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Le Cercle des tempêtes

Judith Brouste

Le Cercle des tempêtes

Gallimard. Coll l’Infini.

Il est en France quelques écrivains singuliers qui poursuivent avec discrétion une œuvre dont on peut être assuré qu’elle marquera leur époque. Œuvre pour happy few ? aurait dit Stendhal. Judith Brouste est un de ces écrivains. Est-ce un hasard si l’un de ses premiers romans avait eu pour titre la Clandestine ; et parmi les autres qui ont suivi, signalant une belle nature de rebelle, État d’alerte, la Guerre, et aujourd’hui le Cercle des tempêtes. Dans le climat qui s’annonce plutôt planplan de cette rentrée littéraire, il est à prévoir que son nouveau livre provoque quelques fortes agitations atmosphériques. J’espère que cet esprit batailleur ne m’en voudra, mieux quelle me saura gré de relancer un débat sur la nature de ce maelström qui agita l’histoire littéraire et politique de la première moitié du 19è siècle.

 

Un sacré trio

La couverture du Cercle des Tempête annonce un roman. Habitude éditoriale d’appeler roman tout ce qui se publie, journaux intimes, autobiographies, essais, bientôt recueils de recettes de cuisine, voire le bottin du téléphone. Dans le cas du Cercle des Tempêtes, hormis les quatre premières pages du livre et les quelques dernières qui ressortissent à l’autobiographie pure, le livre est constitué pour l’essentiel d’une biographie de deux écrivains, le poète anglais Percy Shelley, sa femme Mary auteur du célébrissime Frankenstein, et d’un troisième, marginalement présent, Byron. Un sacré trio, qui en effet a marqué son temps, trio attirant dans son orbite un contingent de femmes qui, après avoir été élues et intégrées au groupe en étaient chassées sans ménagements. Que de tempêtes (de nature politique, amoureuse, littéraire) ont agité puis ravagé cette petite communauté d’écrivains en exil ! Mais ce sont les femmes qui les premières ont durement morflé, et pour beaucoup ont payé de leur vie. Combien de suicides  avant que les hommes à leur tour disparaissent dans l’œil du cyclone. Shelley noyé en mer le 15 août 1822, près d’une côte italienne, son cadavre retrouvé sur la plage, à demi dévoré par les poissons, déposé par ses amis sur un brasier arrosé d’huile et de vin, son cœur non consumé ayant été occasion d’une bataille entre un ami du poète et Mary pour s’approprier la précieuse relique — il avait 29 ans. Byron, deux ans plus tard, mourant d’épuisement et de maladie à l’âge de 36 ans. Mary leur survivra. Est-ce sa vision pas particulièrement noire du monde, dont témoigne l’histoire du monstre qui la rendit célèbre, qui la dota des défenses qui firent cruellement défaut à son romantique de mari ? Des psys un peu balourds, ignorants des enjeux poétiques et philosophiques des œuvres, auraient vite fait de juger, et pas de façon totalement incongrue, que l’ensemble des deux écrivains mâles et de leur virevoltant entourage féminin pourrait se résumer à une constellation faite d’hystériques manipulées par deux sujets à tendances nettement perverses.

L’École nécromantique

Je viens de lancer le mot romantique. Dans les pages ouvrant et concluant son « roman », chapitres titrés Apparition et Disparition, Judith Brouste rappelle quelques événements de sa propre biographie (elle en fit état, pour certains — l’ablation de ses seins —   dans un livre précédent), qui sont à l’origine de sa passion pour les œuvres et les vies de Parcy et Mary Shelley. Belles pages où elle en appelle au corps, à son propre corps, « celui qui m’a accompagné, toujours soutenu, celui qui m’a porté, obéi sans défaillance » et qui va en partie la lâcher… Cet attachement au corps, n’est-ce pas précisément ce qui m’a très tôt éloigné de ce courant poétique apparu à fin du 18è siècle et que Philippe Muray a nommé dans son 19è siècle à travers les âges, par un de ses mots valises dont il avait le secret, l’École nécromantique  qu’on peut définir à gros traits précisément par l’absence du corps, (du sexe n’en parlons pas), par le culte des morts, la passion pour les cadavres, les cimetières, les tombeaux, la nécromancie, l’alchimie, les revenants, les âmes immortelles, cette religion thanatophile dont Shelley me semble avoir été un des officiants les plus déterminés. Disons, en passant, que les Poésies d’Isidore Ducasse pourraient être un efficace contrepoison à cette poétisation poisseuse de l’univers. Diderot et Flaubert idem.

 

Animal, bête, satanée garce

Je dois à la vérité de dire que j’ai peu lu Shelley (manque de traductions en France, et celles accessibles sont mauvaises), mais ce peu et les citations qui émaillent le Cercle des tempêtes confirment mon allergie à l’emphase et aux envolées lyriques de cette poésie. Trop d’astres, de muses, de séraphins, de lunes d’amour, d’orages, de gouffres, de pleurs adorés…  Sur le fond : on se réclame de la révolution française, on est violemment anti-chrétien, on se dit athée, mais on met la Femme à la place de Dieu, avant de la foutre à bas de son piédestal quand elle s’incarne en femmes bien terrestres . Shelley, à son Harriet : vous n’êtes qu’un « noble animal » complètement fermé à la poésie, et de mettre les points sur les i : « Je suis uni à une autre ; vous n’êtes plus ma femme ». Allez, dégagez ! Élizabeth, une autre « campagne de sa vie », jugement sans appel : « une bête de femme rusée, superficielle, vilaine, hermaphrodite… », Allez, out !  Byron : sa Claire, qu’il vient d’engrosser, « une satanée garce », « je ne l’ai jamais aimée ni n’ai prétendu l’aimer, mais un homme est un homme, et quand une fille de dix-huit vient se pavaner devant vous… ». Elle aussi, out ! D’où l’épidémie de suicides. Bien entendu, en révolutionnaires déclarés, ces grands adorateurs des inspiratrices de leurs chants, tout en s’en débarrassant cyniquement, se font les implacables pourfendeurs de « l’esclavage de la femme ». On dénonce le mariage bourgeois mais on n’arrête pas de se marier, on fait des mômes en veux-tu en voilà, ça meurt, on en refait, on ne sait plus qui est le père (Shelley ? Byron ?). Devant le spectacle de ces interminables scènes de ménage et de ce micmac poético-sentimentalo-macabre (cette cuisson du cadavre de Shelley !…), c’est le grand Giacomo Casanova qu’on a envie d’appeler au secours pour respirer un air frais, lui le contre modèle absolu des nécromantiques, de cet Homo dixneuviemis qui, sous des oripeaux à teinte plus scientiste, continue aujourd’hui de prospérer au milieu de nous.

 

Revivre

Dans le dernier chapitre du livre, Judith Brouste revient à elle, si je puis dire. À son propre cercle de ses propres tempêtes. Des pages inspirées, ai-je dit. Les Shelley sont encore un peu à ses côtés, mais pour mémoire, et auprès de quelques autres : Lautréamont, Wilde, Cravan, Breton, Julian Beck, Debord, Kostas Axelos, le peintre Roberto Altmann, l’homme désigné par son initiale S., celui qui se prénomme Pierre…. « Revivre c’est s’approcher de quelqu’un ». Après Disparitions, un autre livre de l’auteur du Cercle des tempêtes s’annoncerait-il ? Résurrections ?