Publications

Quel savoir ?

Marcel Cohen

Sur la scène intérieure

Gallimard

 

Nous pensions tout savoir de ce que fut cette période de l’histoire humaine au cours de laquelle furent écrites ses pages les plus noires, où notre espèce connut le sans fond de l’infamie. À la fin de la guerre, dès la l’Allemagne nazie vaincue, nous sont parvenues, via photos et films (notamment ceux tournés par les troupes alliées libérant les camps), les premières images de l’horreur concentrationnaire, de ce que fut la réalité de l’extermination des Juifs d’Europe. Suivirent les récits des rescapés, les livres de témoignages, les travaux d’historiens, les films d’Alain Resnais et Claude Lanzmann. Il est, pour les gens de ma génération, des noms à jamais gravés en lettres de feu dans nos mémoires : Auschwitz, Birkenau, Sobibor, Treblinka…  Noms associés à des images d’humains réduits à l’état de fantômes, à celles de monticules de cadavres repoussés par des bulldozers, déversés comme des ordures dans d’immenses fosses et recouverts de chaux. Images insoutenables, doublées de commentaires, de récits, dont nous étions fondés à penser qu’ils exprimaient au mieux, au plus profond, la tragédie vécue par des millions d’hommes, de femmes et d’enfants de tous âges. Et puis voici que paraît un livre  — Sur la scène intérieure, de Marcel Cohen —   d’où sont absentes, à une exception près, scènes de violence, récits d’atrocités. Un livre où il est question de quoi ? D’un coquetier, d’un jouet d’enfant, d’un petit chien jaune maladroitement confectionné dans de la toile cirée, d’une malle vide, d’une résille et d’un pot de Gomina pour discipliner une chevelure, d’un sac à main en cuir… Un livre où le texte est illustré par les photos d’une jeune femme souriante, d’un homme jouant du violon, d’un noble visage de vieillard à barbe blanche, d’un couple enlacé… Images d’un bonheur familial, atmosphère de paix, et voilà que ce petit livre, petit par sa taille (un peu plus d’en centaine de pages) nous en dit paradoxalement plus long sur la glaçante horreur de ce Nacht und Nebel qui couvrit l’Europe au mitan du siècle passé.

 

Date de naissance, numéro de convoi.

Nous pensions tout savoir sur la monstruosité de ce temps, et pourtant la connaissance de l’essentiel peut-être nous manquait, pas la réalité des faits historiques, inscrits depuis longtemps sur une scène extérieure, accessibles via les documents écrits et filmés évoqué plus haut, mais celle des faits vécus sur une scène intérieure. En l’occurrence, la scène intérieure d’un très jeune enfant, le petit Marcel Cohen, né en 1937, dont toute la famille, des Juifs originaires de Turquie, a disparu à Auschwitz en 1943-1944. On ne peut contrôler une réaction physique d’effroi face aux récits et aux images des crimes commis par les nazis, mais il en est une autre, d’une nature différente, moins directe, moins physique, qui s’insinue plus profondément en nous, lecteurs de Marcel Cohen, réaction provoquée par le laconique énoncé de noms propres et de dates. Maria Cohen. Née le 9 octobre 1915 à Istanbul. Convoi n° 63 du 17 décembre 1943 ; Jacques Cohen. Né le 20 février 1902 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943 ; Monique Cohen. Née le 14 mai1943 à Asnières (92). Convoi n° 63 du 17 décembre 1943 ; Sultana Cohen. Née en 1871 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943 ; Mercado Cohen. Né en 1864 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943…  Ce sont là les titres des chapitres du livre de Marcel Cohen consacré au souvenir des membres de sa famille exterminés à Auschwitz. Sa mère, son père, sa sœur, ses grands-parents paternels, ses oncles, sa grand-tante… Si lui a échappé par miracle à la rafle qui emporta ses parents, il l’a dû autant qu’à quelque intervention divine à l’esprit de décision de la concierge de son immeuble (toutes ne furent pas des délatrices) et à la complicité active de la jeune bonne bretonne engagée par sa famille, Annette.

 

Cette sorte d’élégance morale

Il faudrait relever plus particulièrement certaines de ces dates pour ce qu’elles nous apprennent sur le destin de ces familles juives, amoureuses de la France, qui avaient choisi d’émigrer pour venir vivre dans le pays des Droits de l’homme. Maria, la mère, a 28 ans quand elle est conduite à la chambre à gaz ; Mercado, lui, a 79 ans ; et Monique, la sœur de Marcel… 7 mois ! Oui, tout cela, d’une certaine façon, on le savait. On savait qu’étaient promis à l’extermination des humains de tous âges. On le savait mais d’un savoir abstrait. Avions-nous assez d’imagination en nous, assez de pouvoir d’empathie pour nous représenter comment  les choses avaient pu être vécues, de l’intérieur, par les victimes et par leurs proches ? C’est la grande force de Marcel Cohen de nous y introduire, sur cette scène méconnue de nous, et de le faire, j’oserais dire, en douceur, avec cette réserve, cette sorte d’élégance morale que lui connaissent les lecteurs de ces précédents livres. Il n’élève pas la voix, ne juge pas. Les bourreaux n’ont même pas droit à figurer dans son livre. Marcel Cohen ne se souvient que de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé. Sa mère, bien sûr, qu’il n’appelle jamais « mère », moins encore « maman », mais Marie, comme si la précoce absence de celle-ci et la tragédie de l’histoire avaient instauré entre elle et lui une infranchissable distance. Son livre, écrit-il, fait de souvenirs, l’est plus encore « de silence, de lacunes et d’absence ». Il précise : c’est « l’ignorance, la ténuité et les vides » qui ont rendu son entreprise « impérative ». Les vides, c’est auprès des survivants de sa famille qu’il a cherché à les combler en sollicitant leurs témoignages sur les disparus. Mais si lacunes et oublis il y a, certains faits, certains événements vécus par le jeune Marcel ont laissé une trace indélébile dans la mémoire de l’écrivain qu’il est devenu. Ou tel objet, tels détails d’un portrait : ce grain de beauté, cette mèche rebelle, ces fines rayures grises d’un costume trois pièces, le mouchoir, « petite boule de tissu humide » que Marie, sa mère, « tourne et retourne entre ses mains » lorsqu’elle est internée à l’hôpital Rothschild avec Monique, son bébé de trois mois, en attente que celui-ci en ait sept, âge requis pour le départ vers  Auschwitz. L’homme d’aujourd’hui n’a rien oublié des humiliations subies par l’enfant, notamment lorsqu’il était astreint au port de l’étoile jaune (obligation de monter dans dernier wagon du métro destiné aux Juifs), ou quand devait fuir avec sa mère un contrôle d’identité par la police française et la gestapo…

Au cours de l’écriture de son livre, Marcel Cohen, dans un moment de doute  (de désabusement ?) se demande si les écrivains n’accordent pas « un pouvoir exagéré » aux livres, à ces « petits parallélépipèdes de papier qui s’accumulent autour d’eux ». S’il est un de ces « petits parallélépipèdes de papier », destiné à prendre place sur le rayon de nos bibliothèques, qui n’est en rien menacé de perdre un jour « toute signification », jusqu’à devenir « inaudible », c’est bien le sien.

 

 Paru dans Art press