Mondes caribéens

Texte intégral de la conférence d’Édouard Glissant, « Rien n’est Vrai, tout est vivant »

 

Texte établi par Cathy Delpech-Hellsten

 « Rien n’est vrai, tout est vivant » est le titre de l’ultime conférence publique qu’Édouard Glissant prononça le 8 avril 2010 à la Maison de l’Amérique Latine, en clôture du séminaire 2009-2010 de l’Institut de Tout-monde : « Les Transformations du vivant dans un monde en relation ». Cet aphorisme, présenté en 2007comme la « parole entendue » d’Ammy, mot de fin de La Terre Magnétique. Les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques, en collaboration avec Sylvie Séma, fut repris en 2010 comme épigraphe du texte liminaire de l’Anthologie, « La route bruissante : silencieuse ». En complément du dossier « Enterviste e iniditi » (entretiens et inédits) du n°63 de la Revue italienne Francofonia, nous proposons ici une nouvelle transcription de cet exceptionnel poème en fragment, revue et augmentée de la présentation qu’en fit Édouard Glissant lui-même ce jour-là.

Voir la vidéo de la conférence

 

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 Cette lecture fait partie d’un grand poème que je suis en train d’écrire et qui s’appellera, en effet, « Rien n’est Vrai, tout est vivant ». Et cette partie que je vais vous lire, que j’ai en tête depuis très longtemps, et qu’aujourd’hui j’ai déboulé sur le papier un peu sans contrôle – mais le contrôle viendra de vous –, je vous la lis d’abord, ensuite je la commenterai brièvement, et après nous ferons, si vous le voulez, une discussion à propos de la lecture et du commentaire.

Alors voici la lecture…

 

L’expression

 Y a-t-il un langage de la vérité ? Un discours ? Certes non, mais de celui qui la prétend. De même qu’il n’y a pas un langage du vivant. Mais rien n’est vivant qui ne s’exprime cependant. Aussi bien l’expression du vivant lui tient-il lieu de langage, là où l’expression du Vrai peut être son déni ou son silence caché. Mais si nous distinguons le langage et la langue nous voyons qu’il n’y a pas une langue de ce qui pourrait être le Vrai. C’est dire que le langage du Vrai n’exerce et ne s’exerce en aucune langue, là où le vivant ne connait langue ni langage. Car le vivant ne s’exprime en rien, sinon en son propre transport et le Vrai passe de force par celui qui le prétend. Et qui donc confond dans sa prétention le langage et la langue.

La continuité

 Si nous supposons que rien n’est Vrai, nous outrepassons la continuité, sinon comme continu des choses concrètes qui n’ont point besoin de majuscules. Car le Vrai en majuscule ne passe en rien, l’Absolu n’est en rien. Et l’Absolu n’est Vrai qu’en tant qu’il outrepasse l’absolu. Ainsi n’y a-t-il aucune continuité du Vrai au Vrai, et toute continuité est dans le faux des choses que nous avons à combattre. Mais le vivant est la continuité même qui si elle cesse entre en repos, qu’on dit la mort, pour préparer une autre continuité. Ainsi, l’arrêt de la continuité dans le langage de qui prétend le Vrai est une fin décisive, qui ne laisse place qu’aux vérités utiles. Mais l’arrêt de la continuité du vivant nous interroge sans fin, non point sur les choses utiles mais sur les passages inattendus. La continuité du Vrai ne s’enroule en rien, c’est ligne de feu fragile. La continuité du vivant est une spirale, qui ne craint pas de s’interrompre.

La rupture

Et non seulement le vivant ne craint pas de s’interrompre, mais il semble que la rupture est une des marches de son avancée. La rupture du vivant, c’est souvent le hasard qui est en lui et qui le fait, le défaisant pour un ailleurs ou un autrement. Le hasard est rupture et en même temps continuité dans le vivant, sans qu’il y soit besoin de l’entremise d’une dialectique. Sans la perspective rusée d’une dialectique, il n’y a que rupture dans le possible du Vrai, et rupture n’y est alors en aucune façon continuité. C’est pourquoi nous ne savons jamais si avancée est progrès dans le vivant et s’il est souhaitable que nous le sachions jamais, ni ce qu’est progrès. Aussi bien le vivant s’éloigne-t-il du Vrai, ne laissant faire que les vérités concrètes des choses faites, qui sont imprévisibles. La pensée du Vrai conçoit l’imprévisible mais y est à jamais étrangère, car elle craint la rupture qui éloigne de l’Absolu.

De l’obscur

S’il est vrai que le Vrai s’annonce aussi dans l’obscur, lequel est hasard, rupture et non-langage , en même temps, il est notoirement vivant que l’obscur du Vrai est Ténèbre, là où il est vrai que l’obscur du vivant est pure opacité. L’opacité nous est profitable quand la Ténèbre nous arrête. Nous grandissons dans l’opaque, c’est la liberté du vivant. Et aussi bien l’opacité ouvre pour nous le geste et l’opération par quoi nous convions les vérités des choses concrètes, et les changeons. Nous changeons les ordonnances des choses concrètes là où nous dédaignons de changer l’absolu des Ténèbres. Ton opacité est la mienne, nous sommes vivants, nous convions, c’est la même liberté et c’est même émoi du Toi au différent. Ta ténèbre, ma ténèbre, au contraire, se combattent, filles d’absolu, comme deux mêmes qui s’arrachent du même résolu.

L’immixtion

L’immixtion du vivant est sa réforme en son expression même. Elle est mixtion qui distingue entre les mixités, les transformant. L’immixtion est élan et rupture et brutale innovation, qui pourtant est continuité, comme du suc à la fleur. Elle est mixtion d’élans qui distinguent entre les fleurs, les maintenant telles, car elle transforme en maintenant et maintient en transformant. Le Vrai n’est mixtion que d’absolu et de grosse Ténèbre car il ne transforme ni ne maintient, quand même il soutient. Le vivant est toujours créole, il rejoint sa diversité. Le Vrai hésite au bord des fleuves et des mers, dehors la ligne de ce qui naît. Nous avons tant eu besoin du Vrai quand nous ne savions ni ce qu’est une frontière ni ce que font deux saveurs. Le vivant nous exauce et le Vrai nous fait tant envie. Nous les mélangerons peut-être, au midi d’une baie.

Commentaire du texte par Édouard Glissant

Voici donc le texte que je voulais vous lire au début de la discussion que nous pourrions avoir entre les notions de « vrai » et de « vivant ». Alors je suis tout à fait d’accord que c’est à peu près incompréhensible, mais c’est à première vue seulement. Il y a là de quoi non seulement constituer l’épine dorsale d’un poème, mais aussi la réflexion d’une philosophie. Quelqu’un m’a demandé hier pourquoi est-ce qu’il y a un V majuscule à « Vrai » alors qu’il n’y en a pas à « vivant » ? C’est évident que c’est parce que le Vrai avec un V majuscule se distingue du vrai des choses concrètes, des vérités de tous les jours après lesquelles nous courons, qui nous trompent parfois mais dont nous avons le moyen de corriger les déviances ou les excès. Tandis que le Vrai avec un V majuscule concerne un absolu dont nous rêvons toujours, dont nous n’avons aucun moyen de diriger les flux, ni de corriger ce que ce Vrai pourrait nous apporter comme délires ou comme déviances de nous-mêmes. C’est pourquoi toute analyse de nous-mêmes hésite entre le fait que nous acceptons ou non la présence du Vrai comme absolu. Y-a-t-il un Vrai comme absolu que nous devons accepter ? Y-a-t-il un Vrai comme absolu qui nous trompe ? Ces questions qui se posent à propos du « Vrai » majuscule ne se posent pas à propos du vrai (petit v) qui concerne les choses concrètes quotidiennes. Ce que je veux dire dans ce début de texte c’est que ces questions-là, nous ne nous les posons pas à propos du vivant. Les mécanismes du vivant peuvent nous être inconnus. Nous pouvons les découvrir peu à peu selon les progrès des connaissances des sciences et d’ailleurs dans des directions tout à fait différentes. Il peut y avoir une connaissance du vivant qui passe par une intuition sublimée ou une connaissance du vivant qui passe par une examination minutieuse. À mon avis, les deux directions sont également valables et il se peut même qu’un jour elles se rejoignent. Mais quoi qu’il en soit nous n’avons pas d’angoisse de la connaissance du vivant sauf lorsqu’il s’agit de notre propre corps et que nous nous posons des questions. Mais nous avons une angoisse de la connaissance du Vrai en tant qu’absolu. Car nous nous demandons si ce vrai entant qu’absolu ne nous dirige pas sans que nous le sachions. Et il est évident que les gens qui réfléchissent à l’organisation de l’esprit ou de la pulsion de l’être ou de l’âme humaine ne sont pas sûrs d’asseoir leurs connaissances sur une vérité patente du Vrai avec un grand V. Vous avez compris peut-être dans le début de ce texte que ma position est que l’Absolu du Vrai est menaçant parce qu’il ne conçoit pas le mélange et que l’absolu du vivant est fantastique parce qu’il ne se conçoit pas sans mélange. Il n’y a pas de vivant vrai avec un grand V. Il n’y a que des vivants avec un mélange au départ et un mélange tout au long de la chaîne du vivant. Et que par conséquent les positions que je soutiens en poétique et en philosophie qui sont les positions de la mixité se rapprochent davantage de la passion du vivant que de la sublimation du Vrai. C’est ce que j’ai essayé de dire en parlant de l’expression de la continuité, de la rupture, de l’obscur et de l’immixtion. Est-ce qu’il y a un intérêt quelconque à choisir la mixité du vivant plutôt que l’absolu du Vrai avec un V majuscule ? Est-ce qu’il y a une opposition entre les deux ? Il me semble que ce sont là des questions intéressantes  à poser non pas pour connaître la vérité ni savoir à la fin des fins ce qu’est ceci plutôt que cela, mais qui sont intéressantes à poser parce qu’aucune pulsion de poésie ne peut se passer de ces questions-là. Et même si on renonce à une espèce de conclusion qui serait un rejet de ceci au bénéfice de cela, il n’en est pas moins vrai qu’il faut, selon moi, si on veut sentir la pulsion de son être, la pulsion du monde et la pulsion de l’autre, qu’il faut naviguer dans les rivages du vrai et du vivant.

Discussion avec le public

F. Noudelmann : Est-ce que même dans cette distinction que tu fais entre le Vrai et le vivant, tu dirais qu’il y a une vérité de la Relation que tu écris souvent avec un « R » majuscule. Et est-ce que tu dirais qu’il y a un progrès de la créolisation, une avancée de la créolisation ?

É. Glissant : Aussi intéressante et aussi lointaine de nous, la question du Vrai et du vivant… C’est évident qu’il y a progrès et c’est évident qu’il n’y a pas progrès. C’est évident que nous sommes en progrès continu mais c’est évident aussi – je sens – que mon être, mon esprit, mon âme, ma pulsion, ma force, ma faiblesse ne sont pas en progrès sur celui d’un homme des cavernes. Pas du tout. J’ai des bénéfices qu’il n’a pas, des avantages qu’il n’a pas, des attitudes qu’il n’a pas. Il a peut-être des peurs que je n’ai plus mais j’en ai peut-être qu’il n’avait pas et je crois que là on ne peut pas parler de progrès. C’est sûr que l’humanité est partie d’une division, comme un œuf primordial qui se divise et se ramifie. On ne cesse de trouver aujourd’hui toutes les branches qui sont parties de l’Afrique dans toutes les directions et c’est sûr qu’il s’agissait là d’isoler des différences pour mieux les défendre. C’est tout à fait sûr aussi qu’aujourd’hui nous avons renversé la vapeur poétique, c’est-à-dire que nous commençons à comprendre que les différences ne sont pas forcément à isoler et à défendre. Nous commençons à comprendre par exemple que nous nous comprenons mieux en comprenant mieux les autres et que par conséquent, du point de vue de l’avancée des civilisations et des cultures, les peuples « barbares » sont ceux qui isolent leurs différences pour mieux les défendre. Et donc il y a un progrès très net de la créolisation, même si encore aujourd’hui ce qui prédomine dans le monde c’est la défense sectaire et cruelle de l’Un et du Même.

F.N : Sur la continuité et la rupture… En fait, aussi bien en poésie qu’en philosophie, on pourrait très bien distinguer tous les penseurs tous les poètes qui sont du côté de la continuité et tous ceux qui sont du côté de la rupture. Alors toi tu as dépassé cette opposition en montrant qu’il y avait des ruptures mais qu’elles étaient quand même toujours reprises dans une continuité, dans un maintien. Alors, est-ce que malgré tout il n’y a pas – et tu as évoqué la mort – quand même de l’indépassable, quelque chose parfois à jamais perdu, que ce soit dans l’intime, que ce soit dans les drames historiques… des pertes irrémédiables qu’aucune relève, qu’aucune continuité ne permet de maintenir, si ce n’est sous forme d’un souvenir, et encore, s’il n’est pas indicible… Est-ce qu’il n’y a pas des choses à jamais perdues ?

E.G : Bien sûr qu’il y a des choses à jamais perdue. Mais ce que nous avons appris c’est de ne pas nous rattacher aux souvenirs paralysants, lancinants et quelque fois dénaturants de ces choses à jamais perdues, et d’essayer d’en créer d’autres.  Qu’est-ce que c’est la culture humaine ? C’est d’essayer au fur et à mesure de créer – je ne dirais pas des « valeurs » : je ne crois pas à la notion de « valeur » – d’essayer de créer des objets de désir pouvant être de la nature d’un poème, de la nature d’un jouet, de la nature d’une histoire, d’une évocation, de la nature d’un plat qu’on déguste, et que… Bon, il y a surement des plats cuisinés de l’époque des cavernes que j’aurais aimé manger, mais c’est perdu à jamais. À mon avis ce genre de question ne se pose pas dans le jeu de rupture et de continuité qui constitue la structure de l’Être comme individu et la structure de l’Être comme communauté.

Question de la salle inaudible (34.04)

E.G : Ce que je voudrais faire remarquer c’est qu’on peut dire « je suis le Vrai » mais qu’on ne peut pas dire « je suis le vivant ». On dit toujours «  je suis vivant », on ne dit pas « je suis le vivant ». Et on dit « je suis le Vrai » parce c’est l’absolu de Relation qu’est « Je suis vrai ». « Je suis vrai », ce serait un relatif. « Je suis le Vrai » c’est un absolu. Quand on dit « je suis vivant » c’est un relatif qui est quand même toujours un absolu, parce qu’on ne peut pas dire « je suis le vivant ». On ne peut pas dire « je suis le vivant » parce qu’on ne peut pas concevoir sa propre mort dans cette variation. Et par conséquent la question demeure de la relation du Vrai et au vivant. La question demeure parce que le vivant change, alors que le Vrai se transforme mais ne change pas. Le Vrai peut être brulé, réduit en cendres, jeté sur les eaux du fleuve… c’est vrai. Mais le vivant change, se transforme en lui-même. Il change en lui-même. L’immixtion du vivant est immixtion en soi-même. Ce n’est pas une mixtion qui projette vers l’extérieur, vers les eaux du fleuve, vers la terre en cendres. Le vivant dans sa mixtion est à l’intérieur de lui-même.  Quand les cellules des corps élémentaires changent, ils changent en eux-mêmes et c’est pourquoi je pense qu’il y a dans le vivant un appel à la mixité, alors que dans le vrai il n’y a pas cet appel à la mixité. Il y a un appel superbe – et comme dirait Hugo « généreux » –  à une domination de l’absolu qui n’en est pas une, tout en étant une domination.

Celia Britton : J’aime beaucoup cette expression : « la vérité est une chose concrète ». Je me demande quel est le rapport entre cette « vérité concrète » et ce concept du vivant qui d’un point de vue plus traditionnel s’égalerait à l’organique. Est-ce que c’est la même chose ?

 E.G : Le vivant a sa propre transformation en lui-même. Le concret non, sauf le concret vivant des fleuves, des volcans, des montagnes qui se transforment eux-mêmes. Mais une chaise ne se transforme pas elle-même, même si elle peut s’améliorer. La différence entre la vérité des choses concrètes et le vivant c’est que la transformation du vivant et les mixités du vivant sont dans le vivant même, ce qui n’est pas le cas des choses concrètes.

Question de la salle (42 :50) : Est-ce que la rigidité du Vrai peut nuire au mouvement du vivant, à sa transformation ?

E.G : Parfois oui et parfois non. L’absolu du Vrai nous est considérablement nécessaire. Souvent il nous est considérablement nuisible. Souvent. Mais il est certain que les cultures humaines se sont dépassées souvent non pas avec le sens du vivant mais avec la passion du Vrai jusqu’à considérer que ce Vrai devait être imposé aux autres. Ce qui est le cas de toutes les grandes religions méditerranéennes. Elles ont imposé leur Vrai aux autres, mais cela ne veut pas dire que la passion du Vrai n’a pas existé là. Ce serait faux de le nier. Maintenant au point où nous en sommes du mouvement des humanités, je crois que la tension du multiple nous est plus profitable aujourd’hui qu’une passion du Vrai, parce que c’est toujours une passion du Vrai, ce n’est jamais la passion du vrai. Ça n’existe pas. Mais je pense qu’aujourd’hui la tension de la multiplicité du vivant c’est ce qui nous aide le plus dans la complexité du monde et dans l’imprévisibilité du monde. Ça, je le crois vraiment. Et aussi que cette tension de la multiplicité, il faut faire attention ainsi que ça ne devienne pas une passion d’un genre nouveau.

Vous savez que j’ai créé ce mot « mondialité » pour l’opposer au mot « mondialisation ». Mais nous sommes là dans le domaine des catégories, c’est-à-dire de ce qu’on peut ou ne peut pas faire, qu’on peut concevoir ou non, tandis que lorsque nous parlons du Vrai et du vivant, nous sortons du domaine des catégories. Peut-être que nous entrons dans le domaine des entropies mais on peut vivre avec une poétique de la mondialité en ayant une passion du Vrai, et on peut vivre une poétique de la mondialité en ayant une attention du vivant. Les deux sont concevables. Je ne sais pas s’ils sont vivables mais les deux sont concevables. La mondialité c’est seulement la manière pour nous de pouvoir animer nos actions et nos réflexions face à une puissance dissolvante qui est la puissance de la mondialisation. Face à la puissance de la mondialisation, on n’a qu’une seule manière de résister : c’est de concevoir ce qui est au-dessous de la mondialisation, c’est-à-dire de la mondialité comme facteur de développement – je ne dis pas de développement économique, etc.… –, mais comme facteur de développement de l’Être. Et par conséquent, c’est de l’ordre du faisable, c’est une catégorie et c’est en même temps une poétique. Mais il ne peut y avoir une poétique du Vrai et une poétique du vivant. Le Vrai et le vivant sont autre chose. Mais il peut y avoir une poétique qui s’inspire du Vrai, ce serait une poétique mystique, ou il peut y avoir une poétique qui s’inspire du vivant ; ce serait une poétique comme la mienne, une poétique de la créolisation. Mais la mondialité c’est un autre domaine.

F. Noudelmann : Est-ce qu’il y a une politique du vivant ? Aujourd’hui il y a une préoccupation sur l’environnement. Est-ce que tu y es sensible ? Est-ce qu’elle doit être pensée comme une préservation du vivant ? Ou est-ce qu’on peut penser à une politique du vivant comme une participation à ce qui, du vivant, est imprédictible ?

E.G : Il y a deux questions dans la question. S’il s’agit d’une politique du vivant de la planète terre je suis tout-à-fait d’accord. Mais s’il s’agit d’une politique du vivant de l’être humain, je suis farouchement opposé à cela, parce que le vivant de l’Être se développe, comme je l’ai dit, en soi. C’est ce qui le distingue de la vérité des choses. Le vivant se développe en soi et si on y met le scalpel dedans en essayant de faire des clones, on introduit dans cette chaîne de l’imprévisible – car le vivant est imprévisible –, une prévisibilité de la mort. En ce qui concerne le vivant de la planète, je suis d’accord évidement sur les mesures que l’on peut prendre, avec ceci quand même : sommes-nous sûrs que nous connaissons les lois et les règles et les mécanismes intimes du fonctionnement du vivant de la planète ? Surement pas. Et donc il y a là une question qui est grave : c’est sûr qu’il faut préserver les forêts, et faire que les écrivains arrêtent d’écrire des romans de 2000 pages (je plaisante). C’est sûr qu’il y a des choses à faire, mais sommes-nous sûrs que la planète ne se guérit pas elle-même au fur et à mesure, même si entretemps elle nous écrase ? Sommes-nous sûrs que notre sort – celui des humanités – est lié au sort de la planète ? Peut-être que la planète peut nous écraser et continuer à… Donc il ne faut pas à mon avis d’absolu de connaissance dans ce domaine. C’est-à-dire que là aussi, rien n’est Vrai.