un tel discours, prétextant le hasard, le porte-parole de Modou pensait convaincre une femme mariée depuis 30 ans à accepter très simplement un message aussi  dévastant que celui-là. Considérer sous cet angle un problème qui engage des sentiments très profonds d’amour, c’est réduire  la femme à un objet qu’on peut manupiler à sa guise.  Pire encore, parler de la fatalité dans un tel problème c’est  transformer l’amour à une sorte de jeu de hasard. Pourtant, la fatalité  s’oppose à la liberté.  J.Giraudoux (1929) disait :

“Qu’on ne me parle pas de la fatalité, elle n’existe que par la veulerie des êtres. Ruses des hommes.”
Amphitryon (38).

Par cela on ne saurait établir aucun rapport direct entre l’amour et la fatalité présentée à Ramatoulaye comme argument d’autorité de son très triste sort. La fatalité, –fatum– est injustifiable ; elle prive l’homme de la liberté et n’a rien de sentimental ; c’est un simple hasard ou une force extérieure-faut-il encore qu’il existe-, contraire à la liberté humaine. Accorder de la place à un tel fait mythologique en amour n’est-ce pas là ignorer la nature privilégiée de l’amour ?  Ramatoulaye rétorque en croyant fermement en l’acte délibéré de Modou :

“Je mesure, avec effroi, l’ampleur de la trahison de Modou ” (p. 19).

Blessée dans son fort intérieur devant une aussi grave trahison en amour, elle se refugie constament dans un passé mithyquement heureux. Elle se rappelle l’intensité de son grand amour envers  Modou qui, pourtant, vient de la décevoir.

“Et dire que j’ai passionnément aimé cet homme, et dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j’ai porté douze fois son enfant. L’adjonction d’une rivale à ma vie ne lui pas suiffit. En aimant une autre, il a brûlé son passé moralement et entièrement. Il a osé pareil reniement…et pourtant ” (p.23).

Une telle expression est beaucoup plus significative. Elle livre des sentiments d’un coeur torturé, de très profonds sentiments d’un coeur meurtri par un amour dépouillé, des sentiments d’un amour bafoué, d’un amour souillé. Ces anaphores–dire que– frisant l’analepse- sont si éloquents que l’on y sent l’expression d’un très profond regret ; de regret d’un amour-fou qui s’est transformé en amour-flou auquel le coeur ne sait plus croire. Car l’intensité de l’acte de Modou envers la mère de ses douzes enfants a dépassé les limites de l’imaginable. Tous les sens humains de Ramatoulaye en furent èbranlés. Ainsi, ces anaphores- dire que– quoique ressemblant à une interrogation passive, elles sont plutôt l’expression combien lourde d’un amour tué. Le coeur de Ramatoulaye devient un cœur vidé d’amour et avide d’amour. Sa désolation et son incapacité de supporter l’épreuve plus douloureuse qu’une mort d’homme, n’ont de paix que dans le passé ponctué par des moments tranquilles aux cotés de ses anciennes connaissances comme  son amie Aïssatou. Mais  ce sont surtout des moments où pèsent les  paroles de la mère indiquant de son index Daouda Dieng  qui s’imposent et pèsent beaucoup dans sa memoire :

“Les paroles de ma mère me revenaient : ” Trop beau, trop parfait “. Je complétais enfin la parole de ma mère par la fin du dicton : “pour être honnête” “(p.57).

Ici on peut voir la place faite à la mère par un enfant en cas de  trouble dont il est ou serait victime. Tout  enfant qui se sent en danger recourt à mère selon toute image accordée à celle-ci. Il fait ainsi une sorte de fuite en arière pour plus de sécurité contre un environnement  difficile à supporter. Ici, la mère devient la personne-lieu-refuge, ultime-personne-lieu-de-sécurité ; personne sûre et incontournable de sa protection contre toute nature offensive. La vision de Jean- Marie Le Clézio dans Le Procès Verbal nous en dit mieux  :

“L’idéal se ramène à : rétrograder […] jusqu’au ventre de sa mère où bras et jambes en posture de l’œuf l’on s’endort tête contre la membrane de caoutchouc” ( 1973 : 311) .

Comme on l’a dit tantôt, sans devoir nous répéter, toute personne, enfant soit-elle, prend ou songe à la défensive devant une situation catastrophique. Ramatoulaye est à la recherche d’un soutien, ou d’une protection morale contre son mal d’amour,  un amour assassiné par son époux Modou. Toute référence de Ramatoulaye à son enfance, à son amitié d’avec Aïssatou, et même à sa mère s’explique comme une apothéose ou une fuite :

“Apothéose ou fuite : ces deux attitudes constituent en fait deux    stratégies pour désarmer l’espace catastrophique du monde hostile” (Gascoigne, David : 1997,  54)

Comme il faudra le faire remarquer, le mariage polygamique fut à la base de la condition actuelle de Ramatoulaye et de celle de son amie Aïssatou. L’action similaire de la dame Belle-mère et celle de la tante Nabou (p.48), auteurs d’immolation de ces enfants, ayant provoqué un tel mariage polygamique, ne saurait être condamnée aux yeux de la tradition. Elle n’est ni moins ni plus que l’expression de l’image de la femme au service de l’homme, l’image de la femme sénégalaise aveuglée par un conservatisme traditionnel. Ici, l’idéal de l’homme lui-même ou de ses représentantes féminins est de réduise le champ de la liberté, le champ de la personnalité  de la femme. Milolo (1959), dans L’image de la femme écrit à ce sujet :

“nos grands-mères ne nourrissaient aucun rêve. Elles se signalaient par leur docilité et leur effacement, substituant leur condition et les événements. Etroitement intégrées à leur communauté, elles adoptaient aveuglement les usages, les croyances et les traditions. Elles mettaient même un point d’honneur à réaliser leur vie dans ce parfait conformisme. Elles ignoraient la crise d’identité” (p.155).

A part cet aspect “de traditions scélerosées dans leurs aspects les plus oppressifs” (Aminata, Fall : 182), il y a aussi par delà  tout dans le mariage polygamique un caractère économique. A ce stade, la nature économique devient le fondement d’un  mariage. La fille, comme le cas de Nabou et de Binetou, est considérée comme un produit de commerce. La fille est offerte à l’homme ayant des moyens suffisants. Aussi, devient-elle un objet, un instrument. Mïka Ga, dans En votre nom et au mien (1984) et Jean-Marie Adiaffi, dans Une vie hypothéquée (1983)  les temoignent chacun dans son livre respectif. Les parents forcent leurs filles à épouser des hommes riches. A ce sujet, ils ne donnent aucune chance à ces dernières de faire leurs propres choix en amour. Ils les privent ainsi de la liberté de jouir de l’amour de leur propre choix. Elles vivent donc des mariages polygamiques aux cotés  des femmes ayant des enfants de leur âge.

Victimes respectives de ce mariage polygamique et de toutes les conséquences y afférentes, Ramatoulaye et Aïssatou réagirent très différement devant leur cas similaire. Chaque personne a sa propre vision des choses. Ainsi, en dépit de la profonde amitié entre les deux femmes, chacun prit position à sa façon. Pour Aïssatou, cet extrait de sa lettre à son mari en Mawdo dit mieux sa position, elle choisit le divorce :

“[…] Tu veux dissocier l’amour tout court et l’amour physique. Je te retorque que la communion charnelle ne peut être sans l’acceptation du coeur, si minime soit-elle.[…] Ton raisonnement qui scinde est inadmissible : d’un coté, moi, ” ta vie, ton amour, ton choix”, de l’autre, “la petite Nabou, à supporter par devoir”. […] Je me dépouille de ton amour, de ton nom. Vétue du seul habit valable de la dignité, je poursuis ma route”(p.76).

Son acte est un simple exil géographique qui la sépare ainsi d’un milieu dégoûtant, un milieu frustrant. Cet acte donc, donne à Aïssatou l’occasion de réaliser son rêve : refaire sa vie. Ramatoulaye, de son coté, au lieu de partir directement, de rompre comme le fit son amie Aïssatou, et comme le lui disaient plus d’une personne : surtout ses enfants (p.60), elle doutait de poids d’une telle décision et de ses rétombées urgentes et tardives :

“Partir ? Recommencer à zéro, après avoir vécu vingt cinq auns  avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ? Avais-je la force pour supporter le poids de cette responsabilité à la fois morale et matérielle ?(p.60 ).

Un tel doute ne devrait pas être pris pour une faiblesse d’esprit tel qu’il a toujours été dit de la femme. C’est plutôt une sorte de sagesse pour éviter de tomber en de dangereux pièges de la vie, surtout avec la charge de 12 enfants sur elle. Mais compte tenu de fait accompli, c’à.d l’absence de Modou le mari, Ramatoulaye n’avait pas de choix. Sa décision de ne pas recommencer sa vie à l’image de Aïssatou se fonda sur le respect et la dignité de la femme. Elle préféra éléver seule ses enfants et subvenir seule à tous leurs besoins. En plus, elle jugea mieux de se dépasser de tourment moral pour ne pas tomber dans le cas de Jacqueline, femme de Samba Diack bouleversée par sa condition maritale (p.67-68). Ainsi, nous confie-t-elle :

“Oui, je voyais bien où se trouvait la bonne solution. Au grand étonnement de ma famille, désapprouvée unanimement par mes enfants influencés par Daba, je choisis de rester”(p.69).

Rester et mener une vie de polygamie aux cotés de la Petite Binetou, sa co-épouse est très profond. Ici, le geste en question n’a été ni plus ni moins que la soummission totale aux lois de l’Islam en terme de foyer de ce genre. D’où une oppression grave que ruminait Ramatoulaye. Opprimée par la coutume en se voyant adjointe une co-épouse, elle fut  aussi opprimée par la religion islamique qui demande à la femme sénégalaise de tout  “partager” naturellement avec la co-épouse (p.69).

Par ailleurs, la situation de Jacqueline, épouse de Samba Diack est un autre cas à siganler en terme de privation de liberté en amour. De famille protestante, Jacqueline avait librement épousé Samba Diack, un musulman, en dépit de refus manifeste de ses parents. Elle en fut victime et subi une dépression nerveuse qui l’alitta jusqu’à l’hospitalisation. De l’autre côté, son refus  d’adopter l’Islam, la religion de son mari Samba Diack, lui fit un lot de problème dans sa belle-famille :

“De plus, les parents de son mari- toujours les parents-, la boudaient d’autant plusqu’elle ne voulait pas embrasser la religion musulmane et allait tous les dimanches au Temple Protestant” (p.63).

On voit comment Jacqueline a été doublement victime de son choix : Victime de ses parents du fait de s’être mariée à un musulman et victime de sa belle famille, du fait de ne pas embrasser la religion de son mari.

Par ailleurs, quant à Ramatoulaye, en dépit de la gravité du drame dont elle est victime, femme abandonnée et veuve, elle n’a pu céder aux multiples tentations extérieures qui la sollicitaient comme épouse. Elle a ainsi congédié un après l’autre ses mille prétendants. Tamsir, le frère aîné de défunt mari, qui se croyait facilement accepté comme héritier direct de Ramatoulaye en avait eu pour son compte de la part de cette dernière :

“Tu oublies que j’ai un coeur, une raison, que je ne suis pas un objet que l’on passe de main en main…Je ne serai jamais le complément de ta collection”(p.85).

Le sort de Daouda Dieng ne se distingue en rien du premier prétendant. En dépit de ses moyens matériels sur lesquels reposait son espoir de conviction, de séduction, il lui fit rservé un sort que d’aucuns prendraient pour erreur de la part de Ramatoulaye. La femme reconnue comme liée aux moyens matériels venait ainsi de se définir d’elle-même comme un personne digne et éloigné de l’amour du matériel. Pour la griote et sa confidente Farmata, un tel geste n’a de sens que pour une personne folle, comme Ramatoulaye. Celle-ci n’avait cessé de lui demander :

“Pourquoi es-tu incrédule ? Pourquoi n’oses-tu pas rompre ?” (p.62).

Pour elle, Ramatoulaye devrait accepter la main de Daouda Dieng  surtout compte tenue de sa nouvelle situation de veuve et de femmes sans moyens.

“Pourqui te prends-tu ? A cinqante ans, tu as osé casser le wolere ! Tu piétines ta chance : Daouda Dieng un homme riche, député, médecin, de ton âge, avec une femme seulement. Il t’offre sécurité, amour et tu refuses ! Bien des femmes, même de l’âge de Daba, souhaiteraient être à ta place “(p.129).

Les multiples refus de Ramatoulaye expliquent ici la dignité de la femme qui ne veut pas céder devant le matérialisme dégradant. Ce dernier prostitue la femme. Ce refus ne serait-il pas ici un message d’encouragement aux autres femmes devant une situation précaire nécéssitant des moyens matériels dont elles seraient dépourvues ? Une fois liée au matérialisme, la femme devient ici un objet de vente, un objet de commerce. Privée de moyens financiers suffisants pour subvenir à ses propres besoins, elle devrait se prostituer et obtenir une vie facile qui changerait vite sa misérable condition. Cela a été loin de la conception de Ramatoulaye comme femme digne.

En dépit des différences de décisions entre ces deux dames, Aïssatou et Ramatoulaye, victimes de déception en amour conjugal-celle de partir pour Aïssatou et celle de rester pour Ramatoulaye- tout fut fondé sur la dignité de la femme. Aïssatou se fit embauchée et Ramatoulaye s’occupa de ses enfants sur place. Ceci démontre aux hommes les apacitésde la femme une fois  liberée de toute contrainte de la coutume et de la religion. En plus, on peut voir la femme sous un angle d’égalité avec l’homme qui lui cole toute sorte de stéréotype comme nous le dit Souad Khodja (1981) :

“En haut, l’homme =fort, maîtrise, pureté et maturité, en bas, la femme = faible, excès, souillure, infantillisme”(p.37).

Dans son livre critique sur la considération de la femme en Afrique: Emancipation féminine et roman africain, Arlette Chemain de Grange donne une liste exhaustive qui donnerait au lecteur et à tout chercheur plus d’information en la matière.

En guise de conclusion :

La femme, dans Une si longue lettre de Mariama Bâ est vue comme un objet. D’un côté objet de sa propre famille et de l’autre côté, objet de sa belle-famille.

Pour la famille elle est desitnée au mariage. Ce dernier constitue une source de production  de la famille de la dame. De ce fait, elle est souvent mariée à un homme ayant plus de moyens, à un homme nanti et pire encore à un homme plus âgé qu’elle. Ici, le rapport d’âge entre les deux et moins encore le choix des partenaires ne sont pas mis en compte. Quoiqu’il en soit, rien ne peut arrêter le processus. Ce fut le cas des Binetou et de la petite Nabou.  Aucune autre institution en dehors de la coutume n’a pu enfreindre le mariage. Toute institution contraire à la volonté de la coutume se définit comme dangereuse à la coutume.

De plus, de part sa nature d’ouverture d’esprit et de source de lumière, pour une fille, l’école est la malvenue en la société sénégalaise en particulier et africaine en général. En Une si longue lettre, on l’a vu avec les cas similaires de deux petites filles dont Binetou et Daba. Retirées précocement de l’école elles ont été vendues aux nantis par les membres respectifs de leurs familles. Grâce à l’école, la femme deviendrait facilement l’égale de l’homme et même son rival. Ceci constituerait un danger à la superiorité de l’homme, gérant des institutions coutumières. En principe, l’homme la  voudrait soumise à lui et à toute personne-femme soit-elle-qui le représente. Une femme soumise ne serait-elle pas la femme idéale ? Le cas de Assitant dans Les bouts de bois de Dieu peut mieux éclairer nos propos :

“Assitan était une épouse parfaite selon les anciennes traditions africaines : docile, soumise, travailleuse, elle ne disait un mot plus haut que l’autre…Son lot de femme était  d’accepter et de se taire, ainsi qu’on lui avait enseigné” (170-171).

On peut aussi retrouver un tel aspect de problème chez plusieurs auteurs africains comme chez Mongo Beti dans Perpétue ou l’habitude de malheur, Francis Bebey dans Le fils d’Agatha Moudio pour ne citer que ceux-ci. C’est tout simplement puisque c’est un mal en Afrique. Le fait est social, culturel et tout le monde en sait quelque chose ainsi,

“[…] L’on ne saurait échapper au déjà dit omniprésent, même dans la création littéraire, car tout discours rencontre à son insu le contexte culturel contemporain et la trace objective des usages antérieurs des mots dans la mémoire collective “( Ollagnier : 1998, 19-20 ).

Mais dans l’ensemble l’image de la femme reste sombre dans Une si longue lettre. Ce texte  démontre comment et combien la libetré de la femme est confisquée par l’homme au nom de la sacrée coutume et aussi de la sacrée religion islamique. La femme est donc à la croisée de deux feux. C’est pour cette raison qu’à travers ce texte l’auteur dénonce les tares de l’homme dans sa gestion masculine dictatoriale et égoïste de la société sénégalaise en particulier, et africaine en général. Le texte est une lutte pour la libération et la liberté de la femme de la tutelle masculine et de son oppression sous toutes les formes.

Le texte en appelle au respect de foyer par le biais de la femme. Pour Une si longue lettre, la femme, jeune ou âgée soit-elle, est non seulement le fondement de tout foyer mais aussi et pardessus tout, le foyer de toute nation. Pour cette raison et tant d’autres précitées, la femme devrait bénéficier de sa liberté pour non seulement son seul épanouissement, mais aussi et surtout pour l’intérêt supérieur de la nation toute entière. Une nation ou une société où les droits de la femme sont confisqués par telle ou telle autre institution, est une nation vouée à la destruction, une nation dont l’avenir est hypothéqué. Car l’homme, supérieur puisse-t-il se considérer, ne peut à lui seul construire une nation sans femme. De même une femme ne le peut sans homme. D’où cette complémentarité qui devrait être protégée. Cette complémentarité  est un atout absolu à conserver en faisant bénéficier chacun de ses droits les plus légitimes. De la, à voir la prospérité de la nation pour la progéniture. Le message de Mariama Bâ est de tout temps et traverse toutes limites : nationale, raciale, continentale pour devenir un message universel.

Ouvrages cités

Addiafi, Anne-Marie. Une vie hypothéquée. Abidjan : Les Nouvelles Éditions  Africaines,

1984.

Bâ, Mariama. Une si longue lettre. Dakar : Les Nouvelles éditions Afriaines,

1979.

Bebey, Francis. Le Fils d’Agatha Moudio. Yaoundé : Centre des Littératures

Eclésiastiques,1967.

Beti, Mongo. Perpétue ou l’habitude des malheurs. Paris : Buchet –Chastel, 2003.

Bourgarche, Ahmed. Du « je » narratif à la prise en charge de problèmes socio-

politiques par les auteurs femmes dans la littérature algérienne de la langue française ».Etudes francophones. 18 :1(2003) : 19-27.

Chemain, de Grange Arlette. Emancipation féminine et roman africain. Dakar: Nouvelles

Editions Africaines, 1980.

David, Gascoigne. Le Moi et ses espaces. Caen : PUC, 1997.

Ga, Mika. En votre nom et au mien, Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines C.I.,

1989.

Giraudeaux, Jean. Amphytrion 38. Paris : Bélier, 1931.

Kodja, Souad. A comme Algérienne. Alger : ENAL, 1991.

Leclezio, Jean-Marie. Le Procès verbal. Paris : Gallimard, 1963.

Mbiya, Guillaume Oyono. Trois prétendants, un mari. Yaoundé : Centre des Littératures

Evangéliques, 1964.

Miguet, Ollagnier.L’Intertextulaité. Paris, Les Belles. Lettres, 1998.

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