Mondes européens

Les contrevérités et dérapages d’Immanuel Wallerstein

 À propos d’un entretien avec Laurent Testot, dans Sciences humaines

Les marxistes ont l’habitude de recycler leur langage de temps à autre, pour éviter le son trop évident du bois qui sonne creux. Ainsi on est passé des “classes laborieuses exploitées par le grand capital” de Georges Marchais, à la “marchandisation du monde” et autre “mondialisation néolibérale” des journaux staliniens comme le Monde diplomatique ou des forums altermondialistes des Bové et consorts. Les historiens et sociologues marxistes universitaires, tels Immanuel Wallerstein, pratiquent la même dérive, “système-monde”, “empire-monde” ou “géoculture” remplacent dans leur bouche empesée par des tonnes de bûches, les anciens termes un peu dévalués comme “procès capitaliste” ou “extorsion de la plus-value”. D’autres ont la vie plus dure, comme l’inévitable “accumulation du capital” ou “les capitalistes”, cf. infra.
Témoin cet entretien avec le vieil historien marxiste dans Sciences humaines, qui contient également un autre entretien, plus instructif et sans langue de bois celui-là, avec David Cosandey, qu’on a pu écouter récemment au colloque de Cerisy.
Mais laissons de côté les thèses de Cosandey pour analyser les contrevérités du grand historien américain, Immanuel Wallerstein.

Votre dernier ouvrage porte sur le concept d’« universalisme européen ». Qu’entendez-vous par ce terme, et quels ont été ses usages ? (Sc. humaines) 

I. Wallerstein : Aujourd’hui, presque tout le monde s’affiche comme universaliste. Mais ce que l’on appelle aujourd’hui, à tort, universalisme, n’est qu’un point de vue propre à justifier la domination que l’Occident, ou le monde paneuropéen, exerce depuis quatre ou cinq siècles sur le système-monde. Cet universalisme-là reflète une vision du monde et des intérêts particuliers, et c’est pour cela que je le qualifie d’« universalisme européen ». Je plaide quant à moi pour un universalisme proprement « universel », qui ne soit pas une rhétorique du pouvoir.

Quant aux usages du terme « universaliste », ils ont été multiples. On peut évoquer par exemple la lutte contre la barbarie. Celle-ci émerge dans les discours dès le XVIe siècle, avec les Espagnols soucieux de justifier la conquête militaire et l’exploitation économique des Amériques. Elle continue jusqu’à nos jours avec l’idée du droit d’ingérence. Ce sont toujours les mêmes arguments qui sont utilisés. […] De la même façon, cette rhétorique du pouvoir se retrouve dans le droit d’ingérence, qui repose sur les mêmes arguments de base : on parle du devoir des civilisés du monde moderne à intervenir dans les zones non civilisées, pour mettre fin à des pratiques qui violent des valeurs présentées comme universelles, pour défendre des innocents face à la cruauté des autres, et pour faciliter la diffusion d’idées universelles (aujourd’hui la démocratie ou les droits humains). Voilà donc en quoi cet universalisme n’en est pas un, et pourquoi il vaut mieux en l’espèce parler d’universalisme européen. […] 

Les propos de Wallerstein sont ici faux et moralement contestables. Prenons l’exemple de l’intervention de l’OTAN en 1999 en Serbie, typique du droit d’ingérence pratiqué alors par une vingtaine de démocraties occidentales, sans accord de l’ONU. D’abord, il ne s’agissait aucunement comme il le dit d’intervenir dans une “zone non civilisée”, mais d’intervenir contre des ultranationalistes au pouvoir en Serbie, ultranationalistes semant la mort et la guerre depuis une dizaine d’années (cf. Srebrenica, voir annexe 1). La Serbie était tout à fait civilisée, là n’est pas la question, mais dirigée à ce moment par des tueurs. Il s’agit aussi d’une position moralement intenable, car renoncer à intervenir, c’était accepter les massacres, accepter la poursuite de la guerre, du nettoyage ethnique, des viols organisés, du maintien au pouvoir des nationalistes grands-serbes à Belgrade. Des gens, nos voisins en Europe, se font massacrer, et il faudrait laisser faire ? Qu’est-ce que c’est que cette position, comment on appelle ça ? L’Europe aurait dû se suicider moralement, en acceptant – à la veille d’entrer dans un nouveau millénaire – des tueries en son sein du même type que celles de la Deuxième Guerre mondiale ? La guerre de 1999 a au contraire fait cesser les massacres et établi la paix dans la région. Paix relative et fragile, mais paix quand même, préférable à la guerre qui durait depuis des années. Elle a aussi permis un an plus tard l’établissement d’une démocratie à Belgrade, la chute de Milosevic. Autrement dit le droit d’ingérence a été ici tout à fait justifié, il a sauvé des milliers de vie, transformé positivement la vie de millions de gens, changé les choses de manière incontestablement favorable dans les Balkans, mais Wallerstein n’en a cure, tout occupé qu’il est à condamner l’universalisme européen. Avec des raisonnements de ce type, on avait la situation en Europe en 1938, Hitler fait ce qu’il veut chez lui, on s’en lave les mains, s’il persécute et massacre les juifs, c’est son affaire, pas la nôtre…

Sc. hum. : Quand vous dites que la révolution mondiale de 1968 a brisé, en quelque sorte, le monopole libéral, on a pourtant l’impression de vivre aujourd’hui dans un monde marqué par une primauté de l’idéologie néolibérale ?

Question absurde. Tous les indicateurs économiques montrent une montée de l’État, de la part de l’État dans l’économie, dans tous les pays développés au cours du XXe siècle, y compris depuis les années 1980 et le pouvoir de Thatcher et Reagan (voir données de l’OCDE, annexe 2). L’État-providence n’a cessé de progresser, il n’a aucunement été battu en brèche par les “néolibéraux”. Ce n’est pas forcément un mal d’ailleurs, on peut considérer ça comme positif, mais il ne faut pas dire des contrevérités. L’affirmation “primauté de l’idéologie néolibérale” est fausse, infirmée par les statistiques officielles et tous les indicateurs économiques. Il s’agit de la langue de bois type altermondialiste, “primauté de l’idéologie néolibérale”… Mais voyons la réponse de Wallerstein.

I. W. : Il y a là un problème de terminologie. Le mot “libéral” a maints usages. Quand on dit que le monde est libéral aujourd’hui, il s’agit plutôt de néolibéralisme, ce qui n’est pas du tout le centrisme libéral. C’est une idéologie conservatrice (thatchérisme, reaganisme, globalisation, etc.). qui a connu un essor temporaire dans les années 1980-90, pour des raisons tout à fait explicables qui tenaient plutôt de la contre-révolution, et qui est maintenant en déclin sérieux.

Contrevérités manifestes. Même critique d’abord que plus haut, le monde n’est nullement “libéral” ni “néolibéral”, les chiffres montrent l’inverse, la montée ininterrompue de l’État, y compris dans les pays réputés les plus libéraux, y compris depuis les années 1980.
Ensuite, parler de la globalisation comme d’un élément d’une idéologie conservatrice, comme le fait Wallerstein, est une absurdité totale. Qui aurait d’ailleurs fait sauter Marx au plafond, lui qui considérait avec raison l’ouverture au monde, la mondialisation de son époque, comme un progrès immense. C’est toujours le cas, la mondialisation est un progrès considérable, non un aspect du conservatisme, témoin la réduction de la pauvreté dans les pays qui en profitent, en Asie du Sud ou de l’Est, et en Amérique latine.

I. W., suite : Entre 1945 et 1970, le monde capitaliste a connu une expansion économique absolument fabuleuse, et un de ses multiples résultats a été une amélioration importante de la position des gens des basses classes. Quand nous sommes entrés dans une période de stagnation économique sur le plan mondial, les capitalistes ont pu profiter de ceci pour essayer de réduire les trois grands coûts de production : coûts de personnel, coûts des inputs (les produits nécessaires à la production) et le coût des impôts. […] Il y a donc eu une ascension entre 1945 et 1970 et une régression partielle entre 1970 et 2000, mais cela représente deux pas de progression pour un pas de régression. Ce qui est absolument normal dans la tradition de l’économie-monde capitaliste depuis le XVIe siècle. Chaque période Kondratieff A voit deux pas en avant, suivi d’une Kondratieff B et de son pas en arrière. […] Ces derniers temps, le système capitaliste, reposant sur l’accumulation de capital à travers la production, est entré en crise. […]

On a là un tel ramassis de contrevérités, d’omissions et d’amalgames, qu’on ne sait par où commencer. Que l’auteur d’un tel discours, aussi simpliste et faux, puisse être considéré comme une sommité, une autorité, dans le domaine de l’histoire ou de l’économie, laisse pantois.
Tout d’abord dans le langage, l’expression “les capitalistes”, l’idée qu’il y ait “des capitalistes”, qui décident de tout dans leur coin, qui font et défont le monde, est une idée absurde. Le monde évolue par l’interaction de milliards d’individus et celles de milliers de centres de pouvoirs, les États essentiellement, mais pas par l’action “des capitalistes”, c’est une vision manichéenne et simpliste qu’on retrouve à l’extrême gauche mais qui est d’une stupidité crasse.
Ensuite, les contrevérités. D’abord sur le plan technique, celui de l’historien de l’économie, les cycles étudiés d’abord par Simiand, puis par Kondratieff, ne sont pas des cycles contenant des phases A plus longues que les phases B, elles sont de longueur égale, de vingt à vingt-cinq ans chacune, en tout quarante à cinquante ans pour un cycle complet. En outre, il ne s’agit pas de cycle de l’activité économique, de la production, mais uniquement des prix à long terme. L’évolution de la production à très long terme est celle d’une ascension continue, même si les phases A sont des phases d’expansion plus rapide, et les phases B d’ascension moins rapide, et parfois de chute. Enfin, les cycles Kondratieff ne se repèrent qu’à partir du capitalisme industriel, c’est-à-dire à partir de la fin du XVIIIe siècle, et non depuis le XVIe siècle comme le dit Wallerstein. Il n’y a aucun cycle de ce type aux Temps modernes, i.e. entre la Renaissance et la révolution industrielle. Pour une raison simple, c’est que les crises d’Ancien Régime ont un caractère aléatoire, elles sont liées aux vicissitudes climatiques, puisqu’on a affaire à des économies rurales. Au contraire, dans des économies devenues industrielles, le climat a peu d’influence, le secteur primaire recule en importance, et les crises deviennent régulières, cycliques, elles s’expliquent par des facteurs endogènes (le fonctionnement du capitalisme lui-même) et non exogènes (les bonnes ou mauvaises récoltes). Ernest Labrousse nous a expliqué tout ça il y a déjà plus d’un demi-siècle.

Sur l’essentiel maintenant, il est absolument faux de dire que les salaires réels ont baissé depuis les années 1970, ils ont au contraire progressé, même s’ils ont progressé moins vite dans les années 1970-80 avec la récession mondiale. En outre, il est absurde de parler de régression, de stagnation, de crise du capitalisme, quand la croissance économique mondiale n’a jamais été aussi forte, entraînée qu’elle l’est depuis quinze ans par les pays émergents, la croissance extraordinaire de la Chine et de l’Inde, après les autres petits dragons asiatiques comme la Corée du Sud ou Taiwan. On est justement, depuis le milieu des années 1990, dans un nouveau Kondratiev, dans sa phase ascendante à long terme, entraînée – comme l’aurait analysé Schumpeter – par la révolution des TI, les innovations marquantes dont Internet est l’exemple majeur. Croissance suivie maintenant par l’Amérique latine et l’Afrique, et la Russie après la stagnation des années de transition. Cette croissance mondiale concerne aussi les États-Unis, mais non l’Europe, seule zone dans les années 2000 affectée par une croissance molle. La baisse de la pauvreté en Asie sur une échelle jamais vue contredit les affirmations fantaisistes de Wallerstein. Les marxistes, au rebours de toute démarche scientifique, passent leur temps depuis un siècle et plus à prendre leurs désirs pour des réalités, et nous annoncer régulièrement la crise structurelle finale du capitalisme, un peu comme ci-après :

I. W. : À ce moment-là, ils (les capitalistes) doivent penser à remplacer ce système-monde par quelque chose d’autre, qui reposerait aussi sur une hiérarchie fondée sur l’exploitation et une polarisation socio-économique, mais qui ne serait pas le système capitaliste. Cela serait peut-être quelque chose de pire. Nous faisons face à ce que j’appelle une crise structurelle du capitalisme. […]

Toujours cette idée absurde que “les capitalistes” pensent à réagir, à trouver autre chose, à remplacer le système, etc. Comme si le monde était guidé par une petite clique de grands méchants prêts à tout pour s’en mettre plein les poches aux dépens du pauvre peuple, alors qu’en fait il suit des trajectoires aléatoires qui ne sont commandées par personne, sinon le cours chaotique des événements. On retrouve les simplismes de feu-Bourdieu s’adressant avec flamme aux supposés “maîtres du monde” qui l’auraient conduit à la catastrophe (le monde). On retrouve aussi les idioties conspirationnistes sur l’ordre, ou le désordre, des choses, inspiré et voulu par un petit groupe agissant dans l’ombre. Lamentable, à ce niveau. Mais les successeurs de Marx n’ont que rarement retrouvé la hauteur de vue du maître, qui précisait toujours que les capitalistes n’étaient aucunement un groupe organisé, n’avaient pas de volonté autonome, qu’ils étaient, comme tous les autres, des objets dans le tumultueux fleuve de l’histoire.

I. W. : Quand le système dévie trop de son point d’équilibre, il fait alors place à une bifurcation : deux voies différentes pour le remplacer. Il y a évidemment cette voie que je viens de tracer, et il y a une autre voie à laquelle pensent les altermondialistes, le monde du Forum social mondial, etc. Une voie beaucoup plus égalitaire et démocratique, qui irait de pair avec la formulation d’un universalisme universel. Celui-ci ne reposerait pas, comme l’universalisme européen, sur la prétendue supériorité d’une civilisation occidentale fondée sur des valeurs et des vérités universelles telles la démocratie et les droits de l’homme, le tout renforcé par l’assujettissement incontournable aux lois du marché. Mais sur un réseau commun de valeurs proprement universelles, issues des universalismes locaux. […]

Notons tout d’abord dans ce passage un raccourci des plus simplistes, lorsque Wallerstein parle de “la voie que je viens de tracer”, à propos des deux voies possibles de la bifurcation (il nous précise bien d’ailleurs qu’une bifurcation implique deux voies, merci M. de La Palice…). En effet, cette voie qu’il vient de tracer n’a pas été tracée du tout, il a seulement dit ceci, un peu plus haut : “quelque chose d’autre, qui reposerait aussi sur une hiérarchie fondée sur l’exploitation et une polarisation socio-économique, mais qui ne serait pas le système capitaliste. Cela serait peut-être quelque chose de pire.” Pas très clair, comme “voie tracée”, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ensuite, et surtout, le choix des altermondialistes comme alternative laisse quand même énormément à désirer. Sur le plan politique, il n’est pas du tout certain que cela permettrait plus de démocratie. Les exemples en taille réelle de l’altermondialisme au pouvoir, comme le Venezuela de Chavez, sont plutôt des repoussoirs démocratiques. Les exemples plus réduits, comme la gestion d’ATTAC, avec la fraude électorale qui a défrayé la chronique lors des élections dans cette association, ou encore la gestion du journal altermondialiste par excellence, Le Monde diplomatique, qui ne laisse jamais la place aux débats, qui ne donne jamais la parole à ses opposants, sont aussi des exemples qui font plutôt froid dans le dos.
Et sur le plan économique, les positions des altermondialistes sont encore pires – même en admettant qu’on puisse leur accorder le bénéfice du doute en matière démocratique -, il s’agit d’un retour au protectionnisme, le même qui a enfoncé le monde dans une crise sans précédent dans les années 1930, débouchant sur la misère généralisée, les nationalismes avivés, et finalement la guerre et le génocide.

Protectionnisme, mais aussi dirigisme, étatisme, bureaucratisme, contrôle à tout va, sclérose de l’innovation, de l’initiative, atteintes à la liberté économique, tous éléments de la pensée mercantiliste ou socialiste, si prégnante en France.

Sc. hum. : La montée en puissance de la Chine, par exemple, est-elle en mesure de refaire basculer le centre du système-monde vers l’Asie orientale ?

I. W. : Tout ce que font la Chine et l’Inde est absolument rationnel de leur point de vue. Mais leurs agissements, à vrai dire, accentuent la crise du capitalisme, parce que ces deux pays pèsent énormément sur la possibilité d’accumulation du capital. Cette dernière dépend du fait que les bénéficiaires de cette accumulation restent une minorité de la population du monde. Ce que font la Chine ou l’Inde, c’est augmenter le nombre de personnes qui reçoivent une part de cette survaleur. Sachant que cette survaleur est limitée, l’émergence de l’Asie accentue cette impossibilité d’une bonne accumulation du capital.

Contrevérités absolues et analyse fausse de bout en bout. Tout d’abord la croissance de la Chine et de l’Inde, et des autres pays émergents, entretient la croissance des pays du Centre, le monde anciennement développé, à travers les échanges et la division du travail. Le boom du commerce international, qui n’a cessé de progresser plus vite que la production mondiale, en est témoin, comme le fait que les firmes de ces pays riches n’ont pas attendu pour aller s’installer en Chine et profiter de l’expansion chinoise. Les produits bon marché chinois favorisent aussi les consommateurs occidentaux, les exportations de matériel sophistiqué vers la Chine créent des emplois et entretiennent la croissance dans les vieux pays industrialisés. Ainsi la croissance aux États-Unis a accompagné, et non été réduite, par la croissance en Chine et en Inde dans les années 1990-2000. Il y a toujours cette vision mercantiliste et protectionniste chez les paléo marxistes comme Wallerstein d’un monde fermé, d’un gâteau limité à se partager, d’une accumulation ici qui ne pourrait se faire qu’au détriment de celle qui se fait là. Tout ça est absurde, des vieilles lunes systématiquement démenties par les faits.

C’est exactement l’inverse qui est vrai, la croissance en Asie, ou l’accumulation du capital, est simplement un mouvement de diffusion à la planète de la révolution industrielle, qui ne peut que bénéficier – sur le plan économique – aux anciens pays industrialisés. Exactement comme l’industrialisation de l’Allemagne et des États-Unis, puis du Japon, à la fin du XIXe siècle a profité en termes de niveaux de vie aux premières puissances industrielles comme la Grande-Bretagne, la Belgique et la France. Si la Grande-Bretagne et la France ont reculé en puissance absolue, en part de la production industrielle mondiale, du fait de la montée des autres, elles n’ont cessé de progresser en termes de richesses individuelles, bien-être et niveau de vie, justement par la présence de nouveaux pays industrialisés, de nouveaux pays accédant au développement, et donc capables de fournir des produits utiles et d’en acquérir. Comme le disait David Hume bien avant Adam Smith, en plein siècle de guerres contre la France : « Je souhaite la prospérité de la Hollande, de l’Espagne, des États allemands, et même de la France, car elle ne peut que bénéficier au royaume ».

I. W. : C’est pour ça que nous voyons aujourd’hui ces fluctuations absolument incroyables, dans les bourses, les prix… Et évidemment, la violence s’accentue et va continuer à le faire. Personne ne contrôle ces processus, c’est là un point important. Aucun pays n’est en mesure de limiter sérieusement ce qui se passe. Le jour des États-Unis est bien fini, et il n’y a pas de remplaçant. Nous sommes dans une situation de malaise géopolitique et géoéconomique sans précédent.

La cerise sur le gâteau, le bouquet final… En peu de mots, que des affirmations fausses :

“ces fluctuations absolument incroyables, dans les bourses, les prix…” Ces fluctuations ne sont pas nouvelles, il y avait bien pire à la fin du XIXe, crise de 1882 et celles qui ont suivi, ou lors de la crise de 29. Sur les prix, l’inflation est faible actuellement, elle était cinq fois plus élevée pendant les années de grande croissance vantées par l’auteur, les Trente glorieuses. L’hyperinflation en Amérique latine, tout au long des années 1960 et 1970, a aussi laissé la place à une stabilité des prix. Il est difficile de prononcer des affirmations plus fausses, incompréhensible d’abandonner à ce point tout lien avec la réalité.

“Et évidemment, la violence s’accentue et va continuer à le faire”. Totalement absurde encore. La violence était bien plus forte dans la première partie du XXe siècle, avec deux guerres mondiales, 60 millions de morts, deux génocides, la moitié de l’Europe contrôlée par des dictatures fascistes, et la Russie/URSS en proie à des massacres de masse, cette fois, oui, sans précédent. Travestir les faits à ce point, quand on est historien, a quelque chose d’hallucinant. Wallerstein ne tient aucunement compte de toutes les études sur les guerres et leur fréquence, qui montrent qu’elles sont (lentement) en régression, ce qui est lié d’ailleurs aux progrès de la démocratie dans le monde depuis un siècle (voir annexe 3).

“Personne ne contrôle ces processus, c’est là un point important. Aucun pays n’est en mesure de limiter sérieusement ce qui se passe”. Juste, mais tout à fait contradictoire avec les affirmations précédentes sur les capitalistes qui pensent à un nouveau système ou qui ont mis en place dans les années 1980 un système dominé par les conservateurs et le “néolibéralisme” pour sauvegarder leurs profits.

“Le jour des États-Unis est bien fini, et il n’y a pas de remplaçant”. C’est possible, et probable, aucune grande puissance n’est éternelle, toutes ont été balayées par le temps, l’histoire. Cependant, c’est un peu trop tôt pour en faire le constat, les États-Unis continuent à dominer, et le feront probablement encore une bonne partie du XXIe siècle. Quant aux remplaçants, il y en a, contrairement à ce que Wallerstein affirme, la Chine est sur les rangs, la Russie a des velléités, chacun le voit.

“Nous sommes dans une situation de malaise géopolitique et géoéconomique sans précédent”. Dernière absurdité, la situation en 1939, et tout au long des années 1930, était caractérisée par un malaise bien plus grand qu’aujourd’hui, et avec raison, comme la suite l’a montré. Dix ans de dépression économique, des dictatures partout, Hitler et Staline au pouvoir, les militaires belliqueux au Japon, les pays d’Amérique latine ravagés par la dépression mondiale (à une époque où nulle organisation internationale ne pouvait les aider, les défaillances étaient des défaillances sans recours et le peuple en payait le prix) et eux-aussi, ces pays, dirigés par des dictatures, le reste du monde, en Afrique et en Asie, colonisé ou semi-colonisé. La situation en 2008 dans le monde serait enviée par tous les gens de 1938, qui allaient recevoir le ciel et plus sur la tête. Quel est cet historien, qui ne tient pas compte de l’histoire ?

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Annexe 1 

Digging up the proof of genocide
New York Times

Annexe 1

“Mr. Ruez, a senior French police official, was the central figure in establishing the facts about those murders. He knows as well as anyone the ways in which as many as 8,000 men and boys fleeing Srebrenica were rounded up by Bosnian Serb forces, shot, buried and then reburied in mass graves to hide the evidence of what has been officially classified as genocide.”

“THERE are crime fighters who enjoy the limelight, and there are those who do the work. Jean-René Ruez is the second kind. He went in with his own shovel to search for evidence – “multiple human remains” – while he was chief investigator in Srebrenica, where thousands of Bosnian Muslims were slaughtered in July 1995 in the worst massacre in Europe since World War II.

Mr. Ruez, a senior French police official, was the central figure in establishing the facts about those murders. He knows as well as anyone the ways in which as many as 8,000 men and boys fleeing Srebrenica were rounded up by Bosnian Serb forces, shot, buried and then reburied in mass graves to hide the evidence of what has been officially classified as genocide.

Since leaving the Bosnia investigation in 2001, Mr. Ruez has taken cases of videotapes, files and other evidence around the world with him to have proof on hand when called to testify against war crimes suspects. Today, although he has moved into a less harrowing line of police work, he continues to pursue what he sees as an unfinished quest for justice.

While the arrest last month of Radovan Karadzic, the former Bosnian Serb civilian leader, may represent progress, Mr. Ruez said that the case could not be concluded because Ratko Mladic, the former Bosnian Serb military leader, was still at large.

Mr. Karadzic and Mr. Mladic are “linked in crime and should face a common trial,” he said in an e-mail message on Friday.

Mr. Ruez, 47, said he was prepared to testify at any time against the two men, who face charges of war crimes at Srebrenica.

He praised the efforts of the new Serbian government to cooperate with the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia, adding, “I am extremely satisfied that the European Union does not lose sight of the necessity of the arrest of the other fugitives before welcoming Serbia in the E.U. family.”

In an earlier interview, before Mr. Karadzic’s arrest, Mr. Ruez said, “It’s totally unacceptable, once the evidence is out and the courts have ruled that the crime must be labeled genocide, that only the henchmen of Mladic and Karadzic” have gone on trial.

“I’ve been cross-examined I think five times,” Mr. Ruez said. “I have no pleasure going to testify. I’m not eager. I’m just eager for justice to be done.”

MR. RUEZ was so marked by his Bosnian experience that his jaunty smile cannot erase the shadow in his eyes. He asked that his whereabouts not be disclosed out of concern that certain Srebrenica perpetrators might hold a grudge.

He will soon come into public view, however, with the release in Europe this autumn of a French film about his work, “Resolution 819,” starring Benoît Magimel.

Before being named to lead what became the biggest criminal investigation in Europe since World War II, Mr. Ruez must have seemed an unlikely crusader for international justice. He led the crime squad in the palm-studded city of Nice, having learned during his police training what he called “the incredible fun of chasing criminals.”

Yet in many ways, he said, his early years prepared him for a broader mission. Although his father was French, his mother was German. While raising him in Saint-Cloud, a Paris suburb, she conveyed the guilt she felt about Nazi atrocities. Later, during military service in Germany, he said he had a taste of geopolitics when pacifists – “very aggressive pacifists” – beat up the young French soldiers to protest the deployment of nuclear missiles on or near German soil.

After the army, Mr. Ruez studied law and entered the elite French police commissioners’ school. He went to work for the criminal police in Paris, Marseille and then Nice. In 1994 he got word that the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia wanted to hire police investigators.

“I signed up immediately,” Mr. Ruez said, “because I had the strong feeling that this war would be investigated and that the war criminals would be punished.”

He joined the tribunal in The Hague in April 1995 and was sent straight into the field.

In the chaos of the Yugoslav wars, Srebrenica had been designated a United Nations safe area, but the West stood by as the town, populated mostly by Muslims, was besieged by Bosnian Serbs. When the town fell on July 11 and 12, 1995, panicked refugees sought shelter at a United Nations compound, but the Dutch forces in charge were overwhelmed by the advancing Serbs. Muslim men were separated from the women, tortured and shot. Separately, a column of men and boys headed north, but many were captured and killed by Serbs.

News reports of the outrages being committed were at first minimal, with reporters unable to get to the rugged area and few survivors able to reach the outside world. By the time Mr. Ruez reached the Bosnian Muslim city of Tuzla on July 20, just one witness had come forward. That was his starting point.

“The first phase was to reconstruct the events,” Mr. Ruez said. He relied on witnesses. Photographs taken by American U-2 reconnaissance planes were available, but virtually useless without help from survivors. “You need to know what to be looking for.”

Mr. Ruez and his multinational team of investigators – from the United States, Britain, Sweden, Norway, Pakistan, Australia and New Zealand – had to find proof of the reported slaughter: in other words, human remains. With more than 8,000 people missing, the task was enormous.

The investigators located some burial sites, largely based on accounts of witnesses. But just before the Bosnian peace process got under way in Dayton, Ohio, in November 1995, “the Serbs removed the bodies from the mass graves” and reburied them in secret locations, Mr. Ruez said.

“We were under the surveillance of Serbian intelligence in 1996,” he recalled. “They knew we had found the initial burial places. But they were laughing and drinking slivovitz in the evening because they knew that the evidence of the crime had been erased.”

Gradually Mr. Ruez’s team grasped what had happened. “We would find only 110 bodies clustered at a site where our information indicated that 1,200 people had been murdered. And some of these 110 bodies had been sliced into with bulldozers. So it was obvious they had been moved.”

Once the investigators were sure about the deception – “a crime within a crime,” Mr. Ruez called it – they used aerial images to try to locate the secondary graves. Experts went in with “pick and sniff” probes. When they scented evidence of human remains, Mr. Ruez got out his shovel.

The secondary graves “were disseminated in remote places littered with land mines,” he recalled. “Every time I went in, I was astounded to come out with two legs.”

WHEN Mr. Ruez finally left the tribunal in 2001, he was so exhausted that he took a two-year leave of absence, moving to the Caribbean and taking his files with him. When he returned to police work, he brought them back.

“I carry my files with me wherever I go,” said Mr. Ruez, who works in a sunny, air-conditioned office and has a desk covered with papers – old articles about Srebrenica, but also a list of local restaurants and bars. He is posted at a French Embassy annex, where he helps the local police fight problems like clandestine immigration and forest fires.

In his new incarnation, far from the killing fields, Mr. Ruez has not given up his quest to remind the public that Mr. Mladic is still at large. He likes to cite the slogan he used with his team: “No peace without justice.””

Annexe 2

Part de l’État dans l’économie, % du PIB, pays développés

1960 Dépenses

1980

publiques

1998

1960 Recettes

1980

fiscales

1997

Australie 21,2 31,4 32,9 22,4 28,4 30,3
G.-B. 32,2 43 40,2 28,5 35,1 35,3
Canada 28,6 38,8 42,1 23,8 32 36,8
France 34,6 46,1 54,3 nd 41,7 46,1
Allemagne 32,4 47,9 46,9 31,3 38,2 37,5
Italie 30,1 42,1 49,1 34,4 30,4 44,9
Japon 17,5 32 36,9 18,2 25,4 28,4
Espagne nd 32,2 41,8 14 23,9 35,3
Suède 31 60,1 60,8 27,2 48,8 53,3
USA 26,8 31,4 32,8 26,5 26,9 28,5
Moyenne 28,3 40,5 43,8 25,1 33,1 37,6

Source : OCDE

Annexe 3

Annexe 3

Human Security Report, Tableaux

Guerres civiles

Guerres internationales

Démocratisation

Un monde moins violent