À la croisée des mondes Mondes africains Mondes européens

Ingérence ou non: le dilemme dans Palmwein oder Die Liebe zu Afrika d’Adriaan van Dis.

Les œuvres littéraires d’aujourd’hui, et les experts de la philosophie morale en conviennent[1], doivent être lues aussi comme une source de réflexion sur les valeurs et la formation du jugement. Elles participent, comme l’écrit si bien Gisèle Sapiro, à « l’élaboration des représentations et des schèmes de perception du monde, c’est-à-dire de la vision du monde d’une époque, la Weltanchauung »[2]. Ce positionnement implique de la part de l’auteur un parti pris idéologique, un engagement[3] qui consiste à actualiser notre vision d’un monde possible. Avec la traduction du livre Palmwein oder Die Liebe zu Afrika[4] (Le vin de palme. Ou l’Amour de l’Afrique) en 2000, le lecteur germanophone redécouvre la thématique de l’engagement, non parce qu’il avait disparu des textes d’auteurs allemands eux-mêmes[5], mais parce qu’il s’agit à nouveau de l’engagement « tiers-mondiste » affiché entre autres par le Martiniquais Frantz fanon dans Les Damnés de la Terre[6]. C’est ici que se positionne la présente étude qui se propose d’examiner les différentes formes d’engagement affichées par les personnages de ce roman. Ceci nous permettra de nous interroger sur le fameux droit d’ingérence de la communauté internationale. Mais avant tout, nous avons été soucieux de présenter le livre Palmwein comme un roman engagé.

I. L’intrigue d’un roman engagé

Adriaan van Dis fait partie des auteurs de la deuxième génération d’Indo-néerlandais qui affichent un grand intérêt pour le récit de voyage dans lequel ils thématisent une ouverture sur le monde riche en interaction[7]. Quand on sait que ses parents étaient rentrés de l’ancienne colonie des Indes orientales néerlandaises (actuelle Indonésie) avant sa naissance en 1946 à Bergen en Hollande, on peut déjà se demander d’où il tient son intérêt pour les peuples anciennement colonisés[8]. Dans Palmwein, l’action se déroule carrément non pas dans une ancienne colonie hollandaise, mais dans une ancienne colonie française de l’Afrique occidentale. Et l’auteur d’avertir que la description de l’île et des circonstances politiques dans son roman est basée sur des faits réels (p. 4). L’éditeur de la version allemande confirme que l’île dont il est question est bel et bien l’Île de Gorée, où Adriaan van Dis a séjourné accompagné d’un grand connaisseur de l’Afrique Breyten Breytenbach[9]. L’influence de cet auteur Sud-Africain blanc – qui dut s’exiler à Paris où il créa l’organisation Okhela pour lutter contre l’apartheid – sur Adriaan van Dis se voit dans le texte, que nous analysons ici, à travers l’engagement aux côtés des populations opprimées.

Mais, il faut le signaler d’emblée, l’engagement dans Palmwein ressemble à l’amour pour le vin de palme. Qu’on l’aime en le châtiant (en le consommant) ou en le dorlotant (en évitant sa consommation), on influe indirectement sur la société, l’environnement, la religion et même la politique. L’intrigue du roman se laisse résumer comme suit :

Susan Courtland, une toubab américaine, est devenue globe-trotter après avoir perdu les membres de sa famille. Mais le lien qu’elle tisse avec le vin de palme l’amène à déposer définitivement ses valises sur l’Île. Dans la rébellion pour l’autonomie menée par les séparatistes insulaires contre l’Etat central continental, Susan Courtland prend parti pour les rebelles. Dans le texte, il y a aussi William, le jeune homme Anglais aux cheveux rouges, qui est révolté par toute la mentalité occidentale et qui a décidé de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Île pour faire changer les choses. Son engagement est particulièrement remarquable dans le domaine de l’écologie. Il y a également Diller, l’armateur qui a décidé de faire son business sans s’ingérer dans les affaires africaines. Il y a enfin le narrateur. Comme Susan Courtland, il est aussi un bourlingueur qui accosta sur l’Île pour faire un reportage et qui subitement se mit à sensibiliser les Africains afin de changer la condition humaine en Afrique.

Comme on le voit, l’auteur utilise un discours dialectique, puisque les divers personnages par action ou par omission incarnent des engagements spécifiques, ce qui donne au texte une allure d’un roman à thèse[10]. Il est certes difficile d’affirmer qu’Adriaan Van Dis se présente comme porte-parole d’une de ces thèses. Mais en focaliserons nos réflexions sur les diverses formes d’engagement qu’affichent les « personnages antagoniques », nous nous intéresserons à chaque fois principalement à la valeur morale des diverses positions.

II. Diller: Le devoir de non-ingérence.

L’armateur Américain qui répond au nom de Diller est arrivé sur l’Île pour faire tranquillement prospérer ses affaires et attendre sa mort prochaine sans essayer de se battre contre son cancer. Bien qu’il soit Américain et que son nom nous fasse penser au vendeur de drogues, le dealer, sa conception du monde consiste à ne pas s’immiscer dans la politique des pays africains. Cette position que le narrateur désigne par « loi de Diller » (das Dillersche Gesetz : p. 100) rappelle à n’en point douter cette position que la République Populaire de Chine veut présenter comme sa politique officielle en Afrique[11] : la non-ingérence.

Dans la réalité du texte, Diller est un personnage dont l’engagement consiste à adopter un caractère renfermé en se recroquevillant intérieurement dans sa propre coquille telle un escargot. Et c’est en s’exilant qu’il pense parvenir à mettre en œuvre sa fameuse loi. C’est d’ailleurs, avoue-t-il, ce qui a motivé son choix de s’établir dans une ancienne colonie française, plutôt que dans une des six colonies anglophones où il avait vécu avec ses parents pendant l’époque coloniale. « En Afrique francophone, je ne me sens pas confronté au passé. […] Les bêtises des Français ne me concernent pas trop »[12], affirme-t-il. C’est donc pour éviter d’être interpellé par sa propre conscience et devoir intervenir que Diller a choisi de s’installer sur l’Île.

Son indifférentisme se remarque aussi dans la discussion sur l’écologie ; il pense que c’est plutôt l’ingérence des Occidentaux à travers leurs Organisations non gouvernementales et institutions internationales et leurs théories d’école qui déconstruit l’équilibre naturel de l’environnement en Afrique. Parce que l’argumentation de Diller montre clairement pourquoi il est contre-productif d’afficher extérieurement son engagement, il est de bon ton de citer ici son raisonnement de façon explicite :

Les Européens qui arrivent ici pour enseigner l’agriculture pensent que la distillation du vin de palme dessèche les arbres. Leur ingérence fait du vin de palme une boisson illégale. […] Ces genres d’aides ne font que gâter tout ici. […] Nous aurions dû ne pas nous immiscer, car les gens d’ici connaissent mieux le sol que nous. Les Noirs savent bien le mettre en valeur, mais parce que les Blancs ont des théories d’écoles et des technologies modernes et sont pleins aux as, ils [les Africains] pensent que nous savons mieux qu’eux. […]

En ne faisant rien, on ne gâte rien. Tant que je connais ma place, rien ne peut m’arriver. Ne pas intervenir, telle est ma devise. […] Les Européens ont tracés des frontières entre les peuples, troublé la migration naturelle, introduit des méthodes agricoles ; ce qui fait que les territoires jadis autosuffisants sont devenus dépendants de l’aide étrangère. […] Et on appelle cela « la coopération »[13]

Si ces réflexions étaient menées par un Africains, on penserait qu’il s’agit d’un adepte des théories de conspiration, ces théories qui stipulent qu’un certain groupe de conspirateurs seraient tapis dans l’ombre quelque part en Occident et qui travailleraient contre les intérêts de l’Afrique. Mais l’auteur les place dans la bouche d’un Américain pour affirmer qu’il suffirait que les Occidentaux laissent les Africains vivre sans leurs pédantes théories et la nature se chargera de réguler le reste.

Il est bon de préciser ici que ce genre d’argumentaire revient de façon récurrente dans la littérature contemporaine sur l’Afrique. Dans son roman Zurück nach Kilimatinde (Le retour à Kilimatinde : 2003), l’auteur suisse de langue allemande Hermann Schulz projette son personnage Heinrich Gotthold Geldermann, alias Henry, dans ce rôle qui consiste à dénoncer l’ingérence de l’occident en Afrique. Henry est un prêtre qui a décidé de plonger dans l’africanité parce que déçu par la morale (chrétienne) occidentale. A son fils Nick venu le chercher à Kilimatinde en Tanzanie après des décennies et qui lui demande le fruit de son engagement en Afrique, il répond :

Heureusement, j’ai laissé derrière moi ce genre d’idées ! Les Africains s’en sortent très bien sans nous. Tant que nous ne nous ingérons pas continuellement dans leurs affaires et les utilisons comme une poubelle pour nos conceptions ridicules de la civilisation[14].

Mais contrairement au Suisse Henry qui est un personnage mutant, passant d’une logique extrême (le tout occidental) à l’autre extrême (le tout africain), l’Américain Diller n’affiche pas ce genre d’engagement. Il n’ira pas jusqu’à soutenir les Africains contre les occidentaux; il appelle ce genre d’engagement du « verbiage stérile sur le Tiers Monde »[15]. On aura compris que Diller prend position quand même contre la mentalité occidentale, même s’il refuse, comme il le dit, de changer le monde.

III. Susan Courtland : « Moi, deux âmes, hélas, habitent dans mon sein»[16].

On peut caractériser l’engagement de Susan Courtland par ce vers de Johann Wolfgang von Goethe. En effet, l’américaine fait sur Île l’expérience d’une aventure ambiguë. Elle se décide à s’établir sur l’Île parce que les dures réalités d’ici lui permettent de réaliser qu’elle a de la chance d’être née Américaine, ce qui est bon pour sa psychologie individuelle : « Au mieux, on se rend compte qu’on avait une vie dorée »[17], remarque le narrateur à son sujet. Le lecteur se rappelle ici l’image du Noir Américain Keith Richburg, correspondant de Washington Post en Afrique, devant les massacres du Rwanda en 1994 et qui ne put s’empêcher de se réjouir d’être né Américain[18]. Sur l’Île, Susan est aussi quasiment prisonnière d’une vie de polyandrie, son cœur balançant entre l’armateur américain Diller et l’épicier indigène Sow, tirailleur médaillé.

Etant donné que ses motivations sont purement personnelles, elle essaie au début de son séjour d’appliquer à la lettre la conception de son compatriote Diller que nous avons examinée plus haut. Ainsi, lorsqu’elle osa faire des remontrances aux populations insulaires qui ont coupé les palmiers, elle se ressaisit instinctivement en pensant que le plus grand péché est de s’immiscer dans leurs habitudes : « j’aurais dû ne pas m’ingérer »[19], regrette-t-elle.

Mais très vite, Susan Courtland comprend que ce n’est pas le fait de s’immiscer ou de rester indifférent qui détermine l’évolution de la société africaine : « Lorsque j’intervenais, je n’aboutissais à rien. Lorsque je restais indifférent, je n’aboutissais à rien »[20], constate-t-elle. Cette compréhension l’amènera dans la suite de l’histoire, à s’éloigner de « la loi de Diller ». Elle pense en ce moment qu’il vaut mieux agir pour transformer le monde en bien. « Peut-être le moment est-il venu de redistribuer les richesses de la terre ? »[21], s’interroge-t-elle. On lit déjà ici la volonté de ce personnage d’en prendre aux plus riches pour offrir aux plus pauvres, de protéger les plus faibles contre les plus forts.

C’est aussi cette nouvelle conception du monde qui l’amène à s’ingérer dans la politique interne du pays en prenant partie pour les insurgés. Etant donné que la communauté internationale se contente d’afficher la « loi de Diller » en évoquant le droit de non-ingérence, Susan décide d’intervenir en aidant les insurgés à quitter l’Île pour fuir les offensives démesurées des forces républicaines. Alors commença pour elle et pour ses insurgés insulaires une vraie aventure. Mais l’aventure accoucha d’une sourie puisqu’à la fin, la barque ayant chaviré avec tous les fugitifs, c’est encore une mort collective par noyade qui attendait plus de soixante-dix insurgés. La question qui se pose dans ce genre de situation est de savoir si l’ingérence étrangère sert à quelque chose ? Mais dans la logique du roman Palmwein, ce n’est pas le résultat de l’intervention qui importe, mais simplement le fait de s’engager. A propos du résultat négatif de l’action de Susan, le narrateur pense en effet :

La position de Susan avait un autre sens plus profond dont elle-même n’était pas consciente. Elle a rappelé aux populations insulaires qu’il ne faut pas rester passif et qu’il vaut mieux prendre son propre destin en main plutôt que de se résigner et de chercher les responsabilités chez les autres[22].

III.  William : De la critique de la civilisation occidentale à l’engagement pour l’écologie

William est un jeune homme Britannique installé sur l’Île et dont le personnage rappelle ces Organisations non gouvernementales (ONG) qui s’investissent avec conviction dans des thèmes comme commerce équitable, écologie, etc. C’est un personnage préoccupé par le fait que la civilisation occidentale qu’il qualifie de décadente devient un modèle pour la culture africaine.

Comme les penseurs attestés par l’histoire pour leur critique du matérialisme occidental (Rousseau,  Oswald Spengler, …), William s’en prend au scientisme aveugle qui, dans la logique du texte, est formulé comme suit : « Vous avez plus confiance aux boussoles qu’aux humains »[23]. Mais l’engagement de William dépasse cette position euro-centrée ; il critique surtout le fait que cette mentalité se présente comme un modèle pour l’Afrique et que les Européens refusent de respecter les us et coutumes en Afrique. Lorsque l’américaine blanche Susan Courtland, qui n’est pas traumatisée par l’esclavage, refuse de croire, comme les populations insulaires, que l’esprit des esclaves déportés rodait la nuit[24], William s’emporte et rétorque : « Cette attitude montre bien l’arrogance de l’Occident »[25]. En réalité, le but poursuivi par William en dénonçant cette arrogance de l’Occident, c’est de présenter les Africains comme des Hommes meilleurs aux Européens. Il reprend à son compte l’expression favorite de la pensée du 18e siècle, « bon sauvage », mais en prenant soin de préciser sa pensée. Le narrateur résume en effet l’idée de William comme suit: « Il a su amener à nouveau les Africains au statut de bons sauvages, d’Hommes meilleurs aux Européens pilleurs »[26]. Comment ne pas entendre ici le raisonnement de Jean Jacques Rousseau évoquant cette formule dans sa critique de la civilisation européenne ?[27]

Mais une lecture approfondie du texte Palmwein montre que William est bien convaincu de sa thèse et essaie de l’illustrer à travers son combat pour la préservation de l’environnement africain. L’argument selon lequel l’écosystème détermine les activités économiques que l’on peut mener en Afrique revient de façon récurrente dans ses réflexions. Pour pallier la modification de l’écosystème, il apprend aux jeunes de l’Île à jeter systématiquement les cannettes de Fanta dans les poubelles. C’est encore lui qui transforme sa résidence en auberge pour tous les touristes occidentaux sur l’Île, sous l’appellation de « Centre Ecologique pour l’Afrique». La trame du roman nous explique les raisons de ce choix de faire de son centre écologique une auberge : C’est ici, en effet, que William a la chance de sensibiliser ses clients sur son concept « d’écotourisme » : ne rien prendre aux populations autochtones, si on n’est pas prêt à en donner en retour ; ne jamais compter à haute voix parce que cela rappelle la période esclavagiste où les esclaves étaient comptés, ne jamais doigter les humains, ne jamais appeler les gens par leur prénom la nuit, etc. C’est ici aussi que William a l’occasion de rappeler à ceux qu’il appelle les « touristes coca-cola »[28] leur rôle dans la destruction de l’écosystème africain lorsqu’ils se plaisent à consommer le vin de palme. En plus, le Centre écologique a pour mission d’aider les Africains à retrouver leur fierté bafouée dans la rencontre des races depuis l’esclavage jusqu’à la colonisation. Le narrateur explique :

Le Centre écologique devait aider les Africains à retrouver leur fierté. Et William voudrait bien les préparer à mieux se défendre. Selon lui, trop d’Africains se seraient laissés aveugler par les perfides réflexions des Occidentaux et seraient coupés de leur propre passé à cause des comportements irresponsables liés à la modernité. L’harmonie était détruite. […] Le Centre écologique voulait combattre cette mentalité. William avait déjà fait une croix sur l’Europe. L’Afrique pouvait encore être sauvée. C’est de cela qu’il est question. Il ne s’agit pas seulement du respect de mère-Afrique, cette terre véritablement nourricière de leurs aïeux, mais aussi du respect des traditions qui habitent encore le cœur du peuple africain.[29]

Comme on le voit, le Centre écologique de William veut amener les Africains à se ressourcer dans leur passé pour se défendre contre la brutalité de la modernité. En prenant conscience du rôle important de l’écologie dans le rétablissement de l’harmonie entre les humains et la nature, les Africains pourraient, selon la logique du texte, comprendre le danger que constituent les industries chimiques et atomiques sur la terre africaine, pendant que les Occidentaux apprendront à respecter les traditions, cultures et croyances africaines. Cet engagement rappelle celui de l’officier Allemand Hans Paasche (1881-1920) dans son petit récit Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins innerste Deutschland (1921)[30]. Pour examiner la dégénérescence mentale de l’Occident, l’auteur y laisse les yeux du chercheur Africain Lukanga Mukara se poser sur les Allemands comme l’œil de Dieu sur Caïn, avec comme objectif premier de critiquer la société de consommation et la pollution de l’environnement et dénoncer l’arrogance de la pensée occidentale.

Enfin de compte, le Centre écologique a aussi pour mission de servir de modèle pour toute l’Afrique. Si le roman Palmwein était publié après l’érection du controversé monument en mémoire de l’esclavage par le gouvernement sénégalais à Gorée, on pourrait même penser que l’auteur prend position dans cette controverse puisque son personnage William se montre favorable à ce genre d’initiative. En effet, son centre écologique est situé sur une île de l’Afrique de l’Ouest que l’on pourrait sans hésiter confondre à l’Île de Gorée, car : « Jadis, l’Île était le point de regroupement des esclaves »[31]. Ensuite, la logique du texte charge cette île de la mission de s’élever au-dessus de tout le continent pour servir de modèle au reste de l’Afrique : « C’est précisément cette ancienne île des esclaves qui devrait servir de modèle de libération pour l’Afrique. Elle devait refuser d’être esclave de la folie de consommation et de la croissance »[32], se réjouit-il.

Mais le plus remarquable dans l’engagement de William ne réside pas dans le fait qu’il prenne position, mais surtout dans sa capacité d’agir pour faire bouger les choses. Il sait lier l’enjeu écologique à l’enjeu économique. En thématisant la brutalité de la modernité, il problématise l’esclavage historique et l’esclavage mental d’aujourd’hui comme une obligation morale de l’Occident à octroyer une aide au développement à l’Afrique. Qu’elle soit supposée ou établie, la culpabilité de l’Occident dans les deux formes d’esclavage appelle, selon William, une expiation sous forme de participation matérielle au développement de l’Afrique. Le narrateur constate à ce propos: « En un temps record, William est parvenu à soutirer de l’argent à l’Occident coupable de cette situation. Avec l’aide des dons étrangers, il fit restaurer deux maisons des esclaves »[33]. C’est vrai qu’on est loin ici des 777 milliards de Dollar qu’une plainte des Africains réclamerait à l’Europe et à l’Amérique pour expiation et réparation du crime contre l’humanité que constitue l’esclavage[34]. Mais la logique du texte a le mérite d’établir un lien entre culpabilité des ceux qui, par leurs activités diverses, contribuent au déséquilibre du monde et devoir de compensation.

IV. Les sages du village: Refus de s’engager ?

Les sages du village symbolisent la responsabilité morale des Africains eux-mêmes dans le sous-développement de l’Afrique. Leur comportement est interprété de la manière suivante par le narrateur :

Les sages du village n’étaient pas non plus satisfaits de cette situation. Je me suis demandé en leur présence pourquoi ils acceptaient volontiers leur rôle de victime. Une telle attitude est-elle acceptable dans les temps modernes ? Leurs guides n’oppriment-ils pas la moitié du pays ? L’Afrique s’est rendue coupable elle-même, et ceci constitue la preuve de son indépendance. L’époque où le monde était divisé entre bourreaux d’un côté et victime de l’autre est maintenant révolue.[35]

En réalité, à travers le comportement des sages du village, c’est la classe dirigeante africaine qui est indexée. Le lecteur attentif entend ici les propos de Franz Fanon qui déjà en 1952 mettait en garde contre l’humanoïde Peau noire, masques blancs, et affiche : « Le noir veut devenir Blanc »[36]. Si les Vieux du village sont indexés ici, c’est juste pour rester dans la logique du texte qui veut que les Africains abandonnent la logique de l’Occident, s’ils veulent se développer. Ayant déjà confondu l’élite africaine à un groupe perdu dans le matérialisme occidental, c’est plutôt aux sages du village que le texte se propose de parler. Par ces sages, c’est le comportement des dirigeants africains que l’auteur veut critiquer. Dans l’intrigue du roman, ce sont les dirigeants du pays qui ne veulent pas renoncer au matérialisme occidental. Tant que le projet de « Centre écologique » de William évoqué plus haut permettait de prendre l’argent à l’Occident pour entretenir les « figures de souvenir »[37] liées à l’esclavage, les autorités du pays l’acceptaient ou le toléraient. Mais dès que le directeur du Centre écologique a essayé d’aller au bout de sa logique en luttant contre la logique matérialiste occidentale, le gouvernement de ce pays africain fictif s’en est littéralement pris au Centre. Il a suffi en effet que ledit centre affiche sa volonté d’empêcher l’importation des vieux réfrigérateurs et des insecticides polluants pour que le gouvernement boycotte officiellement ses activités. Selon le texte, cela revient à se complaire dans le rôle de victime, alors que la logique aurait voulu que dans un réflexe de révolte, les élites se présentent non pas comme des victimes de l’Occident, mais comme des responsables. Le plus tragique, explique William, ce n’est pas que l’honneur des Africains ait été bafoué pendant l’esclavage, mais c’est que les Africains d’aujourd’hui se complaisent dans ce rôle de victime.

V.  Le narrateur: Neutralité ?

Le narrateur est un « homme avec beaucoup de responsabilité »[38] puisqu’il a atterri sur l’Île en tant que reporter, une fonction qui, comme on le sait, exige de la neutralité. En effet, comme un médecin après la mort, il s’est vu confié par la communauté internationale la mission de faire un reportage sur le chavirement de la barque avec à son bord plus de soixante-dix insulaires. Son rôle consistait donc ni plus ni moins à produire un récit : « Mon devoir était de décrire, c’est-à-dire de voir ce qui se passait sur place et rester impartial autant que faire se peut »[39]. Mais, comme le reconnaît Bartholomäus Grill, un autre reporter attesté par l’histoire, le travail de journaliste en Afrique n’est qu’une nouvelle forme du rôle que jouaient autrefois les explorateurs, les romanciers et les missionnaires, c’est-à-dire contribuer à forger chez le Européens des représentations populaires sur l’Afrique[40]. En dépit donc de la neutralité qui est attendue de lui, le narrateur était confronté à la sempiternelle question de la responsabilité des blancs dans les situations de crise en Afrique. En lieu et place d’expiation ou de repentance, sa psychologie individuelle le conduit à se placer dans une position de moralisateur. C’est ainsi que le lecteur le surprend en train de donner des leçons aux populations autochtones :

Vous avez souffert, dis-je, vous êtes les plus grandes victimes de l’histoire mondiale. L’Île porte les blessures de l’esclavage, du travail forcé, de l’exploitation et du racisme, et il est important que les monuments de cette misère soient conservés. Mais vous êtes plus que des victimes. L’attitude de victime appartient au passé. Vous êtes responsables de vous-mêmes[41].

En réalité, le nouvel engagement du narrateur consiste à amener les Africains à cesser de recevoir l’aide de l’Occident. A ces yeux, cela serait une autre forme d’esclavage. « J’étais devenu presque comme William, dans mon cœur, je voulais aussi changer le monde[42], reconnaît-il.

Mais comme tous les autres personnages occidentaux du roman, le narrateur ploie également sous le coup de la culpabilité historiquement établie de l’Occident dans les barbaries de l’esclavage et de la colonisation. Ce qui fait que le rôle de donneur de leçons doté d’un pédantisme criard lui renvoie toujours intérieurement sa propre image, celle d’un occidental qui ne sait finalement pas mieux que les autres. La confession de dernière minute qu’il fait au lecteur en dit long sur le sens de son engagement : « Beaucoup de mes collègues ont ressenti la même chose. Peut-être avons-nous peur de l’Afrique parce que ce continent sortirait de l’ornière si nous ne nous ingérons pas dans ses affaires »[43] .

Conclusion

Même si le titre Vin de palme et la trame de la narration semblent expliquer la présence des personnages sur l’Île par leurs différentes passions pour le vin de palme, c’est la question de l’engagement morale que l’auteur pose ainsi. Tous luttent pour ce fameux vin de palme. Les uns (l’auteur, Susan Courtland, Diller) sont prêts à tout donner pour l’obtenir et le consommer pour résoudre même temporairement leur problème de psychologie individuelle. Les autres (Sow et les autres musulmans) refusent d’en consommer pour ne pas bousculer leur foi. D’autres encore (William et ses adeptes) luttent contre sa consommation parce que sa production entraîne la destruction systématique des palmiers et donc de l’écosystème. La « fiction critique » Palmwein pose ainsi la problématique du positionnement par rapport au principe de neutralité, d’objectivité ou de prise de position. Dans tous ces cas, on pourrait parler d’engagement en convenant avec le théoricien de la sociologie de la littérature, Robert Escarpit, que :

L’engagement n’est pas une loi morale, c’est une expérience à laquelle nul n’échappe. La pensée existentialiste, qui a largement popularisé le mot, considère que tout homme est « condamné à être libre. » Chacun de ses choix engage sa responsabilité, même quand ce choix est de ne pas agir. L’engagement peut prendre la forme de l’action politique révolutionnaire, mais il peut aussi prendre celle de la complicité tacite. Ne pas s’engager délibérément, c’est être engagé aux côtés du pouvoir établi.[44]

En appliquant la caricature du vin de palme à la liberté de choix, comme condition sine qua non de l’engagement, l’auteur de Palmwein montre en effet qu’en décidant d’agir ou de rester passif dans le conflit qui, dans la fiction, oppose les séparatistes insulaires au gouvernement officiel continental, les divers personnages s’engagent ainsi soit pour les rebelles, soit pour le gouvernement. Dans ce cas précis la dualité de la vie s’impose à tous et ne laisse aucune place à la neutralité. Palmwein constitue donc un appel qu’Adriaan Van Dis lance aux décideurs et  à la communauté internationale afin qu’ils réagissent plus promptement au nom du droit d’ingérence.

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[1] Voir par exemple Nussbaum Marta: « La littérature comme philosophie morale », in Laugier, Sandra (dir.): Éthique, littérature, vie humaine. Paris, PUF, 2006.

[2] Sapiro, Gisèle : La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle). Paris, Seuil, 2011, p. 719.

[3] À propos des conceptions de l’engagement chez Jean-Paul Sartre et ses détracteurs comme Hans Magnus Enzensberger et Alain Robbe-Grillet, Cf. Denis, Benoît : Littérature et engagement. De Pascal à Sartre. Paris, Seuil, 2000, p. 285 sq.

[4] Dis, Adriaan van : Palmwein oder Die Liebe zu Afrika. Hanser, München, 2000, p. 98. Sauf en cas de précisions, les traductions sont de nous. Le livre est paru d’abord aux Pays-Bas en 1997 sous le titre Palmwijn. La version allemande traduite par Marlene Müller-Haas est parue en 2000. L’ouvrage sera désigné désormais par le titre abrégé de Palmwein.

[5] Ce genre d’engagement était remarquable chez les auteurs comme Hans Magnus Enzensberger, Peter Weiss, Hans Christoph Buch ou Hubert Fichte. Voir Joseph Gomsu, Wohlfeile Fernstenliebe: Literarische und publizistische Annäherungsweisen der westdeutschen Linken an die Dritte Welt. Wiesbaden, Opladen, 1998

[6] Fanon, Franz : Les Damnés de la Terre. (1961) Paris, Gallimard, 1991.

[7] Voir Cumps, Dorian: « La langue et la littérature néerlandaises des origines à nos jours » (2003), in : Hanna Stouten, Jaap Goedegebuure et Fritz van Oostrom (éd.) : Histoire de la littérature néerlandaise: Pays-Bas et Flandre. Paris, Fayard, 1999. Version électronique sur  www.clio.fr (2009), vu le 12/11/2011.

[8] Son roman Nathan Sid (1996) se déroule dans l’ancienne colonie des Indes orientales néerlandaises (actuelle Indonésie), tandis que son roman Indische Dünen (1997) raconte l’histoire d’un soldat très brutal de l’armée coloniale dans cette même ancienne colonie.

[9] Dis, Adriaan van : Palmwein, p. 2 de couverture. Breyten Breytenbach est auteur entre autres de Rückkehr ins Paradies (1993), Die Erinnerung von Vögeln in Zeiten der Revolution (1997) ou encore Mischlingsherz. Eine Rückkehr nach Afrika (1999)

[10] Lire à ce propos, Suleiman, Susan R. : Le Roman à thèse ou l’autorité fictive. Paris, PUF, 1983.

[11] Cf. à ce sujet l’article « Un principe de non-ingérence, un modèle d’influence », in : Jeune Afrique l’Intelligent du 15 juillet 2008. Version électronique sur www.jeuneafrique.fr vu le 12/11/2011.

[12] Palmwein, p. 92.

[13] Palmwein, p. 93-95.

[14] Schulz, Hermann: Zurück nach Kilimatinde. Hamburg, Carlsen, 2003, p. 207.

[15] Palmwein, p. 114.

[16] Zwei Seelen wohnen, ach! in meiner Brust“; la traduction du texte de Goethe est de Malaplate, Jean: Goethe: Faust I. Paris, Flammarion, 1984, p. 58.

[17] Palmwein, p. 11.

[18] Richburg, Keith B.: Jenseits von Amerika. Eine Konfrontation  mit Afrika, dem Land meiner Vorfahren. Stuttgart, Quell, 1998. Il semble que ce soit ici l’une des raisons primordiales qui motivent aujourd’hui l’installation des Occidentaux en Afrique. Julia Augart a déjà remarqué cette motivation dans la littérature suisse sur le Kenya. Cf. Augart, Julia: « Fühlt man sich wohler, gescheiter, zivilisierter? – Kommen die Weißen deswegen nach Afrika? Zur interkulturellen Begegnung in Peter Höners kenianisch-Schweizer Krimitrilogie», in: Acta Germanica Bd. 36, 2008, pp. 91-103.

[19] Palmwein, p. 108.

[20] Palmwein, p. 117.

[21] Palmwein, p. 98.

[22] Palmwein, p. 144.

[23] Palmwein, p. 129.

[24] Cette croyance rappelle la nouvelle Stimmen sind da in der Luft – in der Nacht (1947) de Wolfgang Borchert (1921-1947). Dans ce texte qui raconte le traumatisme des Allemands après la Seconde Guerre mondiale, les vieux ayant vécu la guerre entendent les voix des morts la nuit, tandis que les jeunes dorment paisiblement. Cf. Borchert, Wolfgang: Draußen vor der Tür und ausgewählte Erzählungen. Hamburg, Rowohlt, 1967, pp. 61-64.

[25] Palmwein, p. 18.

[26] Palmwein, p. 146.

[27] Lire à ce sujet Erhart, Walter: “Was nützen schielende Wahrheite? “Rousseau, Wieland und die Hermeneutik des Fremden”, in: Jaumann, Herbert (ed.): Rousseau in Deutschland. Neue Beiträge zur Erforschung seiner Rezeption. Berlin, 1995, S. 47-78.

[28] Palmwein, p. 62.

[29] Palmwein, p. 18 sq.

[30] Paasche, Hans: Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins Innerste Deutschland. Bremen, Donat, 1996, 111 pp.

[31] Palmwein, p. 15.

[32] Palmwein, p. 19.

[33] Palmwein, p. 19.

[34] Mentionnée par Grill, Bartholomäus: Ach, Afrika. Berichte aus dem Inneren eines Kontinents. 7e éd. München, Goldman, 2005, p. 114.

[35] Palmwein, p. 146.

[36] Fanon, Franz : Peau Noire, masques blancs. Paris, 1952, p. 7.

[37] Cf. Assmann, Jan: « Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität », in: Assmann, Jan et Hölscher, Tonio (éd.) : Kultur und Gedächtnis. Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988, p. 12, note 11.

[38] Palmwein, p. 143.

[39] Palmwein, p. 143.

[40] Grill, Bartholomäus: Ach, Afrika. Berichte aus dem Inneren eines Kontinents. 7e éd. München, Goldman, 2005, p. 35.

[41] Palmwein, p. 147.

[42] Palmwein, p. 146.

[43] Palmwein, p. 147.

[44] Escarpit, Robert : « L’engament en littérature », in : La grande Encyclopédie Larousse. 1973, p. 4365.