Tribunes

Faut-il aider davantage l’Afrique ?

         L’Afrique a occupé nos rêves et nos espoirs il y a cent ans ; aujourd’hui l’Afrique nous fait peur et nous désespère, car elle semble vouée aux catastrophes et à la violence.

          Cependant les évènements catastrophiques sont tantôt la résultante de forces naturelles, par exemple les séismes, tantôt celle d’interventions humaines, par exemple les guerres ou la criminalité. En Afrique, les catastrophes humaines sont prédominantes.

          L’Afrique est relativement épargnée par les catastrophes naturelles : on songe alors aux tremblements de terre et raz-de-marée, aux inondations, ouragans et autres dérèglements da la nature. Sur ce plan, l’Afrique est peu vulnérable au regard des Amériques et de l’Asie.

          Les catastrophes le plus souvent évoquées ont été la sécheresse et les famines. Certains attribuent ce fléau au réchauffement du climat et à la pression démographique. Alors la « famine » chronique du Soudan, de l’Éthiopie et de la boucle du Niger est-elle la conséquence du réchauffement du climat et de conditions naturelles hostiles ? Rien de moins sûr ! Les famines découlent surtout de l’inconséquence des gouvernements locaux, le plus souvent militaires, des guerres et déplacements de population, et des mouvements de réfugiés.

          Dès lors les organisations internationales tentent de nous persuader qu’il faudrait aider davantage l’Afrique. Aider pour quoi faire ? Enraciner les dirigeants dans la corruption et la dictature et le peuple dans la pauvreté ? Nous protéger du déferlement de l’immigration de misère ? Moderniser et promouvoir le développement économique, faire de l’Afrique une nouvelle Asie ? Pour répondre à ces questions, il faut avoir le courage de faire le bilan de l’aide aux pays africains.

L’Afrique reçoit le tiers de l’aide publique aux pays en voie de développement, soit 35 milliards de dollars, il faut y ajouter les aides d’origine privée, les annulations de dette et les prêts à faible taux d’intérêt. Les objectifs du millénaire ont prévu de doubler le montant de cette aide. Est-ce raisonnable ? Aucun pays africain n’est devenu développé alors que les pays émergents d’Asie ont reçu peu d’aide et sont devenus des concurrents prospères, la pauvreté a diminué de moitié depuis 1960, sauf en Afrique où le niveau de vie a diminué. L’aide n’a pas apporté le développement souhaité.

La préférence donnée à l’Afrique s’explique par la conviction que les malheurs de l’Afrique résultent de la famine, des catastrophes naturelles et de la colonisation. Ces assertions doivent être contestées : les guerres intestines engendrent les famines, la colonisation et la traite des noirs ne sont pas responsables de la situation actuelle, les caprices du climat et les séismes sont moins fréquents qu’en Asie. Notre objectif est de montrer que la stagnation et le déclin de l’Afrique résultent de catastrophes humaines et non de catastrophes naturelles : de mauvais gouvernements, de mauvais choix économiques, de mauvais choix sociaux et des comportements d’assistés. Nous en soulignerons trois dimensions essentielles : l’assistance corruptrice indissociable du chaos politique et de l’échec économique, une démographie non maîtrisée qui est source de régression sanitaire, enfin la violence mère des guerres civiles et de l’exode de leurs victimes.

 


I. L’ASSISTANCE ET LA CORRUPTION

 

 

 

            La corruption ne date pas d’aujourd’hui en Afrique, elle était très répandue dans l’Égypte pharaonique, l’empire romain et l’empire ottoman. L’assistance étrangère est en revanche un fléau récent. L’assistance structurelle déversée sur le continent africain a été le levain d’une corruption généralisée et d’une dépendance aussi complète que celle du statut colonial. Quand l’armée et les fonctionnaires ne peuvent être payés que sur l’argent de l’aide, quand tout investissement en dépend, il a peu de différences avec les transferts de la métropole à ses colonies. En fait, l’assistance est vraisemblablement la pire des catastrophes de la région.

          Il faut avoir le courage de regarder en face le bilan de l’aide aux pays africains. Tibor Mende l’avait dénoncé il y a quarante ans : l’aide c’est comme un artichaut, que les intermédiaires épluchent feuille par feuille pour ne laisser qu’un reliquat minuscule à ceux qui en ont besoin. Les détournements de fonds ont commencé dès 1960 dans les pays donataires où une énorme bureaucratie et les conseillers du Prince ont prélevé leurs commissions, pour confier à leurs protégés africains la gestion et distribution de l’aide. Ces « indélicatesses » caractéristiques de la politique africaine de la France ont progressivement contaminé les institutions similaires de Bruxelles et de Washington.

          L’aide a été en Afrique la pépinière de la corruption qui ronge cette région. Le fléau de l’assistance internationale à l’Afrique a contribué au déclin de cette région pour deux raisons : 1. l’aide et la corruption sont étroitement liées ; 2. l’aide étrangère a débouché sur l’échec politique et économique.

 

AIDE ET CORRUPTION SONT ASSOCIEÉS

 

L’aide structurelle n’est pas un vecteur de développement économique

          Lord Peter Bauer (1), il y a un quart de siècle, avait proposé l’interprétation suivante : « L’Occident n’a pas provoqué les famines du tiers monde, car elles se sont produites dans des régions qui n’avaient pratiquement pas de commerce extérieur … L’Occident a réellement contribué à la pauvreté du tiers monde et cela de deux façons. L’aide officielle occidentale a servi à politiser la vie dans le tiers monde. Deuxièmement, les contacts avec l’Occident ont contribué au déclin très prononcé de la mortalité, qui est à la base du rapide accroissement de la population et a permis à bien plus de pauvres de survivre ».

          L’aide publique au développement atteignait 100 MM $ en 2005 ; l’Afrique en recevait un tiers. En 2006 elle a reculé ou stagné pour beaucoup de pays africains, mais elle a augmenté massivement, sous la forme de remises de dette et de dons, pour deux États pétroliers qui sont particulièrement corrompus : le Nigeria et le Soudan. Au cours des 30 dernières années les apports d’aide à l’Afrique (en dollars constants) ont quintuplé, et pourtant le revenu par habitant a diminué (2). Il est trop facile de dire que c’est trop peu (0.25 % de nos richesses) et qu’il faudrait transférer deux fois plus. Ces ressources nourriraient davantage de corruption et non le développement économique. Périodiquement, on demande de doubler le montant de cette aide, les organisations internationales en font un objectif pour le millénaire et les militants revendiquent pour l’Afrique un nouveau « Plan Marshall ». Mais réfléchissons, en dollars de valeur actuelle, l’Afrique a reçu pendant 45 ans dix fois plus que l’Europe sous le plan Marshall, pour quel résultat !

          La partie de l’assistance sans remboursement, qualifiée d’aide publique au développement, a très rarement servi au développement de ces pays. Ce pactole nourrit 40 à 60 % des dépenses budgétaires des pays bénéficiaires et souvent la moitié du revenu national. La plus grande partie de ces fonds est destinée au soutien budgétaire, ce qui est une incitation à pérenniser ou accroître le déficit des comptes publics.

          Il y a tant de donateurs : en moyenne 30 dans les nations d’Afrique et un nombre équivalent d’organisations non gouvernementales que le programme des Nations Unies finit par reconnaître une véritable gabegie (3). En Tanzanie, l’un des pays les plus aidés et corrompus, l’administration est supposée contrôler 650 projets, qui bien souvent ont le même objet, et pour lesquels il faut rédiger des milliers de rapports et envoyer des centaines de missions. La coordination, l’évaluation, le suivi deviennent des missions impossibles tant pour le pays donateur que pour le pays récepteur. On ne sait pas combien ces pays reçoivent, chaque donataire expédie des dizaines de missions dans 30 ou 40 pays et ces experts payés au « per diem » finissent par coûter très cher, mais ils remplissent les avions et les hôtels ! L’Union européenne ne fait pas mieux, elle remplit les avions : les chefs de projet changent tous les six mois, comme leurs interlocuteurs, et l’on reprend la procédure à 0. À quoi sert cette assistance ? D’abord à payer les fonctionnaires et la solde des soldats, à satisfaire leur demande d’équipements militaires, puis à honorer les dépenses somptuaires des dirigeants. Or l’aide, le plus souvent bilatérale, est depuis longtemps liée aux exportations occidentales : denrées alimentaires subventionnées par l’Europe et produits manufacturés, souvent trop coûteux pour un pays pauvre. Quant aux projets de développement et aux aides structurelles aux réformes, ils restent dans les tiroirs à l’état de rapports.

          Quels pays africains ont a reçu l’assistance internationale la plus massive depuis 1960 ? L’Éthiopie et le Soudan, ont reçu de l’Amérique et de l’URSS, de l’Europe et de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International, puis des ONG une assistance massive et stratégique, comme l’Afghanistan en Asie. Ces deux pays étaient cependant dirigés par des dictateurs sanguinaires (Mengistu et Nemeyri) et farouchement antioccidentaux. Aujourd’hui le premier bénéficiaire est le Congo-Zaïre (l’aide a décuplé en 2005), le second est toujours l’Éthiopie, suivie par la Tanzanie et le Soudan. Sont-ils plus démocratiques ? On pense certes aux opérations d’urgence et de secours face à la famine, aux massacres ethniques et à la compassion des associations humanitaires. Ce n’est pas l’essentiel, il s’agit surtout d’aide liée au déversement des surplus agricoles occidentaux, des biens d’équipement et de confort et aux ventes d’armements. L’assistance internationale a pour principale conséquence de transformer l’Afrique en une immense caserne, où la principale activité consiste à détruire et tuer … Dans les régimes militaires, l’aide alimentaire a été souvent détournée par l’armée et les équipes de secours des « french doctors » ont été régulièrement expulsées … Aucun de ces pays n’a présenté l’amorce d’un développement économique et d’une modernisation. Pourquoi ne pas aider les pays qui se redressent, font des réformes efficaces et luttent contre la corruption, au lieu de choisir les échecs les plus patents ? C’est un vieux dilemme de l’aide au tiers-monde, les pays riches n’ont pas le courage de choisir les bons élèves, ils prennent les plus mauvais !       

          La corruption perçue par les milieux d’affaires est particulièrement forte au Soudan, en Éthiopie et en Angola, elle n’en est pas moins généralisée dans les pays exploitant la rente du pétrole ou des diamants et même dans des pays tels que l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Algérie, le Nigeria ou l’Égypte.

          L’Afrique est une région pauvre et corrompue. Sa pauvreté est attestée par la faiblesse des revenus moyens plus particulièrement dans les zones rurales et les bidonvilles. Son degré de corruption doit être confronté à celui de l’Asie du Sud et de l’Amérique du Sud, où la corruption était beaucoup plus étendue il y a une génération. Les guerres interafricaines, la succession des coups d’État, le rôle prédominant de l’armée et les effets pervers de l’aide étrangère ont joué un rôle déterminant. Il suffit de rappeler qu’au sud du Sahel saharien la moitié des États sont confrontés à des guerres intestines, l’autre moitié étant riveraine de ces pays sert de refuge aux civils et aux mouvements insurrectionnels ; leur militarisation est inéluctable. Il faut alors une très solide tradition démocratique, comme jadis le Costa-Rica aux frontières du Nicaragua, pour préserver l’état de Droit.

 

LA REPRODUCTION DES ÉCHECS POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES

 

          Les relations internationales ouvrent aujourd’hui la compétition à quelque 200 nations ; l’Afrique en abrite 50 et aucune n’est devenue une grande puissance politique, économique et même militaire. Pour l’Occident, les États-Unis, la Russie ou l’Europe, l’avenir de l’Iran compte infiniment plus que celui de l’Algérie et du Nigeria. Les États les plus peuplés ont été périodiquement exposés à des guerres intestines (Nigeria, Éthiopie, Soudan, Congo), mais les risques d’internationalisation et d’engagement des grandes puissances sont limités. L’Afrique ne nous semble pas être aujourd’hui un enjeu stratégique majeur, en dehors de la Corne de l’Afrique, du moins tant qu’elle ne possédera par un complexe militaire industriel incluant une force de frappe atomique. Le Congo n’est pas le même enjeu géopolitique que l’Irak ou l’Iran ! La reproduction des échecs entretient l’instabilité politique de la région. L’avenir de l’Afrique sera-t-il celui d’une balkanisation renforcée ou de l’apparition de nouveaux empires ?

 

Les succès sont restés des épisodes éphémères

          Revenons au traité de Berlin en 1885, celui qui partagea l’Afrique entre les puissances européennes. Ces frontières coloniales seraient-elles à l’origine des guerres qui ravagent le continent ? Rien de moins sûr.

            Depuis l’accès à l’indépendance des nations africaines, l’Organisation de l’Unité Africaine a constamment réaffirmé l’intangibilité des frontières coloniales. Beaucoup d’Africains, tels qu’Antony Asiwaju (Nigérian), considèrent que les démembrements territoriaux et un avenir où « l’autodétermination ethnique conduirait à la création d’États plus petits », donc à une balkanisation accrue, s’opposerait à l’unité africaine. L’Afrique ethnique fragmentée en centaines de territoires antagonistes connaîtrait difficilement la paix. Démembrer peut être une méthode pour contrer l’islamisation de l’Afrique. Remembrer risque de cantonner la chrétienté à l’Afrique centrale et australe.

Certes, ce point de vue n’est pas partagé par tous, ainsi un observateur kényan Makau Wa Mutua, souhaite un regroupement en une dizaine d’États, La proposition bénéficierait à l’Afrique du Nord (Égypte et Maroc) et à l’Afrique australe (Afrique du Sud), l’Afrique occidentale serait regroupée en trois États ; tout le golfe du Bénin serait fédéré, la poussière d’États des grands lacs serait effacée ! Il ne resterait qu’une région enclavée baptisée Bénin au centre de l’Afrique (4), qu’il serait tentant de regrouper avec le nouveau Ghana, en englobant le Nigeria. On peut aller au-delà et regrouper l’Afrique en cinq ensembles virtuels : un grand Maghreb arabo-musulman incluant la Mauritanie et l’Égypte, une haute Nubie intégrant le Soudan et la corne de l’Afrique ; un grand Bénin occidental francophone et anglophone ; l’Afrique centrale où le Congo engloberait l’Angola et le Kenya ; enfin une Afrique australe englobant le Mozambique. Chacun de ces ensembles, assuré de frontières maritimes, regrouperait les régions enclavées. Cette perspective semblera utopique, mais il n’en reste pas moins que la plupart des petits États africains n’ont pas une dimension suffisante pour accéder à la puissance qu’ils souhaitent.

 

DEUX SCÉNARIOS D’AVENIR POUR L’AFRIQUE

DEUX SCÉNARIOS D’AVENIR POUR L’AFRIQUE

 

 

          Les hommes politiques français étaient persuadés en 1885 d’avoir ouvert en Afrique des colonies aussi riches qu’en Indochine, mais aucune ne tint ses promesses. Comme Jacques Marseille l’a fort bien démontré, notre politique coloniale a sclérosé notre économie métropolitaine et les territoires occupés (5). Nous leur avons apporté nos soldats, instituteurs et médecins et gagné des hommes de troupe pour la Grande Guerre, mais aucun de ces pays ne s’est inscrit dans la trajectoire des nouveaux pays industriels. Certes les politiques coloniales ont enregistré des phases d’essor économique et de progrès social incontestables en Afrique du Nord, en Afrique Australe et en Afrique noire, mais l’Angola n’était pas le Brésil et Madagascar n’était pas Java ou même Ceylan. La modernisation impulsée par les métropoles ne parvenait pas à susciter une croissance autoentretenue.

          En 1960 vient l’indépendance. Que nous disaient nos experts en France ? Au nord, l’Algérie sera le seul pays industrialisé du Maghreb grâce au pétrole, il n’en est malheureusement rien. L’Algérie n’est pas un exportateur de produits manufacturés à la différence du Maroc, le tiers de sa population active est sans emploi … Au sud, on affirmait que la réussite économique éclatante serait celle de la Guinée à cause de l’aluminium et ce fut un échec ; personne ne parlait encore de la Côte d’Ivoire qui fut la seule réussite, d’ailleurs transitoire.

          En effet les « faux décollages » observés dans cette région ne furent que des succès éphémères : livrée à la guerre civile, la Côte d’Ivoire ne sera bientôt que l’équivalent de la Guinée ! Les Anglais faisaient-ils mieux ? Non. Les deux perles qu’étaient l’ex-Tanganyika et l’ex-Rhodésie, sont devenues les zones les plus pauvres ; le Nigeria où l’on avait tant investi, alors que son revenu moyen était identique à celui du Sénégal en 1960, a fait illusion : c’est la région la plus dangereuse et la plus corrompue du Golfe du Bénin, ce pays est pauvre et non pas riche. Et l’Afrique du Sud, a-t-elle répondu aux espérances de l’historien Jacques Pirenne qui en 1940 pensait qu’elle deviendrait une grande puissance maritime telle que l’Australie ? Dix ans après la fin de l’Apartheid, où est la grande puissance industrielle rivale de l’Union indienne ?

          En réalité il manque en Afrique une pré-condition du développement qui est la stabilité et continuité des choix et tout simplement, la persévérance. Ce n’est pas tant la démocratie qui fait défaut (ceci est un discours pour l’ONU), c’est un État fort, car les dictatures locales n’ont engendré que des « États mous », à l’image des systèmes politiques décomposés que Gunnar Myrdall déplorait en Asie il y a cinquante ans…

 

Paupérisation d’un continent, Pourquoi ?

          La charge idéologique, émotionnelle et affective concernant l’Afrique incite encore la plupart des Africains et beaucoup d’occidentaux à rechercher un « bouc émissaire » aux malheurs de ce continent : l’héritage de la colonisation et le devoir de mémoire de l’esclavage et de la traite des noirs, le sida exporté par la CIA ou pure invention pour le Président M’Beki, les conséquences du libéralisme sauvage et de la mondialisation, les catastrophes naturelles et la famine, et que sais-je encore !

          Paupérisation, le terme est-il justifié ? Pour les statisticiens, c’est peu contestable : l’Afrique est le seul continent où le niveau de vie ait diminué depuis un demi-siècle et où les situations sanitaires se soient dégradées. Aujourd’hui, il est incontestable que l’Afrique sub-saharienne n’a pas encore décollé et que les tentatives d’industrialisation et de modernisation y ont été un échec.

          Peut-on mesurer cette paupérisation relative et bien souvent absolue ? Oui, il suffit de comparer la pauvreté du Congo à la richesse de la Thaïlande, qui avait un revenu similaire en 1950. Cependant il est aussi difficile d’apprécier le niveau de vie actuel que le niveau de vie précolonial des Africains. En effet, il n’y a guère de données statistiques fiables quand les trois quarts de la population survivent dans une économie souterraine de trafiquants et de fonctionnaires corrompus.

          À part les pays rentiers du pétrole à faible population, comme le Gabon, seule l’Afrique du Sud et l’Afrique du Nord ont atteint un revenu intermédiaire : ils ont toutefois subi une paupérisation relative au cours des trente dernières années. Pour la plus grande partie de la population de l’Afrique sub-saharienne, les revenus moyens sont très faibles et ont diminué de près de moitié.

 

Le chaos économique

          Jusqu’aux années 1980, l’Afrique sub-saharienne progressait plus lentement que les autres régions, mais il existait des régions prospères, le plus souvent pourvues de rentes pétrolières ou minières, mais également en voie d’industrialisation comme l’Afrique du Sud. À partir des années 1980 le développement économique est en panne. Alors que la pauvreté absolue dans le monde a été réduite de moitié depuis 1981, François Bourguignon en présentant le rapport de la Banque Mondiale pour 2004 (6), souligne le fait que la pauvreté s’est accrue essentiellement en Afrique subsaharienne : « depuis 1981 le PIB par habitant y a diminué de 15 %, si rien n’est fait la pauvreté, ancien « drame asiatique », sera presque exclusivement un drame africain dans 20 à 25 ans ».

          La stagnation économique à long terme du continent africain est évidente : pour Angus Maddison : le niveau de vie aurait doublé au cours du XIXe siècle et sensiblement augmenté pendant la seconde guerre mondiale, vers 1950 il approchait de 16 % du revenu de l’Europe, en 1990 c’était moins de 4 %. Au regard des États-Unis, la régression est aussi marquée en Afrique du nord et au Moyen Orient qu’en Afrique subsaharienne. Une évaluation rétrospective et prospective (1970-2030) d’un organisme de recherche, le CEPII, souligne le contraste avec l’Asie et la Chine en particulier : entre 1970 et l’an 2000, le revenu moyen des Africains exprimé par rapport aux Nord-américains, décline de 9.1 % à 4.6 %, dans trente ans le déclin serait stabilisé (5.1 % en 2030). D’ailleurs l’envolée des cours de matières premières depuis 2000 a permis de redresser le taux de croissance du continent qui approche de 5 % en 2005 et 2006, ce qui rend possible un accroissement du revenu par habitant. La progression du niveau de vie relatif des Chinois contraste avec la paupérisation des Africains.

 

          Certes la prévalence du sida contribue à ces forces centrifuges, mais les échecs économiques sont surtout la conséquence de mauvaises politiques économiques et financières : le dirigisme, puis un libéralisme tardif dévoyé par la corruption, ont nourri les déficits et l’affairisme. Quelques pays parmi les plus durement frappés par l’épidémie de sida ont cependant connu une rapide expansion, tels que le Rwanda, le Botswana, l’Angola, le Mozambique ou l’Ouganda, d’autres se sont enfoncés dans la régression, tels que l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, la Côte d’Ivoire, le Nigeria ou le Zaïre.

 

Trois mythes

          L’Afrique sub-saharienne n’a jamais été un eldorado et le riche paradis que certains « rousseauistes » ont prétendu, jadis au cœur du continent de Gondwana ou au temps du royaume du Congo et des chefferies bantoues. L’Afrique précoloniale n’était pas un continent plus peuplée, riche, et avancé que l’Europe.

La première fable concerne l’ampleur du peuplement précolonial de l’Afrique, cette région aurait été la plus peuplée du monde, 600 à 800 millions d’habitants vers 1600. Ces estimations de sociologues africains n’ont aucune vraisemblance. C’est oublier le rôle régulateur des guerres et des épidémies. La même assertion avait été avancée pour l’Amérique précoloniale il y quarante ans, on parlait alors de 100 millions d’autochtones, aujourd’hui on s’accorde sur 40 à 50 millions. Le but était de conforter la « légende noire » de l’extermination des indiens par les conquérants. Pour l’Afrique, les sources les plus sérieuses portent sur une estimation de 25 à 30 millions d’habitants. Faut-il rappeler qu’à l’époque l’Europe approchait de 100 millions d’habitants et le monde de 600 millions !

          Vient une deuxième fable, elle concerne la richesse de l’Afrique et fait le procès de la colonisation. Les comptes fantastiques élaborés par l’économiste belge Paul Bairoch (7), suivant lesquels les Chinois, Péruviens ou Congolais étaient beaucoup plus riches et « développés » que les Français ou les Anglais en 1600 ne sont également que des fables incantatoires ! Curieuse histoire économique qui ignore les progrès économiques et sociaux de l’Occident et invente la prospérité d’un nouveau monde inconnu.

          Il eut été plus cohérent de rappeler que les arabes d’Andalousie et du Maroc, porteurs d’une civilisation évoluée, avaient créé à l’époque de Louis XIV des royaumes prospères et raffinés, en rappelant toutefois que ces régimes féodaux n’étaient pas très égalitaires. Au sud du Sahara, la disposition de richesses était vraisemblable pour les marchands d’esclaves et les féodaux, mais bien sûr fausse pour la masse de la population. La seule différence est qu’à l’époque de notre Renaissance cette région était peuplée de 20 à 25 millions d’habitants ; ils sont aujourd’hui 30 fois plus nombreux et il y a donc beaucoup plus de pauvres.

          Une troisième fable concerne les origines de l’humanité, elle fut brillamment illustrée par les théories d’un anthropologue vulgarisateur français. Il tente de nous faire accroire que, descendants d’une séduisante guenon baptisée « Lucy » (8), nous aurions hérité la civilisation de l’Afrique. Des hommes préhistoriques ont été localisés sur tous les continents, jusqu’à Bornéo. Chasseurs et non-cultivateurs ou éleveurs, vivant de rapines et de razzias, ces petits groupes prédateurs ne formaient pas des sociétés organisées et sédentarisées. Nos ancêtres les plus vraisemblables, descendants de l’homo sapiens, il y a 40 000 ans, ont connu une très longue évolution avant de fonder des civilisations aux alentours du quatrième millénaire avant l’ère chrétienne. Il ne faut pas se laisser emporter par les raccourcis chronologiques tendancieux suivant lesquels la civilisation de l’Égypte des pharaons provient des seules migrations des hommes préhistoriques de la haute Nubie. En 4000 ans, la vallée du Nil avait reçu des migrations des peuples du nord et du proche orient et la population du delta se métissait et différentiait des peuples noirs du Soudan. Les Pharaons représentés dans les fresques de la vallée des rois et des reines étaient dolichocéphales et très grands, ils étaient blancs et non noirs. Cependant les Éthiopiens étaient également grands et dolichocéphales, mais ils étaient noirs, et les pharaons noirs du royaume de Méroé ont également construit des temples.

          Pour revenir aux origines, ceux qui ont appris à parler, puis à écrire, à cultiver le sol, domestiquer le bétail, forger des outils et construire des bâtiments, puis naviguer sur les mers n’étaient pas des pithécanthropes. À supposer qu’Yves Coppens ait identifié le premier ancêtre des hominiens, il faut rappeler que le squelette de « Lucy », découvert par l’anthropologue américain Donald Johanson en 1974 en Éthiopie (dans la région de l’Afar), correspond à un adulte de moins d’un mètre de hauteur, dont le crâne était fort modeste. Suivant Johanson, ces restes dateraient de 3,5 millions d’années à la fin de l’ère tertiaire et seraient intermédiaires entre ceux des hominiens et des singes anthropoïdes. Il reste à démontrer (les anthropologues n’y sont jamais parvenus) que l’ « homo sapiens » descend d’une migration provenant de la seule Afrique et ne soit pas apparu au même moment en plusieurs endroits. Or ces noyaux de peuplement, formés de petits groupes vivant de la chasse et de la cueillette, évoluaient rarement vers la fondation d’une « civilisation ». Les traces d’une civilisation ancienne ont des repères : agriculture, villes, architecture, poteries, écriture, peinture, sculpture, religions, sciences : elles furent peu apparentes au cœur de l’Afrique à l’époque de Lucy. Comme si la « civilisation » n’avait pas éclot il y a 6 millénaires, et non des millions d’années, certes au bord du Nil, mais surtout dans les vallées du Tigre, de l’Euphrate et de l’Indus ! 

 

Deux univers statistiques contrastés

          Il faut rappeler que le monde occidental se différencie du reste de la planète par la mise en place d’une organisation statistique très avancée, d’un maillage très dense des établissements d’enseignement et réseaux de surveillance des maladies présents dans chaque région. Par voie de conséquence, les évaluations ont une vraisemblance : en France la mortalité infantile est très faible et la durée de vie très longue ; le chômage est très élevé ; la dette publique est considérable ; les comptes publics sont désastreux et la pression fiscale est très lourde. Il s’agit de mesures objectives et évidentes. Au Nigeria ou au Congo, les repérages statistiques transmis sont rarement fiables. Pour reprendre la formule de l’économiste Charles Prou, les pays en voie de développement, notamment les plus pauvres, sont des pays à statistiques incomplètes, ils restent le plus souvent « statistiquement sous-développés ».

          Dans le monde occidental, on mesure et on compte tout. La statistique, depuis les premiers arithméticiens politiques, avait pour objet prioritaire de compter la population et d’en analyser les structures. Puis la statistique a entrepris de mesurer la richesse nationale en élaborant des comptabilités nationales : le produit intérieur brut et sa croissance sont des évaluations attendues par les économistes et financiers.

          Dans le tiers monde, les informations statistiques sont incomplètes, souvent inexistantes et parfois systématiquement biaisées. Le continent africain est particulièrement décalé. Comment pourrait-on évaluer l’évolution de la population et des ressources disponibles, si le nombre des habitants et les quantités produites sont des hypothèses douteuses ?

          Les recensements ont été souvent inexistants, truqués, non publiés ou faux, par exemple au Nigeria ou au Zimbabwe. Les enregistrements de l’état-civil sont partiels, approximatifs et souvent faux. La mortalité reste un indicateur souvent plus fiable que le revenu par habitant, car elle est aussi lourde dans le pays pétrolier riche que chez son voisin pauvre, cependant beaucoup d’experts estiment que la marge d’erreur est considérable. La scolarisation des jeunes, aujourd’hui en forte baisse, et l’alphabétisation des adultes ne permettent pas d’évaluer leur niveau de connaissance. Les hôpitaux et les réseaux de santé primaire ne sont pas davantage en mesure de transmettre des relevés épidémiologiques fiables. Les fonds publics et l’aide humanitaire sont trop souvent détournés de leur objet …

          Bien plus, les statistiques économiques ne sont pas fiables, car on sait que l’économie souterraine est souvent prédominante. Il est tentant de confronter les classements internationaux des niveaux de vie aux enquêtes sur l’opacité de l’information et la prévalence de la corruption de l’Institut « Transparency International ». Alors on remarque que les pays les plus pauvres, aux états de santé les plus précaires, les plus corrompus et aux données statistiques les plus opaques sont des pays africains au sud du Sahara.

 

La déconnexion hors de l’économie mondiale et de la modernité

          Idéologiquement l’Afrique continue de cultiver des utopies contradictoires.

          1. D’abord l’idée que l’extraction des richesses naturelles et non leur transformation suffise pour catalyser le développement économique : vrai en Europe pour le charbon et le fer en 1850, mais beaucoup plus incertain au troisième millénaire. Les ressources humaines, c’est-à-dire la compétence et la capacité d’innovation, représentent 90 % de la richesse des nations nanties. Où sont les richesses naturelles de la Hollande et du Japon ? La hausse récente des cours du pétrole et des matières premières plonge à nouveau l’Afrique dans ce piège. Alors les Africains accusent l’échange inégal et voudraient que le cuivre et le café suivent la trajectoire des cours du pétrole. Ils se font des illusions car ces revalorisations ne sont jamais durables, il manque deux conditions : la pénurie d’une ressource non renouvelable et le pouvoir de coalition. Ils croient que la revalorisation des matières premières et du pétrole pourrait leur apporter la richesse qui leur manque, alors qu’il n’en est rien : aucun pays pétrolier ou producteur de matières premières n’est devenu développé, même pas la Russie.

          2. Le nationalisme et la xénophobie sont les utopies les plus puissantes, ce rejet concerne tous les étrangers, les Européens, les Américains et les Asiatiques, mais, ce qui est plus délétère, sur les ethnies différentes de celle qui tient les leviers du pouvoir. Il en résulte des vagues d’expulsions et de regroupements de population, qui impliquent la scission de nombreux États en une poussière de régions hostiles. Le nombre d’États-Nations pourrait alors s’amplifier considérablement : le Congo et le Nigeria pourraient se diviser en 10, 20 ou 50 micro-unités territoriales.

          3. Puis vient l’idée que la « mondialisation » est la source de leur appauvrissement et qu’il suffirait de se déconnecter de l’économie mondiale, en faisant fuir les étrangers, les capitaux et les marchandises étrangères pour construire un monde meilleur. Le mythe de la « déconnexion » avait été développé par Samir Amin en Afrique dans les années 1970, puis il a connu un renouveau au cours de la dernière décennie. Cette aspiration à l’autarcie est peut- être fondée pour quelques nations enclavées d’Afrique centrale, où la population paysanne survit à l’écart du marché et de l’échange international. Sans radio, télévision et ordinateur, sans électricité, sans touristes et produits importés, sans impôts ni fonctionnaires, ces petites communautés seraient plus heureuses qu’aujourd’hui. Malheureusement les gouvernements ne toléreraient pas ces enclaves. Les utopies tiers-mondistes et altermondialistes propagées par les occidentaux prétendent venir au secours des pauvres du tiers monde. En fait, elles n’ont fait qu’un objet masqué : détourner les pays africains de la modernité et surtout ne pas voir apparaître de nouveaux concurrents, tels que les asiatiques. Que le Sénégal et la Tanzanie continuent à produire de l’arachide, la Sierra Leone des diamants et le Kenya des safaris, les paysans français n’y perdront rien !

          Le refus de la modernité, particulièrement dans l’aire islamique, a pour conséquence d’écarter durablement l’Afrique du système économique mondial. Certes les apparences sont sauves, si l’on confond la diffusion de la télévision, de la radio et d’internet ou les immeubles somptuaires des capitales avec le progrès technique. Ce qui compte c’est l’apprentissage des nouvelles technologies, la capacité d’imiter, de perfectionner, d’innover : tout ce qui est présent en Inde et en Chine. Accepter la modernité n’est pas consommer, c’est changer de routine, savoir fabriquer et entretenir des machines.

          Certains observateurs s’insurgent contre l’afro-pessimisme qui nous conduirait à identifier ce continent aux catastrophes mises en lumière par les journalistes. En ce sens Georges Courade (9) et ses collaborateurs dressent le catalogue des (fausses) idées reçues : une explosion démographique suicidaire, une région aride dépourvue de richesses naturelles et humaines, des techniques agricoles qui épuisent le sol, des hommes polygames et volages aux femmes soumises, des conflits ethniques et religieux insolubles, des guerres incessantes, des dirigeants et fonctionnaires corrompus, un exode des plus pauvres vers l’Europe … Certes tous les pays africains ne sont pas également exposés à la misère et à la régression, beaucoup ont échappé à la guerre et aux massacres ethniques. Cependant l’Afrique reste la seule région du tiers-monde qui ne parvient pas à sortir des cercles vicieux du sous-développement.

 

 

 

II. LA DÉMOGRAPHIE

 

 

L’hétérogénéité du continent africain

          L’Afrique est un continent bien délimité par les mers, le détroit de Gibraltar et le canal de Suez.

          L’Afrique était peuplée de 25 millions d’habitants en 1600, il y a un siècle sa population était estimée à 100 millions d’habitants. Elle est aujourd’hui (2007) plus peuplée (944 millions d’habitants) que l’Europe ou l’Amérique latine. Ce peuplement devrait approcher un milliard d’habitants au milieu de 2010 et pourrait atteindre 1.3 milliard d’habitants en 2025 et 1.9 milliard en 2050, si elle n’était pas confrontée à de multiples fléaux sanitaires.

          Or certaines Organisations Internationales (UNESCO, FAO, OMS) ont regroupé dans la zone Méditerranée du sud et Moyen Orient l’Afrique du Nord (114 M hab.), et en outre l’Égypte (73Mh), l’Éthiopie (77 Mh) et le Soudan (38 Mh) (près de 300 millions d’habitants). Dès lors l’apparence de l’Afrique subsaharienne, sans l’Afrique du Nord, semble ainsi contenue à 830 millions d’habitants. Les 115 millions d’habitants du Soudan et de l’Éthiopie sont parmi les plus pauvres du continent et ne sauraient être rattachés au monde méditerranéen.

          Le nord du continent est si différent de la zone sub-saharienne. Dans les cinq pays du Grand Maghreb, les niveaux de vie, états de santé et niveaux d’éducation sont beaucoup plus avancés. L’association entre l’Europe et le nord de l’Afrique peut se construire car cette région connaît une transition démographique et économique. L’écart de niveau de vie entre l’Espagne et le Maroc est du même ordre que celui qui séparait l’Espagne de la France il a 40 ans.

          Au sud, prédomine l’hétérogénéité sanitaire, culturelle, ethnique, linguistique, religieuse et bien sûr économique. Au regard de l’Afrique du Nord, a fortiori de l’Europe, les écarts sont considérables et ne pourront pas être comblés avant plusieurs générations.

          Est-ce à dire que l’Afrique sub-saharienne soit homogène ? Non. Les pays les plus pauvres du monde sont disséminés au long de la ceinture sahélienne et de la côte orientale, mais certains ont été enrichis par le pétrole, et une région industrielle avancée s’était formée en Afrique australe.

 

Trois vulnérabilitÉs

 

          L’accroissement de la population ne saurait par lui-même constituer un obstacle au développement économique, comme l’a courageusement analysé le démographe Jean Claude Chesnay (10). L’accroissement de la population n’est pas la cause première du déclin économique de l’Afrique. Si la population de l’Algérie avait seulement augmenté de 0,5 % par an depuis 1980, cela aurait-il évité l’émergence de la guerre civile, le chômage et la pénurie ? En revanche, la stagnation ou le déclin démographique sont le prélude de la sclérose et de la régression économique, nous le savons bien en Europe. En Amérique du Sud, le Brésil et le Mexique ont connu une explosion démographique au cours des années 1940-1975 qui n’a aucunement fait obstacle à leur croissance économique et à leur modernisation.

          Alors pourquoi en Afrique, surtout au sud du Sahara, l’explosion démographique actuelle a-t-elle contribué à bloquer le développement de leur économie ? Il semble que trois vulnérabilités particulières font obstacle au développement et à la modernisation. D’abord la « pression démographique » doit être rapportée à l’environnement et à l’habitabilité du territoire : quand celle-ci est très limitée, un surcroît de densité sur des territoires peu fertiles suffit à susciter la paupérisation des résidents. En second lieu, un accroissement naturel très rapide et de très hautes fécondités réduisent inéluctablement les ressources disponibles des familles, d’autant plus que la charge croissante des enfants et adolescents pèse sur une population étroite d’adultes disposant d’emplois. Enfin surgit un troisième obstacle, l’accélération des courants migratoires : exode rural vers les villes, émigration vers l’étranger et surtout renforcement des migrations intra-africaines, induites par les conflits ethniques et les guerres.

 

La pression démographique et les conflits de densité de peuplement

 

          Au regard de l’Asie ou de l’Europe, l’Afrique est apparemment encore sous-peuplée, car sa densité globale reste faible. Et cependant elle est passée de 4 à 30 habitants au kilomètre carré au cours du dernier siècle. Cette densité moyenne englobe le Sahara et les zones arides qui occupent la plus grande partie du continent et les zones littorales où la densité réelle est de 100 à 300 habitants au kilomètre carré, par exemple en Afrique du Nord. La plupart des peuples limitrophes des zones de désert et de savane vivent dans des régions où la densité reste de quelques habitants au kilomètre carré. Des pays peuplés de moins de 10 millions d’habitants se juxtaposent sur les côtes, peut-on parler de pression démographique alors qu’ils ont au nord de vastes territoires inoccupés ? Tout dépend de l’accessibilité et de l’habitabilité : installer des millions d’habitants le long du Congo supposerait des voies d’accès, peupler le désert et la savane au sud du fleuve Niger supposerait des aménagements à la portée de l’Arabie Saoudite. Certes le Nigeria très peuplé et dense (145 hab. /km2) parvient à renforcer les densités agraires des provinces du nord (70 hab. /km2 dans les provinces de Kebbi et Borno et 500 hab. /km2 dans la région urbanisée de Kano), mais ces régions sont plus arrosées que le nord de la Côte d’Ivoire (0.5 h/km2) ou du Bénin (0.6 h/km2).

 

La persistance de très hautes fécondités

          En Afrique le taux de natalité est en moyenne de 38°/°° et le taux de mortalité de 14°/°°, donc le taux d’accroissement naturel, qui a sensiblement décliné depuis 10 ans, est seulement de 2,4 % par an. Cependant le solde migratoire de ces pays est rarement publié. L’accroissement de la population est en fait beaucoup plus rapide pour les pays qui reçoivent l’afflux de réfugiés des pays voisins. En contrepartie, l’exode des africains vers les pays voisins ou vers l’Europe soulage la pression démographique.

Le nombre moyen d’enfants par femme féconde est de 5.2. Au Nigeria il naît chaque année 6.2 millions d’enfants, dans l’Union européenne 5.2, en Ouganda 1.3 million, davantage qu’au Japon ! L’Afrique n’en reste pas moins la région du monde de plus haute fécondité et de plus forte mortalité. En Asie la natalité et la mortalité sont deux fois plus faibles, l’indice synthétique de fécondité se rapproche de 2 enfants ou devient comme en Chine inférieur au taux de remplacement. Cependant toute l’Afrique ne suit pas cette tendance : en Afrique du Nord la transition démographique est amorcée depuis une génération, au Maroc par exemple l’indice de fécondité est de 2.7.

          La région des très hautes fécondités est localisée en Afrique centrale et orientale et dans l’Afrique sahélienne, on y observe des taux de natalité de 45 à 50°/°° et des indices de fécondité de 5 à 7. La mortalité qui a considérablement augmenté a le plus souvent retrouvé les niveaux antérieurs à 1960, soit 25 à 30°/°°, ce qui n’empêche pas la population de doubler en 25 à 30 ans. La mortalité infantile, qui est de 4°/°° en France, fluctue entre 100 et 200°/°°, alors qu’elle est de 30°/°° en Amérique du Sud. Et pourtant la population des jeunes enfants et des adolescents alimentée par de si hautes fécondités continue de s’élargir. Par voie de conséquence, la population rajeunit à chaque génération : les moins de 15 ans représentent souvent la moitié du peuplement et les adultes jeunes, rarement pourvus d’un emploi, sont décimés par l’épidémie de sida et forment les principaux candidats au départ pour l’étranger.

 

Permanence et renforcement des migrations intra-africaines

 

          Les flux migratoires internationaux ont sextuplé au cours de la dernière génération, ils étaient évalués en 2005 à 200 millions de personnes. Or l’Europe et l’Amérique pensent surtout à l’afflux des immigrants provenant du tiers monde et de l’Afrique en particulier. Cependant, sur les 20 millions de réfugiés enregistrés aux frontières et les 30 millions d’exilés clandestins, il faut prendre conscience du fait que la majorité d’entre eux fuient les guerres civiles et les persécutions et se réfugient dans les pays voisins, en Asie et surtout en Afrique. Les migrations transafricaines ont très fortement déstabilisé les pays riverains des zones de chaos, par exemple aux frontières du Soudan, du Congo, ou de la Côte d’Ivoire. Ces pays riverains sont souvent les plus pauvres. Ils doivent accueillir brusquement plusieurs millions de personnes dans les camps de réfugiés, ce qui amplifie les tensions ethniques, religieuses, politiques et économiques.

          Les observateurs de l’Afrique et géopoliticiens ont remarqué que l’Afrique est de loin le continent affecté par les flux migratoires interétatiques les plus intenses. Ces exodes et migrations ont existé bien avant l’instauration de frontières entre les nations. Les déplacements de population accompagnèrent le nomadisme des tribus, le recours à l’esclavage, les razzias et les guerres.

 

L’emprise durable de l’esclavage et de la traite des noirs

          L’inventaire d’Olivier Pétré Grenouilleau (11), nous rappelle que, précédant la traite atlantique vers les Amériques, l’histoire de l’Afrique et l’expansion du monde musulman depuis le moyen âge furent étroitement associée à l’esclavage et à la traite des noirs. Trois traites ont marqué l’histoire de l’Afrique.

          La plus ancienne, la traite orientale des arabes, accompagne l’expansion de l’Islam dès le VIe siècle, elle suivait deux orientations géographiques (12), la traite orientale expédiait les esclaves vers l’Égypte et le Proche Orient et la traite saharienne remontait le Sahel vers l’Afrique du Nord et l’empire ottoman. L’expansion musulmane en Afrique du Nord débuta dès les premiers Califats, pour s’étendre rapidement aux voies de pénétration transsahariennes, vers l’Afrique orientale et occidentale (13). Ce trafic s’est poursuivi et même intensifié du XVIe au XIXe siècle. En 1830, lors de la conquête française (14), l’Algérie ottomane était depuis longtemps une contrée vivant de la piraterie de haute mer, de la prise d’otage et de rançons, les captifs étant réduits en esclavage.

          La traite occidentale des Européens, qualifiée de traite atlantique, fut dirigée vers l’Amérique, surtout vers le Brésil et les Caraïbes et vers le sud des États-Unis, elle s’accompagnait d’une lourde mortalité (10 %) lors des convois et des transports négriers. Elle a probablement représenté 40 à 50 % du trafic des esclaves, soit 10 à 12 millions de captifs. L’arrêt du trafic des esclaves entre 1815 et 1840, même au Brésil, la victoire du nord sur le sud aux États-Unis (1865) puis l’abolition de l’esclavage parfois très tardive (1888 au Brésil) mirent fin à la traite occidentale. Le triomphe de la cause abolitionniste fut incontestablement celui de l’éthique occidentale, mais beaucoup d’historiens de l’économie estiment que la plantation esclavagiste n’était plus rentable … On ne doit pas oublier le rôle prédateur que les Américains et les Européens (Anglais, Espagnols, Portugais, Français et autres nationalités) ont exercé en Afrique, avant même les conquêtes coloniales. Et pourtant d’autres traites ne suscitaient guère de remords.

          Il faut y ajouter les traites interafricaines internes d’esclaves restés en Afrique noire. La violence et l’insécurité ont entouré la vie des communautés africaines pendant plus d’un millénaire, bien avant que ne soit mise en place la déportation des esclaves vers les Amériques, puis la conquête des puissances coloniales européennes. En Afrique la région des lacs avait déjà de fortes densités, elle constituait une réserve inépuisable pour les marchands d’esclaves. Les guerres entre royaumes et chefferies et les itinéraires de la traite des noirs induisaient des mouvements permanents d’exode.

 

L’intensification des migrations transfrontalières

          Les peuples des zones arides ont émigré vers les zones alluviales fertiles et les côtes maritimes et l’exode rural a nourri le courant le plus puissant d’émigration. Les premiers villageois installés à la périphérie des capitales sont progressivement rejoints par leur parentèle, leur clan ou leur tribu. L’Afrique est aujourd’hui parsemée de grandes villes et d’agglomérations millionnaires : plus elles sont grandes plus elles croissent rapidement. Comme en Amérique latine, il y a une génération, elles doublent en 10 ou 15 ans et les nouveaux venus doivent s’entasser à la périphérie dans les bidonvilles. L’agglomération de Lagos approche de 11 millions d’habitants. À Johannesburg, au Caire ou à Casablanca, Lagos, Kinshasa, Dakar 30 à 70 % des habitants survivent dans les bidonvilles.

          D’autres habitants sont purement et simplement chassés de leurs terres par l’incursion des troupes armées. Les guerres intra africaines des deux dernières décennies ont accéléré le mouvement, quand brusquement des centaines de milliers de réfugiés ont afflué vers les camps de secours des pays voisins. En fait le mouvement est ancien et permanent : il suit les routes transafricaines et l’exode des civils expulsés et pourchassés par les soldats et les guérilleros. Les enfants orphelins ou arrachés à leurs parents sont alors recrutés par les seigneurs de guerre pour combattre.

          Enfin il existe une migration économique, celle d’une population excédentaire qui ne peut trouver sur place un gagne-pain, ce sont les candidats à l’émigration officielle ou clandestine vers l’Europe ou le Moyen Orient. Tous ces exodes, quelle qu’en soit la cause, ont pour effet de renforcer la dépendance des gouvernements locaux à l’égard de l’assistance étrangère.

 

LE SIDA ET LA RÉGRESSION SANITAIRE

 

          L’Afrique continue d’abriter les deux tiers des personnes infectées par le virus du sida (VIH). L’OMS a réévalué ses présomptions de séroprévalence.

          Au nord, la contamination concerne essentiellement quelques pays du Moyen Orient et le Soudan qui présentent un profil épidémiologique proche de l’Afrique orientale. Les régions du Maghreb ont une faible prévalence : elles sont fortement urbanisées ; le peuplement à prédominance arabe, la religion musulmane et les civilisations qui s’y sont succédé leur confèrent une spécificité par rapport à l’Afrique noire. Enfin, malgré la présence de tensions ethniques ou religieuses, à l’exception de la guerre civile qui a frappé l’Algérie depuis deux décennies, le nord du continent a échappé aux guerres interethniques et aux massacres qui déchirent l’Afrique au sud du Sahara. Leur réseau sanitaire est plus dense et qualifié que dans les régions du sud, le niveau de vie et d’éducation est plus avancé. Or les taux de prévalence de l’infection à VIH qui varient en Afrique du Nord entre 0.1 et 0.2 % de la population sont restreints par rapport à la moyenne de l’autre Afrique, où 20 à 30 % des adultes sont contaminés. La divergence est similaire pour la progression de la population qui diminue depuis dix ans pour le nord du continent : le nombre moyen d’enfants par femme féconde y est de 2 à 3 (sauf en Libye), au sud du Sahara il est encore de 4 à 6 !

          Au sud, l’Afrique sub-saharienne reste la zone géographique la plus affectée par l’épidémie de sida : comme la transmission du virus est essentiellement hétérosexuelle, la moitié des victimes sont des femmes et la transmission mère-enfant, devenue résiduelle dans l’Occident, reste très lourde.

          En Europe ou en Amérique le coût de l’épidémie est dominé par le coût médical. Dans l’Afrique sub-saharienne, où les dépenses de santé par habitant sont de quelques dizaines de dollars, la fourniture à tous les patients de soins similaires à ceux de l’Occident absorberait rapidement toutes les ressources affectées à la santé. Les répercussions de l’épidémie de sida sont considérables du fait que la surmortalité brise la transition sanitaire observée entre 1960 et 1980, et dans beaucoup de pays on a retrouvé les régimes de très hautes mortalités d’avant-guerre.

          L’Afrique sahélienne francophone juxtapose d’immenses territoires à faible population et à faible prévalence du virus (VIH) à l’Ouest (Sénégal, Mauritanie), puis des pays très pauvres comme le Niger ou le Mali et le Tchad à forte prévalence. L’Afrique orientale anglophone rassemble des territoires aux dimensions démographiques inégales, dont plusieurs pays très peuplés, tels que le Soudan et l’Éthiopie. Ils se sont révélés très vulnérables. Les régions limitrophes des Grands Lacs et de l’Afrique du Sud ont des taux de prévalence très élevés. Enfin vient le cœur de l’épidémie africaine, la région des grands lacs où se concentraient la plupart des cas au début de l’épidémie : l’Ouganda, le Rwanda, le Botswana et sur la côte de l’océan indien le Kenya, la Zambie et la Tanzanie ou sur la côte atlantique le Congo Zaïre. Le pic épidémique se manifeste un peu plus tard dans la mosaïque des petits pays du golfe de Guinée, anciennes colonies françaises, anglaises ou portugaises et espagnoles : en Côte d’Ivoire et au Cameroun près de 10 % des adultes sont aujourd’hui infectés. Il faut toutefois mesurer la disproportion des masses démographiques : Le Nigeria et ses 145 millions d’habitants, où près de 4 millions d’individus sont infectés, est beaucoup plus peuplé que l’ensemble de l’Afrique francophone, le Congo-Zaïre avec ses 63 millions d’habitants représente la moitié du peuplement de la zone Centre-Est. Dans ces deux pays, aux informations statistiques peu fiables, la prévalence est estimée entre 5 et 10 %. Le nombre des victimes de l’épidémie y est singulièrement plus élevé que dans le petit Lesotho, Botswana ou Zwaziland.

 

Le risque des prochaines décennies sera l’infection généralisée de l’Afrique australe

 Le risque des prochaines décennies

 

 

          L’Afrique australe au cours des années 1980 semblait connaître une faible prévalence, il est vrai que la guerre en Angola et au Mozambique, et surtout la faible couverture statistique et épidémiologique des noirs en Rhodésie et en Afrique du Sud ne permettaient guère de déceler l’émergence de l’épidémie. Progressivement l’OMS devait prendre la mesure d’une progression très rapide de la contamination. Au début des années 1990 avant la fin de l’apartheid la région la plus avancée était l’Afrique du Sud, en raison de ses richesses minières et agricoles et surtout de son industrialisation, mais également ses indicateurs sanitaires étaient beaucoup plus favorables qu’en Afrique centrale. Cependant quelle confiance pouvait-on accorder à ces informations qui éclairaient les caractéristiques de la population blanche, mais oblitéraient et en fait ignoraient les risques sanitaires de la population noire ? Quinze ans plus tard, il est devenu clair que cette région a perdu son attrait en raison de son insécurité et de sa paupérisation. Alors que le Zimbabwe a connu l’exode de 3 millions de personnes, colons blancs expropriés et travailleurs migrants des États voisins, en Afrique du Sud une partie de la population européenne s’est exilée, les travailleurs migrants des pays voisins se sont en partie repliés sur leur pays d’origine, les capitaux étrangers se sont également repliés et le chômage s’est amplifié.

          Le cas sud-africain est une illustration exemplaire de la progression brutale d’une épidémie infectieuse. Et pourtant, il faut s’interroger : le sida est-il le principal responsable de la catastrophe africaine ?

 

Première interrogation : le chaos politique

          L’explosion des conflits interethniques, l’insécurité de la vie quotidienne, la vague de criminalité des grandes villes africaines et surtout les affrontements armés ne sont-ils pas souvent responsables de plus de victimes que l’épidémie de sida ? Les massacres du Rwanda, les conflits armés de la Sierra Leone, du Liberia ou du Congo Zaïre, ceux du Soudan (Darfour) et de l’Éthiopie, plus récemment en Côte d’Ivoire, en Guinée Bissau, au Kenya, ont entraîné la mort ou l’invalidité de centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards. Les estimations de population ou les recensements ne permettent pas de les chiffrer, ces pertes sont souvent imputées au sida.

 

Deuxième interrogation : la régression sanitaire

          C’est la question essentielle. La baisse de la mortalité et de la fécondité et l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance étaient amorcées il y a 20 ans : l’OMS et l’ONU prévoyaient une amélioration lente mais continue des indicateurs sanitaires. Or au tournant des années 1970 les pays africains ont étatisé leurs systèmes de santé et privilégié les « centres de soins primaires ». Par voie de conséquence les réseaux de surveillance et de prévention des maladies ont été délaissés, en particulier les centres hospitaliers. L’explosion des maladies infectieuses et transmissibles s’est propagée dans les zones équatoriales et intertropicales. En 1950 la plupart des cas de malaria étaient localisés en Asie du Sud, aujourd’hui en Afrique ; la prévalence de la tuberculose est également un multiple des autres régions.

          Enfin les programmes d’éradication des maladies infectieuses infantiles, en particulier la rougeole étaient en voie de réussir, aujourd’hui ils sont hors de portée. Bref, si le sida tue aujourd’hui près de 2 millions d’Africains, soit 12 % de la mortalité annuelle, il ne faut pas oublier que la rougeole, la malaria, la bilharziose et la tuberculose sont responsables de la plupart des décès. Ce bilan des maladies est alourdi par la charge disproportionnée des traumatismes et morts violentes (20 % des décès).

 

Le choc démographique

          Pour la plupart des observateurs, le coût de l’épidémie de sida est démographique : c’est là que se rassemblent les répercussions économiques négatives. La perte de croissance économique potentielle de l’Afrique n’est pas la conséquence des ressources prélevées pour prendre en charge et soigner les victimes du sida, mais celle de la diminution de la population active, donc de leur capacité de travailler, d’épargner et de consommer. L’argument apparaît incontestable et cependant il ne convainc pas de nombreux observateurs.

1. Les épidémies sont-elles susceptibles de briser l’avenir et le développement d’une région ? Oui répondront les historiens en songeant à la grande peste de 1347 ou au transfert des fléaux du moyen âge (variole) lors de la conquête des Amériques. Pour l’Europe ou le Mexique, une déflation démographique aussi brutale exigea un à deux siècles pour rétablir le peuplement initial. Aujourd’hui la réponse est moins évidente, du fait que le progrès médical permet d’identifier les vecteurs épidémiques et d’enrayer la contamination.

          Plus près de nous vient l’épidémie de sida. Elizabeth Brainerd et Mark Siegel (15) ont tenté de comparer les conséquences du sida et ceux de la grippe espagnole de 1918 : 30 millions de morts en quelques mois pour 1918, mais en un quart de siècle pour l’épidémie de sida. La surmortalité avait été beaucoup plus lourde en 1918, elle s’ajoutait aux morts de la grande guerre. Ces deux auteurs estiment que l’effet négatif des épidémies sur les taux de croissance économique n’est pas démontré : il est au plus marginal de l’ordre de 1 point de taux de croissance. Au cours des années 1920 les pays les plus durement frappés ayant la plus forte surmortalité sont ceux qui récupèrent le plus vite, du fait que la pression de la population sur les ressources s’atténua, ce qui permit d’accroître la productivité du travail. Paradoxe ! Et pourtant on observe aujourd’hui en Afrique quelques exemples de récupération. L’Angola et le Mozambique ont aujourd’hui une croissance économique rapide, qui succède à trois décennies de régression : ils se relèvent à la fois de guerres civiles épouvantables et d’une épidémie non maîtrisée.

 

2. Le rétrécissement de la pyramide des âges constitue pour les démographes le coût véritable du sida, parce qu’il déséquilibre les générations. On connaît l’exemple déconcertant du Botswana : les actuaires ont estimé qu’en 2040 la population globale aurait massivement décliné, frappant les adultes et les enfants. En Afrique du Sud, les modélisateurs présentent aujourd’hui des projections similaires pour construire la pyramide des âges de l’avenir : la pyramide des âges prendra alors une forme de tuyau ou de cheminée. Le ratio de dépendance se modifiera : les enfants de moins de 15 ans ne représenteront plus que 30 à 40 % de la population, mais les adultes seront très peu nombreux. La charge d’inactifs deviendra écrasante, car les hommes et les femmes de 40 à 60 ans seront dix fois moins nombreux. Ce changement se répercutera sur les charges collectives, il y aura un peu moins d’enfants à scolariser et soigner, mais il faudra des ressources considérables pour prendre en charge les survivants.

 

          On peut remarquer que les pyramides des âges ne sont pas en forme de cheminée mais de toupie, elles finissent par ressembler aux projections faites pour le Japon, l’Espagne ou l’Italie, pays à très faible fécondité. Est-ce à dire que l’Afrique sera écrasée par la charge du vieillissement ? À l’INED, Gilles Pison (16) estime que le vieillissement prématuré de la population n’est pas certain, car la mort des adultes diminue le potentiel en personnes âgées pour l’avenir. La population africaine restera caractérisée par la prédominance des enfants.

          Il faut cependant revenir au point de départ, le manque de vraisemblance des informations statistiques en Afrique. Jacques Dupâquier, le premier démographe à nous avertir de la remontée de la mortalité dans le monde, estime que les chiffres africains sont pour la plupart fantaisistes. Il n’y a pas d’état-civil fiable, les cas d’infection à VIH et de sida notifiés sont extrapolés en partant de quelques enquêtes, dans les régions où la sécurité le permet.

          La population risque-t-elle de diminuer, le régime de mortalité de s’élever et la fécondité de s’effondrer ? La population commence à diminuer dans quelques nations de la région des Grands Lacs où le sida est devenu la première cause de mortalité, mais globalement la population africaine continue de progresser de 2 à 3 % par an. Les taux de mortalité ont souvent retrouvé des niveaux très élevés de 25 à 30°/°°. L’indice synthétique de fécondité reste cependant dans l’ensemble de la région de 5 à 6 enfants par femme féconde, le taux de natalité de 40 à 50°/°°. L’ONU révise tous les quatre ans ses projections de population pour l’Afrique, d’abord elles furent révisées à la baisse ayant sous-estimé la surmortalité du sida, puis elles ont été réajustées à la hausse.

          Selon Jacques Dupâquier, les prévisions des experts sont à peu près valables pour 2015 en raison de l’inertie démographique, et plus incertaines pour 2050. La population devrait augmenter de 70 % dans les 20 prochaines années ; elle risque de doubler d’ici 2050 (17), puis elle dépassera la Chine et l’Inde. Le nombre actuel des décès en Afrique subsaharienne (taux de mortalité de 15°/°°) est aujourd’hui de l’ordre de 13 millions, dont 2 millions pour le sida. Un rapport de l’OIT (18) estime qu’entre 1990 et 2015 74 millions d’Africains pourraient décéder du sida et 48 millions de travailleurs disparaîtraient, soit 12 % de la main d’œuvre féminine et 6 % de la main d’œuvre masculine. Cependant la charge annuelle de surmortalité se répartira en fin de période (2050) sur 700 millions d’habitants supplémentaires, donc le choc démographique sera décroissant.

Avec une très forte mortalité et fécondité, la croissance rapide de la population se poursuit. Certains experts estiment que seule la contamination de 40 à 50 % de la population pendant une longue durée incitera les familles à réduire fortement leur fécondité !

 

3. L’impact démographique le plus marquant a été la diminution brutale de l’espérance de vie. Aujourd’hui l’espérance de vie moyenne est encore de 50 ans, mais dans l’Afrique des Grands lacs, l’Afrique australe et l’Afrique de l’Est elle est de 35 à 40 ans. En 10 ans un grand nombre de pays ont perdu 10 à 20 ans d’espérance de vie. Au Zimbabwe l’espérance de vie à la naissance était estimée à 52 ans en 1990, en 2003 elle ne serait plus que de 34 ans. En Afrique du Sud, elle a été ramenée à 53 ans, au Mozambique à 33 ans … Dans les 9 pays les plus touchés par l’épidémie, où 25 à 40 % des adultes sont infectés, l’espérance de vie est aujourd’hui inférieure à 40 ans.

          Les experts de la Banque mondiale et de l’OMS ont souvent évalué les perspectives de l’avenir en confrontant les tendances de l’espérance de vie avec et sans impact du sida, par exemple au Rwanda et au Lesotho, pays à plus forte prévalence. Les premières simulations se sont malheureusement vérifiées : dans une très courte période, tous les progrès réalisés par les générations précédentes ont été effacés et ces pays ont retrouvé la courte espérance de vie qui était la leur en 1950 ou 1960. Pour les 29 pays les plus touchés par l’épidémie, l’espérance de vie moyenne aurait augmenté de 10 ans sans le sida pour atteindre 60 ans en 2010-2015, avec le sida elle diminuerait de 10 ans ! Quand on sait que la formation des élites demande aujourd’hui 20 à 30 ans, les cadres formés n’ont malheureusement que quelques années à vivre.

          Le véritable coût économique du sida est incontestablement l’appauvrissement du capital humain. La dimension la plus délicate à évaluer est la répercussion de la dégradation de l’état de santé des populations sur la production et la productivité. La chute de la productivité du travail dans les grandes plantations est attestée par les enquêtes menées sur place.

          En ce qui concerne l’éducation, les pays africains lui avaient consacré des ressources considérables et parvenaient à scolariser une grande partie des jeunes enfants. Cet effort est largement interrompu, les enfants contaminés et les orphelins du sida quittent l’école, les professeurs sont décimés par l’épidémie de sida. Or les adultes victimes du sida étaient les élites de ces pays. Ils seront remplacés par leurs enfants qui n’auront pas reçu la même formation. Les entreprises l’ont bien compris, car elles perdent leurs techniciens et cadres, aussi elles tentent de donner une formation accélérée aux nouveaux embauchés.

 

La précarité sanitaire de l’Afrique et la recrudescence des risques infectieux

          Au seuil de l’an 2000 les organisations internationales (OMS) saluaient la régression des risques infectieux dans le tiers monde, notamment en Asie et en Amérique Latine. Malheureusement cet espoir est encore bien lointain en Afrique où la prédominance des maladies infectieuses sape les défenses immunitaires de la population. Or la probabilité de survie des victimes du sida dépend de la persistance des défenses immunitaires : la multiplicité des maladies sexuellement transmissibles, la prévalence des hépatites, la diffusion des maladies parasitaires tropicales et surtout la recrudescence de la malaria et de la tuberculose sont autant de facteurs de risque. L’Afrique restera très éloignée du progrès sanitaire, tant que les maladies infectieuses transmissibles de personne à personne et les maladies transmises par les insectes et les parasites de l’eau et des ordures seront à la source des trois quarts des décès et des maladies.

La mortalité infectieuse diminuerait très rapidement si les ordures étaient collectées et traitées et si l’eau était assainie. Le progrès sanitaire est un préalable au développement économique : il requiert plus de personnel médical mieux formé, mais d’abord un environnement mieux contrôlé et un mode de vie plus hygiénique.

 

 


III. VIOLENCE, GUERRE ET INSÉCURITÉ

 

 

 

 

            Depuis 1945, deux cents guerres se sont succédées, en moyenne 30 à 50 chaque année. Le théâtre des opérations fut d’abord l’Europe centrale lors de la mise en place du « rideau de fer », puis celui de l’Asie, du Moyen Orient, de l’Amérique centrale et de l’Afrique, impliquant les puissances occidentales lors de la décolonisation et relayées par les États-Unis. Ces guerres confrontant les États entre des forces d’occupation et des forces de résistance ont progressivement cédé la place à des guerres civiles intestines et des mouvements de sécession, souvent soutenus par les pays voisins. En Occident les démocraties ne se sont plus opposées entre elles par les armes ; tous ces conflits armés actuels opposent des régimes civils ou militaires rarement démocratiques à des mouvements insurrectionnels dont les objectifs sont antidémocratiques.

          Depuis 1960 en Afrique plus de 8 millions de personnes sont décédées des conséquences de la guerre, les deux tiers étant des civils, ces conflits se sont intensifiés et multipliés à partir de 1980. Le nombre des blessés graves et handicapés n’est pas identifié, mais il est toujours un multiple des pertes civiles et militaires. Des millions de personnes ont perdu leur maison et tous leurs biens et se sont trouvées condamnées à quitter leur terroir. Pendant les années 1990 l’Afrique a concentré la moitié des conflits identifiés dans le monde, mais depuis l’an 2000, un certain nombre de conflits se sont arrêtés ou apaisés, au Mozambique et en Angola, en Éthiopie, au Liberia et en Sierra Leone, et même au Congo, si bien que l’Afrique ne rassemble plus que le tiers des conflits. Cependant d’autres conflits sont apparus au Darfour, au Tchad, en Côte d’Ivoire et au Togo, puis au Kenya et les grands conflits de la Corne de l’Afrique et de la zone des Grands Lacs restent présents. Par voie de conséquence, l’Afrique, au regard des autres continents, reste une région marquée par la violence, l’instabilité politique, les viols et prises d’otages, les affrontements armés, les massacres interethniques et l’insécurité de la vie quotidienne.

 

L’instabilité politique

 

          La plupart des pays africains aux lendemains de l’indépendance avaient préservé l’ordre public et instauré des régimes politiques qui apparaissaient stables. Cette stabilité au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Cameroun permit souvent de préserver l’expansion économique. Puis les leaders historiques ont disparu, les partis uniques se sont renforcés, la guerre froide guida maints opposants vers une voie révolutionnaire. Les nouveaux dirigeants, souvent issus des cadres de l’armée, prirent le pouvoir pour créer des régimes autoritaires, voire totalitaires. Ils éliminèrent les opposants, qui souvent partaient se former à Moscou ou Pékin. La lutte pour le pouvoir en fut exacerbée et dégénéra souvent en guerre civile et en chaos politique. Bien souvent les « dictateurs » ne régnaient que sur une partie du pays, les missions de service public n’étaient plus assurées, les transports devenaient plus dangereux, les hôpitaux et les écoles ne pouvaient plus assurer leur mission.

          L’instabilité politique a-t-elle augmenté au cours des 10 dernières années ? En apparence, l’Afrique du Nord est stable, aucun régime n’est tombé par l’effet d’un coup d’État, et beaucoup de dirigeants d’Afrique noire sont en place depuis longtemps. Cependant il faut se méfier d’un piège qui consisterait, lors des successions d’État, à prendre pour une réalité démocratique les élections qui ont porté au pouvoir le principal opposant supposé démocrate ou d’anciens dictateurs protégés par tel ou tel pays européen. Le clan est bien souvent le même, quand il change il faut s’attendre à des massacres. Un second piège est de confondre la stabilité politique avec celle des institutions. Ce qui compte est de savoir si le système est bon ou mauvais. La Banque Mondiale (19) en prend conscience : la solidité des institutions politiques et économiques ne suffit pas à déclencher l’essor économique et le progrès, tout dépend du choix des leviers du changement : libéralisation commerciale, choix du taux de change, statut des investissements étrangers, liberté de la création d’entreprise.

          Le chaos politique est incontestablement l’obstacle majeur au développement. Des situations similaires sont apparues en Afghanistan, au Cambodge et au Liban ou lors de l’éclatement des fédérations d’États, en URSS et surtout en Yougoslavie. Or l’Afrique est une zone géographique où règne bien souvent le chaos politique, quand les États sont en faillite (20) (« failed States »), par exemple au Liberia, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire, et ce qui est plus important dans de grands pays tels que le Congo ou durant plus d’une décennie au Nigeria. Dans ces situations, la conjoncture économique devient secondaire et l’expansion ne peut être qu’un artifice. La hausse récente des cours des métaux et l’envol des cours du pétrole ne créent pas nécessairement une meilleure conjoncture, car la plupart des pays africains en sont importateurs net. À long terme, l’instabilité politique et le non-respect des engagements des gouvernements antérieurs ou la multiplication des spoliations génèrent la fuite des élites, des étrangers et des capitaux, bref des ceux qui créent les richesses.

          L’application des lois, le respect des engagements contractuels, la continuité des services publics et de l’administration sont les fondements de l’ordre économique, sans lesquels le chef d’entreprise et le commerçant ne peuvent plus exercer leur métier, sinon dans les activités clandestines. Quand la justice et la police sont corrompues, quand l’armée, les milices armées et les bandes criminelles peuvent dicter leur loi, il n’y a plus de recours. Quand l’état de droit n’existe pas ou n’existe plus depuis plusieurs décennies, quand toute l’administration est corrompue, la population finit par se résigner, n’aspirant qu’au rétablissement de l’ordre public et à un régime autoritaire. C’est ainsi que les démocraties finissent.

          À l’approche de chaque échéance électorale, le pouvoir en place et le chef d’État, assurent que les opposants représentent le parti de l’étranger, ils sont interdits de compétition et souvent éliminés, de telle sorte que le renouvellement du mandat soit assuré. Cependant les dissensions de l’armée, du parti, voire de la parentèle du Président, entretiennent les complots. À la différence des régimes autoritaires latino-américains des années 1970, les dictatures africaines sont toujours vulnérables et ne parviennent pas à garantir une stratégie cohérente. Le chaos politique s’enracine et la fin de la dictature ouvre souvent la porte à plus de désordres dans les transitions démocratiques. L’évaluation des progrès vers une meilleure gouvernance, une plus grande intégrité ou un ordre juridique équitable est un exercice bien difficile pour les organisations internationales et les pays occidentaux, car ces progrès sont le plus souvent des effets d’annonce destinés à les amadouer. Affirmer que l’Éthiopie, la Tanzanie, le Soudan, le Congo sont devenus plus fiables, surprend car les agences internationales de notation des risques sont toujours fort sceptiques.

 

La prolifération des guerres civiles

 

          La multiplication et contagion des guerres civiles en Afrique noire semble à première vue découler de l’hétérogénéité ethnique du continent. Cette interprétation doit être doublement nuancée.

          1. Tout d’abord, l’affrontement ethnique ou religieux peut devenir une source de conflit armé perpétué et de régression avérée, et la région devient un nouveau « Liban ».

En Amérique centrale et dans les Caraïbes, les conflits ethniques avaient alimenté la fièvre révolutionnaire il y a un tiers de siècle, par exemple au Nicaragua et au Salvador. La coexistence des colons blancs, des indiens autochtones, des africains noirs et des asiatiques, et celle des métisses s’accompagne d’affrontements armés et parfois de guerres civiles.

En Asie, les zones de guérillas persistantes des Philippines, de Ceylan ou de la Birmanie masquent également des conflits ethniques.

En Afrique, la diversité voire hétérogénéité ethnique a un sens particulier, elle se rapporte en fait à la persistance dans cette région où le peuplement rural était prédominant d’un ensemble de réseaux de proximité : la famille élargie, le village, le lignage, le clan ou la tribu ; ces groupes partagent des valeurs culturelles, des dialectes, des croyances et des modes de vie proches. Au Rwanda, les Tutsi et Hutu sont à 80 % chrétiens, ils parlent la même langue et ne sont pas de « race » différente. La diversité culturelle ne suffit pas à expliquer le renforcement des conflits interethniques. Les conflits essentiellement politiques et parfois idéologiques ont été attisés par les métropoles européennes dans le passé et surtout par la « re-tribalisation » observée au cours des dernières décennies. J.F. Trani (21) souligne que le « tribalisme » n’explique pas tous les conflits, mais le clientélisme des responsables au profit de leur clan instrumentalise les conflits et les oppositions pour leur donner une explication ethnique.

          2. En second lieu, la diversité des appartenances claniques peut briser l’unité nationale qui est d’origine très récente, sans parvenir à regrouper les forces d’opposition qui restent fragmentées et prêtes à s’affronter. Une comparaison vient à l’esprit : l’évolution de l’Empire des Indes et celle de l’Afrique depuis un siècle. Hier comme aujourd’hui, ces régions regroupent une multitude de peuples, de religions, de langues et de cultures différentes. Les langues des colonisateurs se sont imposées aux élites et la masse de la population continue de pratiquer leur dialecte et de préserver leurs coutumes. Cependant la diversité ne doit pas faire illusion : dans les deux cas, on évalue à près de 2000 les ethnies et les langues parlées (22), mais les langues dominantes finissent par s’imposer et la plupart des patois finiront par disparaître comme cela s’est produit en Europe. Le décalage entre l’Afrique et l’Inde est devenu considérable : l’Inde s’est adaptée à la démocratie et à la tolérance : les castes n’ont pas disparu, les affrontements religieux sont endémiques, mais le spectre de la guerre civile se dissipe. L’Afrique ne s’est adaptée ni à la démocratie ni à la tolérance, elle n’a pas encore trouvé son Mahatma Gandhi !

          Les pays les plus peuplés de la région sont en proie aux guerres interethniques, notamment le Nigeria, le Soudan et le Congo. Miraculeusement, l’Afrique du Sud où la diversité ethnique est considérable a échappé jusqu’à présent à la guerre civile et aux massacres de populations. Dans les régions sahéliennes et en Afrique orientale, la progression de l’Islam et sa radicalisation ont introduit un nouveau vecteur d’affrontement, dont le Soudan et l’Éthiopie sont le théâtre d’opérations. L’Afrique occidentale n’y échappe pas et les réseaux terroristes du Djihad commencent à s’implanter au Sahel dans des camps d’entraînement destinés aux candidats kamikazes de la diaspora musulmane de l’Europe.

 

L’insécurité quotidienne

 

          L’insécurité de la vie quotidienne est ressentie par tous les habitants, surtout les plus pauvres. En présence des conflits armés et du très haut niveau atteint par la délinquance et la criminalité dans les villes et dans les campagnes, la peur règne : tout déplacement devient dangereux. Or la violence omniprésente condamne ceux qui y sont exposés à fuir, donc à se déplacer.

          Les affrontements armés de la guerre civile se prolongent souvent pendant très longtemps, par exemple en Angola. Ils sont alors la cause principale de la mort violente et opposent l’armée, les forces de l’ordre et les milices ou mercenaires aux groupes révolutionnaires. Les pertes dans les combats frappent un nombre croissant d’enfants-soldats, auxiliaires des insurgés ou de l’armée. Les victimes civiles sont les plus nombreuses, le plus souvent des agriculteurs ou éleveurs : enfants, adultes ou vieillards. Tant que la guérilla occupe des régions périphériques où les services publics ont disparu, il est très difficile d’apprécier l’ampleur de ces pertes. Dès que la guerre civile est durablement enracinée, le plus souvent elle s’étend aux villes. Le précédent qui vient à l’esprit est celui de la Colombie, où depuis 60 ans persiste l’affrontement permanent entre les gouvernements et les groupes révolutionnaires.

          Certes il faut associer en Colombie trois ingrédients : la diffusion des idéologies révolutionnaires marxistes-léninistes (sentier lumineux, néo-castrisme) ; la culture de l’arbre à coca, celle du pavot ou de la marijuana ; et la dépendance à l’égard de la drogue des enfants et jeunes adultes. Cette troisième composante n’implique aucunement un pouvoir d’achat élevé, car l’enfant des bidonvilles peut se droguer pour quelques dollars à Hanoï, Recife, Lima ou Lagos et Johannesburg. Jusqu’à présent en dehors du Rif marocain, zone de culture de la marijuana, l’Afrique sub-saharienne est restée une zone de trafic acheminant l’héroïne du triangle d’or vers l’Europe, et non une zone de production et de localisation des laboratoires de raffinage des produits stupéfiants. Ce risque ne doit pas être minimisé, il est déjà constaté en Afrique du Sud. Alors la violence deviendrait inséparable de la guerre civile perpétuée.

          La criminalité et la violence sont omniprésentes en Afrique noire même quand il n’existe pas de guerre ou de conflits internes majeurs. Au début des années 1980 Jean Claude Chesnay avait écrit une histoire de la violence (23) et surpris ses lecteurs français en leur rappelant qu’au Moyen Âge la vie quotidienne était aussi dangereuse dans nos villes et nos campagnes qu’en Afrique aujourd’hui ; les guerres et affrontements armés exposaient les adultes, les vieillards et enfants aux massacres et à l’arbitraire. Bref la violence inhérente aux sociétés traditionnelles ne peut se résorber qu’au fil des siècles quand la tolérance pénètre le système de valeurs, mais la résurgence de la violence dans les sociétés démocratiques illustre le caractère aléatoire de ces progrès.

          Il est toujours difficile de déterminer les causes de la violence et de la criminalité et les déterminants que nous tentons d’identifier en Occident sont rarement pertinents. Ainsi, pour interpréter la montée de la criminalité et la multiplication des zones d’insécurité dans les banlieues françaises, on incrimine souvent la misère et le chômage, ce qui est peu convaincant. A contrario, à Abidjan, Kinshasa ou Durban, la pauvreté, les taudis et l’absence de travail sont la norme et multiplient les incitations à la délinquance. L’explosion de la délinquance et de la criminalité est toujours associée à l’extension des zones de non-droit en France, au Brésil ou en Côte d’Ivoire. Quand tout le territoire devient zone de non-droit et d’insécurité, le dernier recours de la population est l’autodéfense, ce qui entraîne la prolifération des armes.

          La criminalité a augmenté au cours de la dernière décennie beaucoup plus vite que la progression du chômage et de la pauvreté. L’invasion des « beaux quartiers » par le « prolétariat » des bidonvilles est rare en Afrique, elle survient surtout en cas d’insurrection. Les bidonvilles ne sont pas pathogènes dans toute agglomération : la vie est plus « dangereuse » à Bangui ou Soweto qu’à Ouagadougou ou Libreville … La fréquence des vols et des viols est aujourd’hui plus élevée que dans les autres régions du tiers monde. Malheureusement, les États africains ne publient guère de statistiques sur la criminalité, à la différence de pays tels que le Brésil ou le Mexique, ou bien sûr de Singapour, qui fait de la lutte contre la criminalité une priorité absolue.

          En zone urbaine, les explosions de violences accompagnent la formation de bandes armées de jeunes délinquants, se livrant aux viols, aux cambriolages et pillages. La corruption généralisée nourrit la délinquance : l’arbitraire de la police et de la justice dissuade d’obéir à la loi, les fonctionnaires et les délinquants s’approprient les biens privés et les biens publics. La contrebande intense des armements a pour effet d’approvisionner en armes de combat les « mafias », les seigneurs de guerre et les bandes de jeunes, ce qui explique que les villes africaines aient des taux d’homicide particulièrement élevés. Enfin une dernière explication de l’insécurité de la vie quotidienne en Afrique au sud du Sahara réside dans l’augmentation considérable du nombre d’enfants abandonnés ou orphelins, dont les parents sont morts du sida ou victimes des bandes armées. Ces enfants ne sont pas scolarisés : dans les grandes villes ils vivent dans la rue, livrés à la tentation du vol, de l’agression, de la drogue et de toutes les activités délictueuses. Aujourd’hui la scolarisation a reculé, les écoles sont fermées ou surchargées, les élites sont fauchées par l’épidémie de sida, et ces jeunes sans formation ont bien peu de chances de trouver des emplois sur place et a fortiori à l’étranger.

          Il paraît évident que l’insécurité de la vie quotidienne est une donnée nouvelle qui n’était pas présente il y a cinquante ans. Peut-elle diminuer, voire disparaître dans un délai raisonnable ? L’histoire récente montre que cette ambition n’est pas hors de portée : l’insécurité s’est atténuée en Amérique centrale et en Asie du sud, quand la paix civile est revenue et quand les dirigeants ont entrepris des réformes catalysant le développement économique.

 

Conclusion : 3 mesures pour sortir l’Afrique de l’ornière

 

            Le rôle des pays développés en Afrique n’est pas de se substituer aux Africains ; nous ne devrions pas nous mêler de leurs affaires intérieures et limiter notre aide aux projets constructifs. Faut-il aider davantage l’Afrique ? Non si les sommes transférées ne sont que de l’assistance ; oui si l’argent investi sert à des projets utiles et rentables.

1. Multilatéraliser l’aide économique à l’Afrique. Il est souhaitable de transférer toute notre aide bilatérale aux organisations internationales compétentes, notamment à la Banque mondiale. Dès lors il sera opportun d’évaluer les résultats des subventions et prêts distribués aux territoires protégés et la comparaison de nos accords bilatéraux avec l’aide multilatérale n’est pas avantageuse. Le Secrétariat d’État aux DOM/TOM et le Secrétariat d’État à la Coopération deviendraient moins pléthoriques. Ils pourraient avantageusement être rattachés au Ministère des Affaires Étrangères, notamment au département Afrique. Les traités d’assistance militaire aux pays africains deviendront caducs : si un rôle de gendarme de l’Afrique est maintenu, que la responsabilité en soit transférée à l’Europe, à l’OUA et à l’ONU. De même, l’aide et non l’assistance, ayant pour objet de promouvoir le développement économique, ne doit pas favoriser les guerres qui ont ravagé l’Afrique et la corruption des intermédiaires.

2. Immigration contenue et choisie. L’exode incontrôlé de la population africaine vers l’Europe n’apporte pas de solution au développement économique des deux régions : l’Afrique y perd ses cadres, l’Europe ne parvient pas à intégrer les migrants, le seul résultat est d’activer de part et d’autre de la Méditerranée la xénophobie et le racisme. Si l’Afrique du Nord est associée à l’Europe, son développement sera plus rapide et l’aspiration à s’exiler s’estompera. De plus, ces États tampons peuvent contenir mieux que nous le flux d’immigrés clandestins provenant du sud du Sahara. Des négociations bilatérales et européennes avec les États africains sont nécessaires. Ce qui est évident pour le contrôle de l’immigration clandestine l’est plus encore pour la sélection de ceux qui, munis de visas de tourisme ou d’étudiants, ne rentrent pas dans leur pays. Les étudiants africains admis dans les universités de la métropole devraient être orientés vers des filières professionnelles correspondant aux besoins de leurs pays et non vers des emplois n’existant qu’en Europe. Alors munis de leurs diplômes ils rentreraient chez eux.

3. Promotion d’un développement rapide et durable. En Afrique, une croissance économique de 4 à 5 % par an pendant plusieurs décennies sera nécessaire pour amorcer un décollage. Dans les autres régions du tiers-monde l’expansion économique a toujours accéléré la transition démographique, par exemple en Amérique latine et en Asie. Le préalable reste l’agriculture et non l’industrie, moins pour exporter des produits de dessert que pour donner aux familles une sécurité alimentaire. Plus encore, le développement économique ne saurait éclore dans le chaos politique et la corruption généralisée. Ces pays ont besoin de régimes forts et stables. Mais les préalables sociaux ne sont pas moins importants : il faudra porter un coup d’arrêt à la dégradation du système sanitaire et éducatif, car le manque d’instruction et la prévalence des maladies bloquent l’expansion de l’économie davantage que la faiblesse du revenu. Bien que l’assistance humanitaire soit essentielle, les fléaux épidémiques de l’Afrique ne se résorberont pas sans une stratégie locale de prévention.