Publications

Henri Godard, Céline (Gallimard, 2011)

Sachons gré à notre ministre de la Culture d’avoir, par sa pantalonnade à l’occasion des ridicules « commémorations » d’écrivains, braqué l’attention de tous les médias sur Céline. Une opportune façon de donner à la parution de la biographie de l’écrivain par Henri Godard un maximum d’écho et de multiplier les lecteurs de Céline. En exergue à son essai, le maître d’œuvre des volumes de la Pléiade cite Malraux : « La biographie d’un artiste est sa biographie d’artiste », jugement qui lui a servi de boussole pour éviter tous les écueils du genre biographique : amas d’anecdotes insignifiantes, tentation de l’hagiographie , ou à l’inverse pulsions haineuses faisant virer l’essai au pamphlet. Disons-le, la biographie d’Henri Godard est un modèle du genre, étant entendu qu’elle répond également dans ses objectifs à ce qui pourrait être non un rectificatif à la déclaration de Malraux, mais son prolongement : La biographie d’un artiste est sa biographie d’homme. Cette balance dialectique, Henri Godard l’a pratiquée au mieux. C’est aussi parce que Céline a eu cette vie-là, pas celle d’un Gide, d’un Proust, d’un Morand, d’un Claudel, d’un Breton, par exemple, qu’il a écrit cette œuvre-là, pour le meilleur des romans mais aussi pour le pire de ce qu’il est convenu d’appeler ses pamphlets. Vie et œuvre… Bien sûr que l’œuvre, si elle vaut, dépasse, transcende les aléas d’une vie, mais c’est la grande réussite de ce Céline que de montrer dans un ample mouvement d’écriture comment les divers moments d’une existence ont pu, sans se confondre avec elle, nourrir l’écriture les livres.

Ce qu’on apprend à la lecture ses pages qu’Henri Godard consacre au jeune Louis-Ferdinand Destouches, c’est que le milieu familial et social du futur écrivain n’a rien à voir avec celle des écrivains de  son temps, notamment ceux que je citais. La plupart sont des bourgeois nantis bénéficiant de rentes qui leur permettent de se consacrer très tôt et dans les meilleures conditions à l’écriture. D’autres font carrières dans la diplomatie. Même les avant-gardistes, les surréalistes notamment, ne sont pas des mains « à charrue ». Il faudra attendre le mitan du siècle pour que la profession de la « main à plume » se prolétarise. Et Céline lui ? « Je n’ai pas eu de jeunesse », écrit-il. Pas la vie de château, pas de vaste bibliothèque familiale où consulter les grands chefs-d’œuvre de la littérature universelle. La grand-mère Céline Guillou bosse dans la friperie puis la brocante ; le gamin quitte tôt l’école ; de quinze à dix-huit ans, il a des patrons, il est commis de magasin, il livre des tissus, puis des bijoux aux riches clients des hôtels de luxe. Ce n’est pas le bagne, mais il sait tôt ce qu’est la gêne, les humiliations. Aux Etats-Unis, un tel parcours pour un écrivain n’aurait rien d’exceptionnel, en France si. Henri Godard a raison d’insister sur ces années de formation du jeune Céline pour aider à comprendre en quoi elles ont pour une grande part déterminé sa vie d’adulte et surtout été à l’origine d’une des œuvres les plus singulières de la littérature. La langue que l’adolescent entend parler autour de lui, comme celle qui se parle dans la banlieue populaire où le médecin Destouches exercera plus tard, n’est pas celle des beaux quartiers, pas celle des littérateurs dont il disait qu’ils n’avaient pas eu « à gagner leur vie avant d’aller à l’école ». Ce langage parlé où l’argot a sa place, il va l’amplifier, le transcender en le soumettant à un travail d’écriture phénoménal (lire les états successifs de ses romans) pour aboutir à une prose qui situe l’œuvre (et plus spécialement les derniers récits si fâcheusement méjugés) dans la tradition de la grande poésie française plus que dans celle du roman. Villon, Rutebeuf, Du Bellay, d’Aubigné, La Fontaine…, plus que Stendhal, Balzac ou Zola.

L’expérience de la guerre est également capitale pour Céline. Sans elle, on ne peut rien comprendre à son pacifisme et à son anarchisme qui, après l’écriture du Voyage, le fera situer à gauche par des naïfs (dont le couple Aragon-Triolet), et qui de dérapages en dérapages le conduira aux errements politiques et aux écrits délirants que l’on sait. Henri Godard en expose les multiples sources : milieu familial antisémite, lectures de l’adolescent, contexte politique en ce début de 20ème siècle, traumas d’un échec amoureux (Élisabeth Craig), frustrations professionnelles répétées,  effets dévastateurs de la jalousie sexuelle si souvent agissante dans le déchaînement des pulsions racistes. Quand la haine monte  en puissance, l’écriture s’effondre. Dans Bagatelles, les Beaux Draps, l’École des cadavres, le génial styliste cède la place à l’idéologue ratiocineur. Mais rien n’est simple : le grand Céline n’est pas absent dans certaines pages des pamphlets, quand il parle de ce qu’il aime, la danse, la poésie, et les femmes, ce sont ses muses qui le sauvent de sa folie. Rien n’est simple : en même temps que Céline est en proie à ses démons et débite compulsivement ses fantasmes mortifères, il écrit Guignol’s band, dont Henri Godard juge avec raison qu’il est le plus drôle, le plus lyrique, le plus riche de poésie de tous les livres de Céline, celui qui annonce l’écriture des chefs-d’œuvre de la fin, Nord, d’Un château l’autre, Rigodon. Comment, se demande-t-il, « puissent être sorties de la même plume (…) les pages les plus furieuses des pamphlets et celles admirables de Guignol’band ? » Il fait alors appel à ce que Kundera a appelé la sagesse du roman, à une essence de la fiction empêchant le je du romancier de se confondre avec le je du citoyen, du doctrinaire. Rien n’est simple puisqu’à l’intérieur même des ouvrages polémiques, le romancier surgit soudain, assagi, délivré de ses divagations racistes, et on retrouve le Céline qui écrit comme personne sur la beauté, celles de paysages, des femmes, sur la souffrance des déjetés de la vie, ceux notamment à qui il dédiera Féerie pour une autre fois : « Aux animaux / Aux malades / Aux prisonniers ». C’est aussi le médecin des pauvres qui fait taire l’imprécateur délirant. Admirables dernières pages que celles des Beaux Draps ! où Céline évoque cette très vieille femme fuyant le froid de sa maison, perdue de solitude, qui fugue et s’enfonce dans la nuit d’une sinistre banlieue.

Le 1er juillet 1951, après ses tribulations dans l’Allemagne vaincue, dont il donnera le génial récit dans Nord et d’Un château l’autre, après son exil et son emprisonnement au Danemark, Céline retrouve la France. Il lui reste dix ans à vivre. C’est pour le réprouvé un temps de « traversée du désert », selon l’expression d’Henri Godard, mais aussi pour l’écrivain celui de la résurrection. À l’échec critique de Féerie 1, fait suite la réception chaleureuse d’Un château l’autre (mais fiasco commercial), puis le succès des derniers romans, Nord et Rigodon, la publication en poche du Voyage et la consécration absolue :  l’entrée de son vivant, dans la Pléiade. Céline est aujourd’hui un des auteurs les plus lus, il est cité avec Proust comme le plus grand écrivain du 20ème siècle. Sa reconnaissance en est-elle pour autant unanime ? Loin de là, et c’est plutôt bon signe. « Il n’y a de lumière que dans les endroits défendus », écrivait Céline. Ceux qui, à ses yeux, n’ont « pas assez de musique en eux pour faire danser la vie » ont bien des réticences à oser explorer, sans s’y compromettre, les zones sombres, dangereuses de la littérature qui, sans elles, ne seraient qu’une anodine et fadasse musiquette de fond propre à rassurer l’espèce sur sa belle âme.

 

À propos de Céline, il convient de signaler la réédition d’un essai d’Yves Pagès paru en 1994, (sous un titre un peu différent), Céline, fiction du politique, qui met en lumière de façon très documentée les matériaux idéologiques qui ont alimenté les engagements politiques de l’écrivain. Tout ça ne lui est pas tombé du ciel. Céline est né et a vécu à une époque historique donnée et son antisémitisme n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Ses sources idéologiques et littéraires, Yves Pagès en montre la contradictoire variété. Elles proviennent aussi bien  de l’extrême droite traditionnelle, nationaliste, que de l’extrême gauche libertaire, d’une gauche dite non conformiste, de courants populistes anti-bourgeois. Cette complicité, dès la  fin du 19ème siècle, entre extrême droite et extrême gauche, a été mise en lumière par l’historien israélien Zeev Sternhell. Sa démonstration, n’a hélas aujourd’hui rien perdu de sa pertinence. Ce voyage au bout de quelques nuits où nous convie Yves Pagès  est de ceux qui apportent un surplus de lumière à ce qui est la vérité profonde de la littérature.

 

Il était inévitable que Gisèle Sapiro dans son volumineux essai de plus de 700 pages, la Responsabilité de l’écrivain, qui examine les avatars de la liberté d’expression du 19ème siècle à nos jours, n’accordât une large place à Céline. Les pages qu’elle lui consacre ont notamment l’intérêt de mettre en regard le cas de l’auteur des pamphlets à celui d’autres écrivains également compromis, et pour quelques-uns aussi gravement que lui en pour ce qui était de l’antisémitisme, s’en sont pour la plupart mieux sortis, la Libération venue. Les Morand, Jouhandeau, Montherlant, Giono…, plus malins, plus faux-culs, plus retourneurs de veste trop voyante, moins délirants que le Louis Destouches qui, s’il ne manquait pas de culot en tentant de se faire passer pour la seule victime innocente de la seconde guerre mondiale, n’avait pas tout à fait tort de se considérer comme bouc émissaire portant sur lui les petites et grandes infamies de ses confrères ayant passé entre les mailles de l’épuration. Céline n’a pas dénoncé, il a écrit. Des mots qui tuent, écrit Gisèle Sapiro. La parole est-elle un acte ? Cette question ne cessera d’être posée, et déjà au 17ème siècle, quand naît « l’écrivain », c’est- à dire un homme de plume qui désormais revendique la propriété de ses écrits et conséquemment les assumer, moralement et juridiquement. On ne peut, diraient aujourd’hui les tenants de la responsabilité de l’écrivain, les partisans de leur autonomie, avoir le beurre et l’argent du beurre. Vous voulez tout dire, O.K., mais en prenez-vous le risque ? L’attitude d’un Paulhan, à ce propos, laisse perplexe ? En 1932, quand Aragon est inculpé à la suite de la publication de son poème Front rouge (pour « excitation de militaires à la désobéissance »), Paulhan, sollicité par Breton de signer une pétition en faveur de son ami, lui répond qu’en effet il signerait volontiers une pétition « qui réclamerait pour l’écrivain toutes responsabilités et tous les droits, jusqu’à celui d’aller en prison ». Et c’est le même Paulhan qui à la Libération demandera pour ses amis compromis dans la collaboration, dont Jouhandeau, mais pour Céline compris, qu’on leur fiche la paix, et c’est Sartre qui alors reprendra l’argumentation du Paulhan 1, selon laquelle le crime réside aussi bien dans les paroles que dans les actes. « Nous devons nous réjouir que notre profession comporte quelques dangers », écrit Sartre. Ce débat n’est pas clos. N’entend-on pas régulièrement des écrivains revendiquer le droit de tout dire, arguant sur leur qualité d’écrivain (écrivain souvent autoproclamée ) les dispense de toute responsabilité et les hausse au-dessus des lois. On voit là repris le mythe romantique de l’écrivain prophète, l’écrivain pythie, qui peut, par exemple, vous balancer tranquillement, durassement, que telle mère est « coupable, forcément coupable » du crime de son fils, puisque c’est l’Écrivain le dit. Pourquoi, pendant qu’on y est, puisque Céline étant écrivain (incontestable celui-là) ne pas prendre pour vérité toutes les insanités proférées un temps par lui ? Par quoi on voit que tout n’est pas simple dans cette affaire… Et ne peut-on craindre que ce soient les mêmes belles âmes qui en plein la bouche de la liberté de l’Écrivain qui demain s’opposeront à la publication en Pléiade des pamphlets de Céline sous la direction ô combien responsable d’Henri Godard. La récente affaire des « commémorations » n’est pas bon signe.

 

Sur cette sombre époque de notre histoire, un livre noir, un de plus hélas, car on n’en a pas fini avec la période de l’Occupation  — les archives causent, les historiens travaillent —  alourdit une peu plus l’atmosphère pour tout chantre de l’unité nationale. Dans l’Antisémitisme de bureau, l’historien Yves Joly s’intéresse aux seconds couteaux de la persécution antisémite, pas les grandes gueules de la Collaboration, non ces fonctionnaires de Vichy,oubliés jusqu’à aujourd’hui, qui seront les efficaces petites mains de la répression. Sans eux, sans ces bureaucrates propres sur eux, la politique des rafles des Juifs n’aurait pu fonctionner à plein régime. Cette plongée au cœur de la préfecture de Police de Paris et du commissariat général aux Questions juives de 1940 à 1944 a quelque chose de glaçant. Dans ces étages, ces couloirs, ces bureaux où s’entassent des dossiers scrupuleusement tenus à jour, se prépare le voyage au bout de la nuit de milliers d’êtres humains. Les ronds de cuir anonymes qui officiaient dans l’ombre ont maintenant un nom. Que ces tristes héros de l’infamie sachent gré à Laurent Joly : la postérité ne les oubliera pas tout à fait.

 

Comme elle n’oublie pas Jean Fontenoy, grâce à Gérard Guégan, qui vient de le tirer de l’ombre. Mais pas un anonyme lui, cet écrivain. Né à l’orée du 20ème siècle, il a été une figure du monde littéraire des années trente, a fréquenté les écrivains de son temps, qui comptaient, a fréquenté les cercles avant-gardistes, dadaïstes, surréalistes, a été lié jusqu’à la fin de sa vie à Brice Parain, a écrit des livres, dont le prémonitoire l’École du renégat, a comme un certain nombre de ses confrères « passé de la fauche la plus enragée à la droite la moins clémente », comme l’écrit Guégan, pour finir dans l’abjection de l’antisémitisme et de la Collaboration. Je ne savais rien de ce Jean Fontenoy, n’avait bien entendu lu aucun de ses livres. Son nom, cependant, ne m’était pas tout à fait inconnu, sans doute l’avais-je rencontré dans un livre de Céline où il est cité. La seconde fois où ce nom est venu à mes oreilles, c’est lorsque qu’un jeune photographe est venu me montrer son travail (très remarquable, dit en passant, qu’une galerie se décide vite à l’exposer !). Son nom : Fontenoy. C’était le petit-fils de cet aventurier né pauvre (point commun avec l’origine sociale modeste de Céline) dont Guégan trace un portrait précis, pittoresque souvent et toujours nuancé, qui ne rata rien de ce qui fit le 20ème siècle pour le meilleur et pour le pire : la Révolution russe, la Chine communiste, les guerres mondiales, Trotski, Maïakovski, la NRF, Vichy, l’Allemagne nazie, la mondanité littéraire française, la fine fleur bien puante de la Collaboration, pour finir suicidé, comme Drieu, plus misérablement encore, dans un Berlin envahi par l’armée soviétique.