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Essayiste ? Écrivain !

   Essayiste ? Écrivain !

Jean Starobinski

La beauté du monde

Quarto Gallimard

 

Quand se décidera-t-on, par exemple dans les anthologies des grands textes de la littérature, à faire une place égale à des essayistes ou des philosophes dont la beauté de la langue n’a souvent rien à envier à celle des poètes et des romanciers. Pour nous en tenir à la France, serait-il incongru de voir Maurice Merleau-Ponty, Michel Foucault, François Jullien, Jean Starobinski,  voisiner avec André Breton, Paul Valéry, Georges Bataille, Pierre Jean-Jouve, Yves Bonnefoy ? N’est-ce pas par la beauté de son œuvre que Jean Starobinski nous restitue au mieux la Beauté du monde (titre du volume Quarto réunissant une centaine de ses études portant sur la littérature, la peinture et la musique) ? Un essai n’appartiendrait-il pas à l’espace littéraire ? Dans son excellente introduction, l’Œuvre d’une vie, Martin Rueff, rappelle que la plus grande part de l’œuvre de Starobinski consiste en essais, et c’est l’occasion pour lui de citer un texte où celui-ci explique, par un retour à l’étymologie du mot, ce qu’il entend par essai. Essai, du bas-latin exagiare, signifie peser mais aussi, au voisinage du terme, examen : essaim d’abeilles, nuée d’oiseaux. « L’essai, autant dire la pesée exigeante, l’examen attentif, mais aussi l’essaim verbal dont on libère l’essor ». Est-il meilleure définition de son œuvre ? L’essaim verbal libéré, n’est-ce pas la langue qui, au service de la rigueur de la pensée, se déploie alors en beauté ?

 

La sommation du réel

La beauté du monde n’a jamais fait pas oublier à l’auteur du Remède dans le mal les laideurs du monde. Comment l’aurait-il pu, lui qui, après des études de lettres, a choisi la médecine et a été confronté très tôt à la souffrance humaine, physique et mentale ; lui, qui a été témoin de la montée du nazisme, du déchainement de la violence en Europe et dans le monde, qui a vu croître le chancre de l’antisémitisme et a eu la douleur de perdre des membres de sa famille dans un camp de concentration. On comprend que l’existence du mal au sein de l’espèce humaine, l’affaissement de la raison ou ses excès, aient été les interrogations constantes de cet homme des Lumières, si fortement ancré dans le 18ème siècle. En témoignent ses essais sur Rousseau, Diderot, Baudelaire, la Révolution française (La Transparence et l’obstacle ; 1789, Les Emblèmes de la Raison ; Trois Fureurs ; la Mélancolie au miroir), ainsi que ses magistrales études sur André Chénier, Pierre-Jean Jouve, Kafka, Goya Mozart…, rassemblées dans ce Quarto. La puissance et la singularité de l’œuvre de Starobinski, c’est qu’à la fois elle parle du monde et elle parle au monde, à notre monde, notre monde d’aujourd’hui. La littérature, oui, elle est sa passion, mais elle n’a de sens pour lui que répondant à une sommation du réel. Le diagnostic qu’il a porté sur les suites catastrophiques de la Révolution de 1789, dues à la « coalition imprévue des Lumières » et de « l’obscure poussée des foules irritées », valait, hélas, comme pronostic de ce que l’Europe a connu au 20ème siècle, et continue de connaître. « Le mythe solaire de la Révolution s’était complu dans l’idée de l’inconsistance des ténèbres ». L’idolâtrie de la Raison avait fait oublier l’existence de la Folie (laquelle ne pouvait échapper à l’attention du médecin féru de psychiatrie qu’était Starobinski).

 

L’Europe, patrie de l’esprit ?

Les utopies des Lumières, les idéologies du progrès, ne préparaient guère à réagir aux possessions et aux fureurs massacreuses des foules, à la « bestialité démoniaque » et à ce fond de nuit qui habitent l’humain et que seuls des peintres comme Füssli et Goya, des écrivains comme Sade, Baudelaire, Lautréamont ou Dostoïevski, des musiciens comme Mozart et Stravinsky, ont su mettre en lumière. Les massacres de la Terreur révolutionnaire, la décapitation de ce magnifique poète qu’était André Chénier, la monstruosité nazie, la Shoah, les génocides du siècle passé et de l’actuel (Bosnie, Rwanda, chrétiens d’Orient, Yezidis), la folie meurtrière des islamistes, n’étaient pas inscrits dans le « logiciel », comme disent nos politiques, des humanistes d’antan, des idéalistes de tous les temps, et moins encore des doux rêveurs de notre temps.

S’il fallait donner une idée de la façon dont Starobinski a souvent fait preuve, dans un élan de colère et d’indignation, de son refus des postures idéalistes des intellectuels et des politiques de époque, il suffirait de citer son intervention sur l’Europe du 12 septembre 1946, aux Rencontres internationales de Genève. Que d’échos, il pourrait aujourd’hui avoir pour nous, européens! « Que l’Europe soit la patrie de l’esprit, ou le siège de l’âme du monde, on peut être tenté de le croire. Je n’en suis pas assuré. Elle n’est qu’un lieu de passage de l’esprit, comme elle vient d’être aussi le lieu de passage de la plus féroce négation de l’esprit […] C’est pourquoi je me refuse à séparer ou à isoler une idée pure de l’Europe, qui demeurerait intacte, indemne, inaltérable, identique à elle-même, et définissable de la même manière en 1936 et en 1946 ». Starobinski rappelle que Hitler a prétendu se battre pour l’Europe. «  Mais les raisons de la justice ont voulu qu’une telle Europe ne fût pas, et je préfère la raison de la justice », ajoutant que, par cette préférence, il obéit « à l’un des impératifs constants du judaïsme ».

 

Rester mieux vivants

Parler du monde, c’est aussi pour un écrivain, pour un artiste, parler de son monde. Starobinski pose la question (la même que Bataille dans sa préface au Bleu du Ciel) : « Sous quelle nécessité — chez un grand écrivain — une œuvre s’est-elle développée ? À quel appel voulait répondre cette œuvre ? ». L’appel peut être celui du monde, il peut être un appel intérieur. Dans son très beau texte sur Kafka, Starobinski évoque le combat que l’auteur du Procès a dû mener contre lui-même, contre les forces de destruction qui le minaient, contre cet état de privation de l’être auquel le conduisirent l’angoisse, le poids du péché et de la culpabilité, la menace de la disparition du sens et de l’engloutissement dans le Rien.

Dans sa postface, Pour tout l’amour du monde, Martin Rueff, après avoir enfoncé le clou : « Et puis, Jean Starobinski est un très grand écrivain » (je n’avais osé qu’en poser la pointe au début de cette chronique), a cette belle conclusion : « Quand nous serions privés du monde que les œuvres ont chanté, bercé, choyé, et quand le désert aurait gagné et que les relations entre les hommes et les symboles se seraient raréfiés au point d’ajouter au désert […], nous aurions besoin de Jean Starobinski pour avoir l’œil. Et rester mieux vivants ».

Qui nierait que le désert croît ? Qui, pour mieux rester vivant, n’aurait aujourd’hui besoin du regard, des écrits de Jean  Starobinski ?