Mondes européens

Denis Roche

Denis Roche. Venise 1967.Photo Stanislas Ivankow

2 septembre. Mort de Denis Roche. C’est en 1965, après avoir lu ses deux premiers livres, Récits Complets et Les Idées Centésimales de Miss Elanize, que je rencontre Denis pour la première fois. Il est alors directeur littéraire chez Tchou.

1980. Aventure de la Fabrique. Une ancienne marbrerie dans le 12ème arrondissement de Paris, où nous nous installons, Catherine Millet et moi, avec un groupe d’amis, dont Paule Thévenin, Claire Paulhan, Bernard et Martine Dufour. Denis Roche et Françoise Peyrot, sont avec Catherine et moi, les premiers à occuper les lieux.

1965. Je publie dans un hebdomadaire de la presse communiste un compte-rendu du roman paru dans la collection Tel Quel, au Seuil, Drame. Occasion pour moi de faire connaissance avec son auteur, Philippe Sollers, et avec quelques-uns des membres de son groupe réunis autour de la revue qu’il dirige, Marcelin Pleynet, qui en est le secrétaire, Jean-Pierre Faye, Jean-Louis Baudry, Jean Thibaudeau, Maurice Roche (un proche mais qui n’appartient pas à son comité de rédaction), et, quelques mois plus tard, Denis Roche. Ses deux premiers livres avaient été publiés dans la collection dirigée par Sollers.
Il détonne un peu, Denis Roche, au sein du comité de rédaction de la revue. Il y est, sinon « comme une rature », pour reprendre le mot de Jules Laforgue, mais comme un électron libre porteur de mini-charges négatives apportant au groupe une bénéfique énergie (on la verra notamment se manifester lors du colloque Artaud/Bataille, à Cerisy en 1972, que dirigeait Sollers). Et puis il y a son look, qui tranche avec celui de ses camarades . Une élégance vestimentaire pas tout à fait dans l’air du temps : chemise rayée à col fermé, nœud papillon, veste d’une coupe traditionnelle, taillée dans les meilleurs tissus, bouffante pochette en soie multicolore, chaussures impeccablement cirées… Une photo de lui m’avait frappé, parue dans l’hebdomadaire les Lettres Françaises, pour illustrer le texte d’une interview qu’il avait faite du poète américain Lawrence Ferlinghetti. Le dandysme chic d’un anti-poète, Denis Roche, face au dandysme trash d’un poète béat tout juste débarqué de sa Californie. On y voit, face à Denis, un Ferlinghetti dégingandé, barbu, en chemise, col ouvert, pantalon flottant, pieds-nus, ses grosses pompes ayant été balancées sous la table sur laquelle Denis prend des notes. On était évidemment d’accord sur rien, écrira plus tard Denis. Ni sur la conception de l’écriture, de la poésie en particulier, ni assurément sur leurs modes de vie respectifs. Je me souviens qu’aux drogues, dont l’Américain lui faisait l’éloge, Denis opposa ses bénignes cigarettes, ses fameuses et quasi mythiques Pall Mall que je lui ai vues au coin de la bouche, sa vie durant, à tout moment, en tous lieux.

1967. Cette photo-ci de Denis a été prise par, Stanislas Ivankow, un ami à moi que Denis aimait bien. Nous sommes à Venise où nous retrouvions Denis et sa première femme, Lise. Ensemble, l’habitude avait été prise de longuement déambuler dans la ville et d’y prendre les uns et les autres beaucoup de photos. Nous avions le parcours Ezra Pound, Denis aux commandes (je rappelle en 1965, sa magnifique traduction des Cantos Pisans), et sous ma direction, le parcours Pasolini, avec arrêt obligatoire à la trattoria préférée de l’écrivain italien, tenue par deux sœurs, dans une ruelle près des Zattere). Sur la photo, on voit Denis à la terrasse d’un café, place Saint-Marc. Le Denis tel que je l’ai connu dans les années soixante.

1972. Colloque Artaud/Bataille. On fait le voyage Paris-Cerisy en voiture, Denis et moi. Tel Quel est en pleine euphorie maoïste. Dans mon intervention, je n’y vais pas avec le dos de la cuillère dans la provoc (avec le recul, pas très finaude et bienvenue, vu l’horreur de ce que fut cette Révolution dite culturelle). Denis ne partage pas notre trip chinois. On déconne beaucoup pendant le voyage. Denis me demande le titre de mon intervention. Si j’osais : « Artaud le mao-mao ». On se marre. Au-dessus de Mao, Dada veillait.

1972-1973. Premier numéro d’Art Press. Écrivain présent : Denis Roche. Extrait d’un texte de lui, inédit, intitulé “Louve Basse”. Il y est question de Pound (en illustration, photo du grand poète américain). En 1976, un livre de Denis Roche paraîtra sous le titre Louve Basse. Un des grands romans de l’époque.
Denis sera continûment présent dans Art Press, l’écrivain et le photographe. Les entretiens qu’il y donna ont été récemment dans un volume de la collection les Grands Entretiens d’Art Press.

1994 et 1998. Deux de mes livres paraissent dans la collection « Fiction&Cie » qu’a créée Denis au Seuil : Adorations Perpétuelles et L’Habitation des Femmes.

2001. Publication de la Vie Sexuelle de Catherine M. dans « Fiction&Cie ». Puis-je dire sans forcer le ton que sans Denis, qui a voulu et imposé ce livre, notre vie, celle de Catherine, la mienne, celle d’Art Press, n’aurait pas été tout à fait la même.

Ce mardi 2015, de retour du Père Lachaise, j’ouvre au hasard un livre de Denis. Je lis : « Je frappais sur les touches sans savoir où les mots atterrissaient. J’étais le vent et j’étais le soleil : ce que j’écrivais, c’était le bruit et c’était la lumière».

                                                                                                                                                                                                                                                                                             Jacques Henric