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Désirs de dissidences, désirs de différences : artpress, l’album du quarantième anniversaire.

Pour célébrer ses quarante années d’existence, artpress sort un beau livre de 285 pages, qui présente une compilation des articles publiés depuis janvier 1973. Mine d’une fécondité étonnante , le voulume fait la chronique de l’art contemporain, manifestant ses multiples facettes partout au monde. À quelques exceptions près, je dois confesser que j’ai peu de goût pour cet art;  sauf peut-être quand l’érudite Catherine, merveilleuse de finesse et d’intelligence,  me l’éclaire, piquant mon intérêt. Je partage à peu près l’avis de Pierre Klossowski : « Tout l’art moderne se fait complice de la destruction puritaine de l’animalité par les produits et les conditions du travail industriel. » (p. 34)

Dans la revue, Jacques Henric, sur ce plan, relaie Klossowski : « On a pris une telle habitude d’avaler n’importe quoi sous prétexte de deuxième, troisième, dixième degré, de l’ « objet-d’art-marchandise », de l’ « ironisation des valeurs », du « simulacre » […] que les défenses immunitaires ne fonctionnent plus. artpressa sa part de responsabilité dans l’avènement de la bricole avant-gardiste. » (p. 128) Entre les goûts en art de Catherine et de Jacques, il y a donc dissonance, au-delà de la consonance qui les réunit dans l’ouverture au contemporain. Autre dissonance, qu’il conviendrait d’interroger : si la revue couvre l’art contemporain dans le monde entier, littérature et philosophie se délimitent souvent par l’Hexagone.

Klossowski: l’animalité

Mais ici se trouve précisément l’un des plus grands mérites d’artpress : son absence d’exclusive et de dogmatisme; au côté de l’art pauvre, des installations, de l’art conceptuel, du minimal art, de  ces mouvements qui me font mourir d’ennui et qui produisent des œuvres orphelines, car sans la parole de leur concepteur ou de leurs commentateurs, elles ne réfèrent à rien et font signe d’aucune vérité, on trouve  Klossowski,  Bernard Dufour,  Vincent Corpet,  Twombly,  Picasso,  tous ces artistes qui sont attentifs à l’animalité perdue et refoulée, à la texture des corps, à l’épaisseur et à la pâte des couleurs et qui apportent la contradiction. Manquent cependant à l’inventaire de grands peintres des corps,  Francis Bacon, Stanley Spencer, Lucian Freud, Théo Tobiasse,

Théo Tobiasse, Les temps ont changé depuis le mont Moriah

Odd Nerdrum; ce dernier étant par ailleurs un cas exemplaire, puisqu’il fut chassé de l’académie d’art d’Oslo pour avoir trop aimé la peinture classique et voulu peindre des corps et des histoires.

Stanley Spencer, Double nude portrait (1937)

Toutefois artpress s’est toujours méfié des groupes, des chapelles, des écoles, dans un domaine (l’art contemporain) qui les idolâtre et ne cesse d’assurer sa reproduction marchande par la production d’étiquettes, de classements, de tiroirs proprets où viennent se caser les artistes, même les plus individuels et les plus excentrés; artpress s’est aussi toujours défié du marché de l’art, soutenu à coups de subventions d’état, et devenant ainsi un instrument de gouvernement étatique dans sa prétention même à subvertir et à transgresser. Cette liberté s’affiche concrètement par le fait, que souligne Catherine à qui veut bien l’entendre, qu’artpress s’autofinance, sans aucun soutien dû aux bien-veillances/sur-veillances du gouvernement français. Un édito de 1972 (non signé), à lire in extenso, fait ici figure d’un manifeste auquel, pendant toute son existence, artpressse tiendra ferme: « À quoi devons-nous continuer de veiller? – à ne pas laisser l’État- qu’il soit de droite ou de gauche, si démocratique soit-il, si animé des meilleures intentions soit-il –devenir le seul gestionnaire de la culture […] Ce désir d’État dans les têtes[…], voilà qui nous a paru bien troublant et bien inquiétant. […] L’artiste n’est au service de personne. Ni de la Cité, ni de l’État, ni d’un parti, ni d’une classe, ni du peuple, ni d’une communauté, ni d’une croyance, ni d’une religion, ni de l’Homme… » (p. 104). Position cruciale : c’est dans une soustraction indifférente au marché, à la subvention étatique,  au bien suprême (toujours commun) que l’art (et la littérature)  trouvent l’espace d’exister; inversement, c’est quand l’art s’est totalement soumis aux impératifs de la marchandise qu’une merde d’artiste en conserve peut trouver sa plus-value. Scandalisé par le théâtre des histrions à Rome, saint Augustin se récrie devant ce hardcore porno qui met en scène les perversions des dieux de la mythologie : “Si cela est la Loi, où est la Transgression?” On pourrait poser la même question à des pans entier de l’art contemporain, qui fait d’un prétendu subversif une loi impérative, lui déniant ainsi tout poids de vérité et de transgression. L’art pauvre, l’art minimal, l’art conceptuel ne nous ont rendus ni plus pauvres, ni plus minimaux, ni plus intelligents. Ils ont par contre puissamment contribué à l’amuissement du sujet et à l’évacuation des corps qui est la tendance fondamentale de la modernité, et contre laquelle c’est un devoir que de résister.

Dès le premier numéro, artpress fait figure, comme le dit Catherine Millet, d’ « ovni, ni un magazine d’art, ni une pure revue d’idées, certainement pas un organe engagé, mais presque une aporie. » (p. 8) La présence de Jacques Henric parmi les fondateurs assure le lien avec  Tel Quel et sera à l’origine d’une couverture des tous les débats importants en littérature et en philosophie en France jusqu’à aujourd’hui.

Donald Judd : l’ennui

Par préférence de goût et de formation, j’insisterai sur ce pan de la revue; la moisson ici est tout aussi massive et riche que du côté de l’art contemporain (peut-être par névrose obsessionnelle du discours universitaire, j’aurais bien aimé voir en fin de volume une table des matières, un index, voire même une bibliographie; une deuxième édition  en fournira peut-être l’occasion).  Il n’est pas un penseur français contemporain que Jacques Henric n’ait pas interviewé, pas un écrivain important sur lequel il n’ait pas écrit et fait écrire; un listage est ici inutile. À une exception près, Valère Novarina, dont je n’ai toujours pas compris l’oukase qui le frappait à artpress. On pourra aussi regretter la quasi absence de Jean-Claude Milner, à mon sens le  dernier “grand philosophe” français. Mais ce sont là omissions de détail, qui ne remettent pas en cause la très large ouverture d’artpress à tous les courants de la création et de la pensée contemporaine en France.

L’indépendance d’artpress dans le domaine de la philosophie et de la littérature est parallèle à celle qui règne en art. Un même mot d’ordre donne la ligne directrice : il faut être « épris de liberté et soucieux de préserver, partout, les différences. » ( p. 71). Jacques Henric imprime ainsi aux versants philosophiques et littéraires de la revue un ton bien particulier, qui, pour faire sans nuance, tranche d’avec le ronron français,  cette « sagesse » qui sacrifie avec régularité à une déesse aux quatre tétons, l’antiaméricanisme[1], l’anticapitalisme, l’anti-« sionisme »  et l’antichristianisme : « La simple inversion des valeurs, du bien en mal et du mal en bien, conduit parfois, du point de vue de la pensée, à des naïvetés (quand ça ne mène pas à dire de franches conneries : le texte de Genet faisant l’apologie de l’armée rouge en fut une). »  (p. 150).

L’ « anti » confond l’opposition avec la pensée critique, alors qu’il se précipite aveuglément dans des binarités répétitives, où tout ce qui confirme ses préjugés sera du côté du bien et tout ce qui l’infirme du côté du mal. Maladie et légèreté de certains intellectuels que cette bien-pensance, qui jamais ne s’excuse d’avoir soutenu le stalinisme et le maoïsme, idéologies mortifères qui ont fait au bas mot 50 millions de morts, détruisant en prime toute culture[2]. Les remarques de Roger Dadoun sur Soljenitsyne, qui dénoncent l’infamie d’une gauche salissant l’homme et l’œuvre gardent ici toute leur actualité (p. 63). Mais on attendra probablement en vain les mea culpa, Aragon, Sollers, Badiou, etc., tout comme à l’extrême-droite, on en entendit aucun, Duras, Blanchot, Heidegger, Céline, Cioran, Éliade, Genet, etc. Des excuses à qui, me direz-vous? Pas à moi, pas à vous, mais à la mémoire de ces millions de sacrifiés aux grands totems totalitaires du XXe siècle. D’où  un devoir de mémoire qui est au centre de l’ouvrage de Jacques Henric, Politique, mais aussi très souvent dans les pages que consacre artpress à la littérature et à la philosophie : « On oublie ce qu’on a su, ce qu’on a appris, voire ce qu’on a vécu. On doit alors rafraîchir. Mais il y a aussi ce qu’on vous a caché, les manipulations, les trucages, les mensonges. C’est ainsi qu’on découvre encore aujourd’hui des pans entiers de l’histoire du parti communiste. Quant aux biographies d’écrivains, que de surprises!…. » (Jacques Henric, p. 243). Il faut ici nuancer (Henric sait fort bien dialectiser ses passions); « En dernière analyse, ce sont les écrits qui comptent, et que ce sont eux seuls, notamment ceux d’Aragon, de Genet, de Blanchot et de Duras aussi, qui à mes yeux font le poids. » (p. 244). Mais est-ce que l’exceptionnel Saint Paul ou la fondation de l’universalisme (pp. 182-183) rachète Badiou de ses automatismes staliniens, est-ce que Femmes de Sollers le sauve de son adhésion passée au léninisme et au maoïsme (son article « Lénine et le matérialisme » -p. 29- fait ici figure d’archive « rafraîchissante »), est-ce que D’un château l’autre rédime Bagatelles pour un massacre, Le livre à venir les articles de L’insurgé? La question, à mon sens, reste infiniment ouverte. Henric et artpress, sur cette planche savonneuse qu’est la relation de l’art au politique, ont cependant l’immense mérite d’aborder le problème de front, sans détour et ambiguïté.

Daumier, La République (et ses nourriciers tétons)

Tranchant avec les revues sur la place, artpress se passionne aussi pour le phénomène religieux, le plus souvent passé sous silence par une pensée ligotée par le laïcisme. René Girard, penseur fondamental mais souvent négligé, trouve ainsi sa place dans la revue en donnant une belle interview à Philippe Muray (pp. 69-70).

Nous vivons aujourd’hui dans un monde livré sans retour aux étouffements mortifères de la bien-pensance, de l’asservissement à l’objet, d’une surveillance de plus en plus intégrale qui se construit soi-disant pour notre bien-être et notre sécurité : un surmoi fou qui ne cesse de s’étendre; et cela, dans la figure même de nos transgressions. Artpress, l’album sur ce plan est bien plus qu’une simple compilation ou un archivage : sous la direction de deux chefs d’orchestre et de collaborateurs inspirés, c’est une rhapsodie, une somme, une œuvre – au plein sens du terme – de longue haleine,  où soufflent continûment, avec une formidable vitalité,  les grands vents de la liberté, de l’intégrité, de l’intelligence, de l’humour, du savoir exact, de la « dissidence culturelle » (p. 243), du désir, du singulier, toutes choses qui ces jours sont de plus en plus rabotées, mais qui sont essentielles au halètement de notre survie.

Odd Nerdrum, “Shit rock” (2001)

artpress, l’album, sous la direction de Catherine Millet, Éditions de la Martinière, Paris 2012.


[1] Voir les remarques de BHL pp. 95-97.

[2] « Le XXe siècle n’a accompli qu’une seule œuvre qui lui soit propre et c’est l’URSS, laquelle n’est rien d’autre que le lieu de la civilisation abolie. » J.-C Milner dans Constats, p 214.