Mondes caribéens

« Liturgie et Poésie charnelle » : une introduction à la poétique césairienne

« Je dis que nous avons cloché un branle nouveau
au monde en heurtant trois mots d’or. »
Aimé Césaire, Et les Chiens se taisaient

 André Lucrèce dont on a présenté naguère l’étude sur Frantz Fanon et les Antilles (1) a voulu célébrer à sa façon le centenaire de la naissance d’Aimé Césaire en consacrant à sa poésie un livre bref (2) mais qui peut constituer, justement pour cette raison, une introduction commode à l’œuvre du maître de Fort-de-France pour tous ceux qui voudraient la découvrir – ce qui ne signifie pas que ceux qui ont l’habitude d’arpenter les arcanes césairiens ne trouveront pas dans ce petit livre de quoi nourrir leur dévotion.

Wifredo Lam – La Jungle (1942-1943)

 Le livre se divise en quelques chapitres qu’on pourrait résumer chacun par un mot. « Bestiaire », pour le premier, puisqu’il nous fait rentrer dans l’œuvre du maître par le biais de quelques-uns des animaux qui peuplent ses poèmes : lucioles, abeilles, serpent, boa, nématodes, oiseau feu, « oiseaux zemis », jusqu’aux humbles chenilles, vers et autres filaires. Le deuxième chapitre pourrait s’intituler « Érotique ». C’est en effet de la chair et du plaisir qu’il y est question. Bien qu’il ne s’y refuse pas absolument, Césaire utilise peu les mots à connotation directement sexuelle, mais il ne se prive pas d’évoquer l’amour dans sa dimension la plus charnelle.

« l’amour perce les narines du soleil, l’amour d’une dent bleue
happe la mer blanche »
(Le grand midi).

 Ou bien :

« ô lances de nos corps de vin pur
vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même »
(Nostalgique).

 Lucrèce souligne à jute titre l’importance de l’eau, de la chevelure (ou de la crinière) aussi, dans l’érotique césairienne :

« crinière paquet de lianes espoir fort des naufragés
dors doucement au tronc méticuleux de mon étreinte
ma femme
ma citadelle »
(Chevelure).

 On nommerait volontiers « Mythologique » le chapitre suivant» puisque Lucrèce y montre comment Césaire, dans ses poèmes, « élabore une mythologie qui confère une épaisseur et une dignité au pays natal ». Lucrèce cite  fort à propos ce qu’écrivait Benjamin Perret dans sa préface à l’édition espagnole du Cahier du retour au pays natal : « Sa poésie a le mouvement souverain des grands arbres et l’accent obsessionnel des tambours du vaudou ». Cette rythmique lancinante n’est nulle part aussi prégnante que dans Batouque, poème dans lequel le mot du titre – dont on peut discuter la signification mais qui évoque immédiatement le son du tam-tam – revient comme un leitmotiv :

« batouque du fleuve grossi de larmes de crocodiles et de fouets à la dérive
batouque de l’arbre aux serpents des danseurs de la prairie (…)
batouque de la femme aux bras de mer aux cheveux de source marine… »
(Batouque).

 Quant au dernier chapitre, on le placerait volontiers sous le signe de Dyonisos, tant il évoque, à propos du peintre Wifredo Lam et des eaux-fortes de la suite Annonciation (3), une sensualité traversée par la liberté la plus débridée : liberté de création qui se traduit par des formes totémiques qui se heurtent, se piquent : hermaphrodites à la stéatopygie exagérée, aux seins pointus, aux corps décharnés, portant un œuf ou un couteau ; têtes-masques de cheval, becs acérés, trompes ou serpents-phallus  On sait que Césaire a écrit quelques-uns de ses derniers poèmes pour accompagner ces eaux-fortes. On pourrait s’étonner que, parlant plus spécifiquement de ces gravures de Lam pour illustrer l’imaginaire commun des deux artistes , Lucrèce ne cite aucun des poèmes conjoints de Césaire. Nous préférons pour notre part y voir un acquiescement implicite à ce que nous écrivions ici-même à propos de cette collaboration : « l’inspiration poétique ne fonctionne pas sur commande : elle vient du plus profond du poète et ne saurait se calquer sur celle d’un autre » (4).

 Le livre de Lucrèce est sous-titré « Liturgie et Poésie charnelle ». De la « liturgie » chez Césaire ? Sans doute, si l’on entend par là un panthéisme qui accueille les divinités de l’Afrique et du vaudou. Quant à la « poésie charnelle » elle est effectivement partout présente, à condition de prendre le mot « charnel » au sens le plus large, qui englobe tout ce qui est chair, tout ce qui est vivant.

 Mais il faut encore parler de la forme de ce livre, introduction poétique à la poésie de Césaire. Contrairement à tant d’ouvrages savants consacrés au poète, qui abondent en explications précieuses mais dont le style académique peut rebuter parfois , celui de Lucrèce séduit d’abord par une écriture en empathie – si l’on peut dire – avec celle du maître. Des préciosités superflues (« mêlement », « épinalerie »), un créolisme qui apparaît ici incongru (« en quelque part »), sans compter quelques formules d’une surprenante lourdeur qui ont dû échapper à la relecture (5), ne suffisent pas à faire obstacle à une lecture aussi agréable qu’instructive. Et l’on retiendra pour finir cette triade qui caractérise, selon Lucrèce, la poésie césairienne : la voyance, la volonté d’exploration du langage, l’énergie critique.  

(1) Michel Herland, « Fanon, mauvaise conscience des Antilles »,  http://mondesfr.wpengine.com/espaces/caraibes/fanon-mauvaise-conscience-des-antilles/

(2) André Lucrèce, Aimé Césaire – Liturgie et Poésie charnelle, Paris, L’Harmattan, 2013, 98 p., 12 €.

(3) Éd. Grafica Uno, Milan, 1982. Les poèmes et les gravures sont reproduits in Daniel Maximin, Césaire et Lam, Insolites bâtisseurs, HC éditions, Paris, 2011, 23 x 28,5 cm, 96 p., 22,50 €. En préambule D. Maximin propose un dialogue imaginaire entre le Cahier de Césaire et la Jungle de Lam, fait pour l’essentiel d’extraits empruntés à toute l’œuvre poétique de Césaire.

(4) Michel Herland, « Picasso, Césaire, Lam : triangle de la création », http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/picasso-cesaire-lam-triangle-de-la-creation/

(5) E. g. : « une intentionnalité nutritive ainsi symbolisée », « pour vivre cela, il convient que la langue du poète nous délivre de l’aile close du dieu qui s’est refermée et maintient la langue en immobilité ».