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CHAMOISEAU, L’ŒUVRE AU MONDE

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Compte rendu critique de :

Patrick Chamoiseau, La matière

de l’absence (Seuil, 2016)

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Par Loïc Céry

(ÉdouardGlissant.fr)

La légende dit que Jean Paulhan, le « pape de l’édition française » des années vingt aux années soixante, avait coutume en recevant ses invités à son hôtel particulier non loin des Arènes de Lutèce, d’expliquer à qui voulait l’entendre, la signification des deux imposantes piles de livres qui trônaient à l’entrée de l’intimidante demeure, comme des Himalayas inaccessibles à l’entendement. Les ouvrages provenant des envois de presse, tous neufs et souvent dédicacés par leurs auteurs, étaient rangés en rangs serrés, dans un équilibre instable et pourtant viable, mais dont la précarité elle-même intriguait les visiteurs, compte tenu de la hauteur impressionnante des deux colonnes. Les livres attendaient l’attention si salvatrice du démiurge, qui pouvait d’un coup vous propulser au firmament des gloires littéraires de Paris ou de sa seule indifférence vous laisser dans la moiteur de la confidentialité. Dans cet hôtel particulier qui a vu passer tout ce que la littérature française comptait de talents confirmés et d’espoirs en germe, les ouvrages reçus, innombrables et envahissants, n’échappaient jamais à cette sélection première, ce tri soigneusement pensé par le maître. À la question donc maintes fois posée, timidement ou avec assurance, la réponse fusait, de cette voix cristalline et haut perchée caractéristique du directeur de la Nrf : « À gauches, les livres que ça vaut la peine, à droite les livres que ça vaut pas la peine » Le fin lettré avait alors l’œil qui frisait, toujours content de l’effet que produisait la formule sur ses interlocuteurs. C’était là une formule qu’il tenait lui-même de Valery Larbaud et qu’il avait adoptée comme l’aveu ouvertement clamé de ce qu’il pensait de l’inflation des parutions, ce phénomène si caractéristique de la « rentrée littéraire » qui fait notre quotidien chaque année en septembre, et qui ne se dément jamais.

Parmi « les livres que ça vaut la peine », on sait reconnaître cette rare fraternité des auteurs qui, insoucieux de toutes les modes (« nonchalants d’elles »), agis par une parole autant qu’agissant au service d’une écriture, poursuivent la lente édification d’une œuvre et son patient polissage. La catégorie de ces esprits et de ces créateurs (précieux entre tous en temps de disette) s’est lentement rétrécie au fil des ans, comme le constat en apparaît régulièrement au gré de la chronique désabusée du devenir de la littérature. Et sans nourrir une quelconque lamentation, on est bien forcé de compter sur les doigts le nombre réduit de ces écrivains qui encore font et fondent une œuvre, qui encore ont cette sorte d’impudence à une époque où même le terme d’œuvre est devenu suspect. L’époque est au rétrécissement, proportionnel à cette inflation des livres, parus et vite disparus, lus avec la frivolité goguenarde de l’affairement des médias. Vite, vite, avez-vous lu machin qui sort son premier roman si prometteur, le nouveau Rimbaud ? Il faut dire qu’il présente bien, ma fille l’adore, surtout qu’il a sorti toutes ses tripes, c’est génial pour son âge. Et machine, vous avez vu son témoignage sur la maladie, ah non il vous faut lire ça, en plus c’est remarquable : ça se lit comme un roman. Truc a sorti une bio remarquable, qui démonte soigneusement la statue du grand homme, vite vite, lisez ça, vous en entendrez parler, ça va jaser. Et l’écume un temps rejaillie comme par remugle passe d’elle-même, et le circuit s’enroue de lui-même. Frénésie frelatée, gesticulations en tous lieux et en tous genres. Mais l’aimantation secrète est toujours là, pour les livres que ça vaut la peine, hapax d’une vie qui aura porté au moins un texte, ou encore le si rare et si généreux flux des créateurs d’une œuvre qui résiste au temps, têtue en sa rectitude, ressassant et renouvelant le souffle d’une parole qui doit se dire et qui se dit en effet, en dépit du bruit ambiant. Et pour ça, pas la peine de s’appeler Julien Green ou Julien Gracq, de se tenir soigneusement à l’abri des médias, jaloux du silence d’où jaillit parfois le poème comme disait Rilke. Certains ont fait le choix de jouer le jeu, d’accorder aux médias la pitance demandée. Ils ont choisi de répondre aux questions, mêmes les mal posées, même les pas pensées : vous nous faites le pitch ? Alors, c’est le livre de la maturité ? Le narrateur c’est vous ? Oui, mais qu’est-ce qu’il vaut, votre nouvel opus ? Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage / Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, / Qui suivent, indolents compagnons de voyage, / Le navire glissant sur les gouffres amers.

Patrick Chamoiseau est généreux des explications lumineuses qu’il livre volontiers à propos de son écriture, dès que paraît un nouveau joyau de ce parcours dont, infatigable, il nous gratifie depuis trente ans d’une œuvre déjà couronnée mais qui n’a jamais cessé de croître, en étendue et en profondeur, selon les catégories qu’aimait à manier Édouard Glissant. Et ceux qui suivent cette œuvre, à qui cette écriture parle personnellement, chuchotant, avouant et proposant, n’ont jamais cessé de s’étonner du flux lui-même, de la diversité dans l’unité ou l’inverse. Le flot de ses explications a toujours été nourri, c’est une parole qui coule de source, et dont la fluidité même rend plus intelligent l’interlocuteur : même si la question posée est manifestement stupide, un soupçon de rire bienveillant ramène le propos au centre de ce qui fait l’entêtement de cet artisan de la littérature, depuis qu’en 1986 sa Chronique des sept misères avait rallié à elle les enthousiasmes les plus vifs et les ferveurs les plus tenaces. C’est avec le Prix Goncourt qui couronne Texaco en 1992 que l’audience s’accroît et que le lectorat apprend l’avènement dans les lettres créoles, de quelque chose de fondamental, de quelque chose de si déterminant que ce sera désormais la mise en perspective avec les grands aînés Césaire et Glissant qui sera susceptible de porter l’intelligibilité de cet édifice en construction. Car cette parole doit se dire, et c’est pour cela qu’elle poursuit son itinéraire imperturbablement, et c’est pour cela qu’elle creuse son sillon, nullement interrompue par la force souvent émolliente du Goncourt. C’est pour cela que le « Marqueur de paroles » a marqué les paroles tout au long de ces années, c’est pour cela que le « Guerrier de l’Imaginaire » n’a cessé de guerroyer, aux côtés de Glissant avec qui il co-signe plusieurs manifestes au tournant des années deux-mille. Cette parole doit poursuivre son cours, pour dire une expérience singulière de la Martinique, de son histoire violente et de sa société issue du colonial, et pour livrer un regard qui fore dans le réel complexe de cette histoire et de cette société (« Une tâche colossale d’inventorier le réel » disait Fanon cité par Glissant en exergue du Discours antillais). Mais il s’agit aussi de dire une parole personnelle, intime dans son énonciation et solidaire dans son regard sur le monde. Ceux qui connaissent l’œuvre de Chamoiseau savent que l’écrivain ne s’est jamais départi de cette double allégeance de son écriture, éminemment solitaire et solidaire comme le répétait encore Glissant à la suite de Camus et de Hugo. La double dimension, personnelle et collective, intime et élargie ne s’est jamais démentie, et innerve de sa puissance tout une esthétique dont l’écrivain livrait quelques clés en 1997 dans son essai Écrire en pays dominé.

Cette continuité elle-même ne laissait pas prévoir ce qui pourtant est advenu avec La matière de l’absence, publié en septembre 2016 au Seuil. Cela semble être une loi devant un écrivain considérable : il faut toujours se faire à cet imprévisible des livres dont l’irruption elle-même transmue puissamment ce qui avait déjà été parcouru précédemment. L’articulation de l’intime et du général, qui a toujours été présente chez Chamoiseau, connaît ici, il faut bien le reconnaître, une de ces transmutations imprévisibles qui font la force de la littérature quand elle vise haut, quand elle n’est pas volontairement anesthésiée par le programme d’un solipsisme stérile qui transforme l’exploration du moi en une claustration irrémédiablement circulaire et répétitive – celle-là même qui fonde en grande partie les productions de l’autofiction. En ne répondant à aucun canon prédéfini, l’écrivain libre de toutes les entraves et poursuivant son propre sillon, sait dépasser tout ce que l’exploration du moi pourrait avoir de réducteur et de paralysant, sachant en intuition comment parler à chacun de l’expérience humaine commune à tous, recommençant et perpétuant le geste de Montaigne. Et c’est donc bien d’un changement d’échelle de cette articulation du je et du nous que procède La matière de l’absence dans le parcours littéraire de Patrick Chamoiseau, comme une notable amplification qui, en s’adressant à chacun d’entre nous, propose l’usage peut-être le plus magistral de ce que la littérature peut porter aujourd’hui comme regard neuf sur le présent (car ce livre ouvre sur une éthique et une politique), issu et profondément habité de l’expérience la plus personnelle et la plus ineffable, celle de la mort. Il faut, pour s’en saisir à vif, se défaire de toutes ces autres claustrations intellectuelles et académiques où on serait tenté d’enfermer dans d’étroites catégories et des analyses de courtes vues une œuvre qui, dans le sillage des très grands, déjoue de sa voix singulière tous les conforts de pensée.

Articulation, amplification, diffraction 

Ce livre n’est pas un roman. Il tient à la fois du récit autobiographique, de l’essai et même en certains aspects, du poétique. Défaire la rassurante taxinomie des genres a toujours été l’une des marques d’une modernité reformulée par Glissant lui-même, et dont relève par bien des aspects également l’écriture de Chamoiseau. C’est en tout cas autour d’un événement fondateur, d’une « déflagration » originelle que s’organise l’ouvrage : l’occurrence foudroyante que constitue la mort de Man Ninotte, la mère de l’auteur, survenue le 31 décembre 1999. C’est cet événement qu’explore l’écrivain, dans son surgissement même (ce foudroiement de la perte, pourtant pressentie mais pour autant irréductible) et le récit de toutes ses étapes (l’annonce, la confrontation, les funérailles, la mise en terre, le deuil, la mémoire). C’est ce même événement qui génère l’élargissement du regard vers une réflexion nourrie à propos de l’histoire de la Martinique mais plus largement encore, du destin de Sapiens, cet hominidé fondamental sur qui se concentre une attention elle-même élargie à une vision synoptique de la marche de l’humanité et ce présent si éclaté qui est le nôtre. Énoncer cette articulation elle-même, et la dimension du regard qu’elle induit, peut paraître indiquer une hybris du propos et c’est précisément ce qui fonde la spécificité d’un écrivain de cette trempe : là où un tel projet aurait pu se muer en une entreprise édifiante et en effet disproportionnée, c’est à la fois le talent d’une écriture et sa puissance intrinsèque qui permettent justement que l’itinéraire le plus intime de cette expérience de la mort de la mère s’accorde comme en un subtile contrepoint musical, à la réflexion sur l’humanité portée elle-même par un regard sur l’essentiel – un regard qui tient à la fois de la philosophie et de l’anthropologie. Pour s’en convaincre, il n’est que de parcourir les pages où se négocie cet inouï trait d’union entre l’intime de la mort de Man Ninotte et ce regard élargi : constamment soumis à un va-et-vient très riche et progressivement complexifié dans son énonciation entre ces deux pôles, on peut être étourdi par la capacité de l’écrivain à choisir les thématiques les plus probantes tout comme les détails les plus intimes, pour construire cette articulation qui ne cesse de dire combien notre expérience d’être humain est la même que celle des premiers êtres humains, est la même que celle des autres êtres humains, et que l’identité la plus intime de cette confrontation à la mort et à la finitude renvoie à une communauté humaine. En cela, l’attention à ces points d’articulation est éminemment précieuse pour comprendre, au-delà même de l’étourdissement, dans quelle mesure Chamoiseau n’instaure pas là une simple maestria d’écriture, mais rappelle en lancinances elles-mêmes signifiantes, ce lien primordial et premier entre l’expérience de l’individu (celle dont il est question ici) et celle du groupe ou plus exactement de ces « grappes » qui sont à l’origine de l’humanité. J’en évoquerai quatre exemples, tous caractéristiques de ce constant et vertigineux aller-retour qui donne sens à cette manière de dialogue entre l’expérience singulière et ce qu’il faut bien nommer l’universel, quand on a bien pris soins de débarrasser le terme de toute cette connotation ethnocentrée que Glissant comme Chamoiseau avaient pris soin de fustiger.

Premier exemple donc, avec l’évocation de la présence de la mort dans la société créole, qui s’articule en un élargissement vers le surgissement premier de la mort pour les premiers hominidés, cette confrontation primaire et saisissante avec la première prise de conscience de sa propre finitude, par le constat de la mort :

« En, revenant du cimetière, on inventait une route à angles droits, différente de celle empruntée à l’aller, en sorte que morts-riches ou morts-pauvres ne nous poursuivent et se retrouvent à la maison. Il fallait aussi veiller à s’épousseter le bas des pantalons et les souliers vernis pour que la poussière immanente de là-bas ne s’installe pas ici. La ville s’immobilisait autour des processions qui s’extirpaient de la cathédrale pour rejoindre à pas millimétrés les garanties du cimetière. Qui était malade devait se lever au passage d’un cortège mortuaire sous peine d’être emporté deux-ou-trois temps après. Qui était en santé devait se taire, regarder et saluer, car on-ne-sait-jamais. Il fallait toujours arborer une bonne mine face à la mort qui passe.

Mais cela ne suffisait pas.

Les Morts quittaient les tombes.

Ils suintaient parmi nous en utilisant toutes espèces de prétextes : les ombres trop immobiles, les lunes claires, les liaisons de miroirs, les reflets de vitrine, la poussière oubliée dessous le lit d’une agonie, les eaux mal désarmées d’un ultime bain mortuaire… Les fleurs, les épitaphes, les photos émaillées, les regrets ciselés pouvaient sans aucun doute, à la faveur des magies de la nuit, leur permettre de se trouver actifs dans le monde des vivants. Pensées fixes, tendresses folles et tristesses sans sortie leur constituaient de très solides amarres. Chaque disparition remplissait de substance tous les endroits qu’avaient aimés les disparus. Et comme les gens aimaient n’importe quoi, les morts étaient partout. Même en dehors des cimetières, il valait mieux les tenir à distance pour qu’ils ne mélangent pas les ennuis de la mort avec ceux de la vie, veiller autant que possible à capitaliser leurs bienveillances, profiter de leur clairvoyante condition pour déjouer les macaqueries de la déveine ou fasciner la chance.

Mais cette affaire est d’essence très ancienne. Il faut imaginer cette aube de nos humanités : l’hominidé qui soudain prend conscience qu’un de ses semblables est mort.

Voilà notre toute première origine !

L’esprit du bougre découvre ce vide brutal dans des circonstances accidentelles, de souffrance, de violence, ou simplement au détour d’un instant ordinaire au bout duquel un proche se fige à tout jamais. L’hominidé aurait pu se contenter d’y voir un sommeil bien plus long que les autres, une mère des sommeils, ou alors un repos volontaire sans limites, un voyage hors du temps dans le cosmos des rêves, et c’est ce qu’il a fait. Mais va surgir le dépeçage de la dépouille par une nuée d’animaux. Le pire sera l’horreur des décompositions et, au-delà, le déssèchement jusqu’à dissipation d’une dramatique poussière. Cette découverte, très vite répétitive, s’érigera en tragique permanent. Elle deviendra une énigme terrifiante et dès lors fécondante. Cette immense disparition, ce vide total, soudain, cette bascule dans de l’insoutenable, fécondera les bases de son esprit. Sous cette foudre stellaire, l’esprit de l’hominidé se verra forcé à élargir toutes ses assises. Rencontrer l’insensé, heurter l’inconcevable, confronter l’indicible pousse l’activité neuronale au-delà des limites et ouvre aux extensions mentales d’où va naître la conscience réflexive et plénière de Sapiens. Ce dernier verra le monde et se verra dans le monde. Il verra l’Autre et se verra dans l’Autre. Le semblable identifié se met à exister en celui qui maintenant le perçoit aussi ; la mort de l’Autre épelle la mort de celui qui en a pris conscience. Ce qui va découler de ce choc rémanent sera une créativité totale que Sapiens exaltera sans fin. »[1]

Ce n’est donc rien moins que la prise de conscience de la mort par le premier hominidé qui y est confronté, qu’aborde Chamoiseau par le détour de l’expérience personnelle, focalisée sur son insertion symbolique dans la société antillaise. Cette symbolique, avec ses rituels propres, appelle du reste dans les pages suivantes, l’évocation de la ritualisation première de la mort dans les sociétés des premiers hominidés. Et comme par une mise en abyme qui poursuit le trait d’union, c’est dans le sillage de ce parallèle, ou plus exactement de cette quête des origines, que sera évoqué le poids fondamental de la provenance de cette présence de la mort dans les sociétés créoles, dans le passé de la traite[2]. L’articulation dont nous parlons s’opère par conséquent dès ses premières occurrences, en une élucidation fondée sur la communauté d’expériences vécues, de l’intime vers la société antillaise, via Sapiens. Mais il faut assurément accorder ici au vocable même d’ « élucidation » une radicale labilité, car rien dans le propos de Chamoiseau ne verse dans le démonstratif, le caractère vécu des expériences constituant le vecteur crucial du discours : l’écrivain ne vise pas l’édification d’une théorie et se préoccupe avant tout d’une saisie sensible. C’est d’ailleurs cette saisie sensible qui lui permet de ménager dans l’évocation de certains détails infimes qui ont entouré la mort de Man Ninotte, d’autres point d’articulation, comme par excellence cette mention de la prémonition qu’en ressent « La Baronne » (la grande sœur, chef du clan que constitue alors cette famille, personnage haut en couleurs s’il en est). Cette prémonition singulière est alors, tout le long d’une dizaine de pages il faut le reconnaître assez virtuoses, rapprochée de la prémonition que durent ressentir les habitants de Saint-Pierre avant la catastrophe de 1902, de celle que les premiers hominidés durent éprouver en se dirigeant vers le continent austral, de celle de l’Amérindien qui voyant le premier navire occidental accoster sur son île, dut prévoir le drame colonial, et de celle des rois africains qui durent deviner l’avènement de la traite transatlantique – cet ensemble fondant ce « Légendaire de l’annonce » :

« En tout bien tout honneur, la Baronne avait été la première à capter le message. Ce 31 décembre, après notre rencontre de famille au chevet de la nouvelle année, elle était allée se coucher, avait gonflé son oreiller, arrêté sa lumière, et s’apprêtait à remonter les draps sur le refuge de ses paupières quand la prémonition du pire l’avait comme submergée. Le temps qu’elle la déchiffre, le téléphone s’était mis à sonner. La prémonition est une vision charnelle, une foudre de précisions aiguës et d’échos caverneux. Elle informe le corps, tétanise les nerfs, mobilise cette part de l’attention que la conscience ne commande pas.

La Baronne était tombée en arrêt à l’amorce de ce vide. C’est ainsi qu’elle avait su avant même de savoir, et de comprendre ce que l’infirmière lui distillait à coups de précautions depuis l’autre bout du téléphone. La prémonition lui avait révélé que Man Ninotte était partie d’une sorte irrémédiable. Ce qu’elle savait déjà, qu’elle refusait d’admettre car c’était impossible, elle dut le déchiffrer des embarras de l’infirmière, et se résoudre à endurer les fers de la fatalité. Oh, quel fer !… […]

Mais restons sur l’insondable des instants de l’annonce. Le 8 mai 1902, juste avant que la montagne Pelée n’anéantisse la ville de Saint-Pierre et ses milliers d’habitants, quelques personnes en eurent l’obscure prescience. Durant les mois précédents, la montagne avait fumé, éructé des tralalas de cendres, libéré des tombereaux de lahars. Les crabes, les serpents, les oiseaux et les rats avaient quitté les lieux. Le paysage (comme la ville) était déjà enfoui dans un linceul lunaire. Il n’y avait plus ni vert forêt, ni bleu marin, ni éclat de soleil, juste ce début d’effacement gris que le gouverneur du pays (en arrogance et certitude) crut pouvoir dominer : il s’installa sur place, en grandes pompes officielles, avec sa famille. Avant le jour fatal, beaucoup de Pierrotains s’en étaient allés sans demander leur reste. […]

D’où proviennent ces élus ? Comment peuvent-ils ainsi, à un moment de leur vie, percevoir l’impossible à prévoir ? Est-ce une faculté singulière de leur esprit, un aigu du cerveau reptilien qui ramène, depuis un fonds de gènes, des millénaires de vigilance et d’anticipation bandées sur la survie ? Comme ce groupe de Sapiens qui s’élança sur le mystère de l’océan et qui parvint en Australie : quels signes, quels oiseaux, quelles odeurs, quel chapelet de petites îles, ou quelle prescience, leur avaient indiqué, sans doute à un seul d’entre eux, dans la béance des horizons, à l’autre bout du mystère-océan, l’abondance généreuse de tout un continent ? Sans jamais en avoir la moindre certitude, j’ai longtemps imaginé ces êtres qui captaient le désastre, devinaient la provende, avant qu’ils n’aient lieu. Imaginé cet Amérindien qui le premier vit un vaisseau européen se glisser entre les cayes de son île, et qui perçut d’emblée l’immense clameur des génocides, le basculement du monde qui, avec ce seul premier bateau, achevait de se rejoindre lui-même. A-t-il seulement existé, cet obscur visionnaire ? A-t-il hurlé dans le mur des incompréhensions, ou s’est-il réfugié dans le silence des connaissances intransmissibles ?

J’ai aussi imaginé ce roi du Kongo qui dès le XVIe siècle déclara la guerre aux vaisseaux négriers. […] »[3]

L’articulation, moyennant l’œuvre d’imagination ou plus précisément l’office de l’intuition, procède ici d’une quête des invariants humains : c’est ce qui fonde l’objet anthropologique de cette formulation très précise du trait d’union entre le particulier et le général qui scelle l’intime à l’universelle diversité des situations. Dans cette diversité elle-même, une part cruciale de l’ouvrage sera consacrée à une nouvelle dimension de l’exploration par Chamoiseau, des motifs de la traite et de l’esclavage – nous y reviendrons plus loin. C’est en tout cas cette attention renouvelée qui fournit le support de deux autres points d’articulation de cet ordre. À la mort de Man Ninotte, la famille devient une « grappe » solidaire et soudée par l’épreuve ; la seule évocation de ce phénomène d’agrégation, de resserrement des liens familiaux, va donner lieu à un regard fulgurant sur ce soubassement fondamental qui fonde l’instinct grégaire, et sur cette fondation des « grappes » solidaires chez les déportés africains de la traite transatlantique. Des pages qui constituent, là encore, un sommet particulièrement saisissant entre tous parce qu’il dit une lecture de l’humain qui fore l’intime pour envisager l’histoire elle-même :

« Nous nous retrouvâmes rassemblés. Cette proximité la reconstituait elle, vaste corps qui nous englobait tous : la Baronne, Marielle la sœur seconde, Jojo l’Algébrique, Paul le musicien, et moi-même l’ultime virgule de ses boyaux. En redevenant une partie d’elle, nous faisions horde, clan, tribu… mais plus exactement grappe de même sang et de même tourment. Ce collectif ouvrait nos solitudes nouvelles à la force bienveillante d’une aile bien plus vaste. Nous refluâmes volontiers dans ce confort originel, comme dans la transe d’une dissolution. Nous n’étions plus nous-mêmes, mais les enfants de Man Ninotte, et en même temps, par ce resserrement face au danger, chacun se voyait affirmé dans son irréductible singularité. Man Ninotte nous avait faits, s’était faite avec nous, et nous devions poursuivre sans elle ce qui avait été fait, par elle et par la lignée qui l’avait précédée. Être en grappe nous sauvait de la déroute, nous restituait à un ordre dominant, qui avalait ce que nous étions. Nous étions écartelés entre ce refuge instinctif dans la grappe et une claustration tombée définitive.

Mais là encore, l’origine se trouvait en plein cœur de ce que nous faisions d’une manière si spontanée. Quand on y pense, on s’aperçoit que Sapiens et ce buisson d’hominidés restés en marge de son ascension organisaient leur survie initiale dans des groupes d’une vingtaine de personnes. Cette manière de grappe était un ensemble flou d’adultes, de vieillards et d’enfants, rapprochés par les procréations ou par les circonstances. Être plus nombreux leur aurait compliqué les déplacements, la rapidité, la bonne gestion du nécessaire ; l’être moins aurait contrarié leur capacité de réponse aux exigences de la chasse, des aubaines ou des pertes brutales. Avant qu’il y ait famille, clan ou tribu, avait surgi une grappe tactique et opérationnelle, confortée sans doute par l’imitation des groupements d’animaux. Elle permettait d’être plus fort en face de l’énigme du monde et de ses dangers. […]

Dans la cale de leurs maudits bateaux, les négriers veillaient à mélanger des ethnies différentes. Ils redoutaient les associations propices aux révoltes concertées. Cette dispersion ne fut pas suffisante. Les incommunications s’étaient organisées.

Là encore, la grappe se constitua.

Elle transcenda les dissociations pour engendrer des agrégats de désespérance ou de survie élémentaire, des mimétismes de néantisation, ou des sursauts opératoires. Elle suscita ces groupes de captifs qui se jetèrent ensemble par-dessus bord, dans un même mouvement ; ou ceux que l’on retrouvait morts, étouffés au même instant, par leur langue avalée. Elle fut matrice de ces indignations qui permirent aux captifs de conjurer les émiettements individuels, de s’emparer du pont, parfois de la barre et des voiles, de massacrer les marins d’équipage ou de survivre à un naufrage… L’instinct primordial de la grappe défia au fil des siècles les morbidités sécuritaires des négriers. »[4]

C’est encore sur le fond d’une évocation de la traite, qu’intervient le quatrième exemple que j’évoquerai ici à propos de l’articulation ménagée par Chamoiseau. Cette occurrence va donner lieu à des développements essentiels à propos du lien entre mémoire et oubli, dans une conception ouverte qui n’est pas sans rappeler celle de Paul Ricœur. Et ces pages sont, ici encore, générées par l’évocation de l’intime puisqu’il s’agit de la perte de mémoire de Man Ninotte, dans ses derniers temps – perte de mémoire rapportée à celle qu’affrontent les déportés africains, à partir de l’arbre de l’Oubli de Ouidah et de cette sorte de dialectique de la mémoire et de l’oubli dont la cale du bateau négrier est également le théâtre – et c’est c’est ensemble qui fonde le « Légendaire de la mémoire » :

« La disparition de Man Ninotte commença avec l’usure de sa mémoire, des souvenirs anciens se maintenaient, c’étaient les plus anciens, et les autres entraient dans une valse incertaine, avec des remontées et des effondrements, des absences et des hypermnésies dont elle avait conscience par instants, et qui la jetaient dans un affolement que nous prîmes du temps à mesurer. Qui perd la mémoire connaît la terrible déroute, c’est comme si une part de soi se mettait à sombrer dans du vide, que l’on se retrouvait jour après jour dans un inconnu de plus en plus total.

On dit que certains rois du Bénin, juste avant de livrer leurs captifs aux bateaux négriers, les faisaient tournoyer autour d’un arbre ancestral. Cela se passait en face de l’océan menaçant, dans la ville d’Ouidah.

C’était l’arbre de l’oubli. […]

Mais parlons de ces morts africains en Atlantique.

Il y a sans doute ceux qui durant la traversée se suicidaient du fait d’une mémoire trop active, rétive à s’effacer, désemparée de ne pouvoir expliciter avec ses propres moyens ce qui se passait dans la cale. Il y a ceux dont la mémoire avait disparu dans les cercles pratiqués autour du fameux arbre, qui le croyaient ainsi, et qui se retrouvaient dans un néant existentiel insurmontable. Qu’est-ce qui permet de survivre le mieux à la cale de ces ignobles vaisseaux : la mémoire maintenue impérieuse ou la perte de mémoire ? […]

– À t’entendre, l’individuation s’inaugure par un vide ? me demande la Baronne. Je lui dis : Dans ce cas-là, oui, le communautaire emplissait à l’époque tous les espaces et tous les horizons, la cale du bateau était le lieu d’un dynamitage massif du communautaire. L’on n’avait point d’autre choix que de naître à soi-même et de manière inouïe. Dans cette histoire de merde, l’oubli est l’architecte des individuations, et l’arbre de Ouidah est son chant fondateur !… Aujourd’hui, les choses sont différentes, la donnée contemporaine de base est l’expérience individuelle, et c’est la mémoire du nouveau vivre-ensemble qu’il nous faut patiemment inventer. […]

Arriva ce moment où la mémoire de Man Ninotte était si chiquetaillée qu’elle se mit à ne plus nous reconnaître, tout comme à ne plus disposer d’une pleine conscience d’elle-même. Elle s’enfonçait dans un lent détachement d’avec sa propre personne qui lui fit oublier le geste de marcher ou le réflexe de déglutir. De vieilles émotions, inscrites dans des neurones fossiles, lui renvoyaient des souvenirs d’absinthe amère, des hontes, des colères, des ennemis de jeunesse qu’elle se mettait à débusquer partout, et qui lui réveillaient des manières d’assiégée. Elle se battait avec du vide, et se débattait dans des trouées de l’espace et du temps. L’oubli dont la mémoire ne décide pas, que la mémoire ne connaît pas, ouvre la porte au museau de Bazil. »[5]

Ces hauts lieux de l’articulation fondamentale sur laquelle repose La matière de l’absence, et qui instituent une continuité agissante du récit, sont tous signifiants d’une amplification notable du discours porté dans l’œuvre de Chamoiseau, surtout depuis L’Empreinte à Crusoé qui marque dans cette continuité, l’irruption d’un élargissement du regard, vers les problématiques de la destinée humaine, considérées en elles-mêmes et au cœur du discours littéraire. C’est d’ailleurs en quoi ce réel tournant de 2016 constitue à peu de choses près, une manière de précipité, de concentré et de diffraction de l’ensemble de l’œuvre établie jusqu’à ce jour – c’est en tout cas l’hypothèse que j’en formulerais. Car l’une des approches possibles de cette œuvre, est celle qui ressortit non pas à une typologie périodisée arbitraire, mais plutôt à la formulation des grands cycles de création, d’ailleurs autant chronologiques que diachroniques. Ce classement en lui-même mériterait d’être mis en perspective, le fin mot étant en la matière que ces grands cycles désignent avant tout un souffle commun. L’évoquer ne peut donc permettre de rendre compte de la nature de cette aimantation structurelle des ouvrages entre eux, mais peut dans le cas présent, permettre de comprendre combien ce grand livre de 2016 embrasse autant qu’il diffracte. Acceptons donc cette approche globalisante attachée au seul versant fictionnel, pour distinguer trois grandes modalités de l’œuvre, trois grands cycles de création : en premier lieu, le cycle du panorama et de la fresque de l’histoire antillaise et plus particulièrement de la Martinique et de son espace urbain : Chronique des sept misères, 1986 ; Solibo Magnifique, 1988 ; Texaco, 1992 ; le diptyque consacré à l’esclavage, regroupé sous le titre Le Déshumain grandiose en 2010, comprenant : L’esclave vieil homme et le molosse, 1997 et Un dimanche au cachot, 2007 ; Biblique des derniers gestes, 2002) ; en second lieu, le cycle intimiste constitué par les récits d’enfance regroupés en 2006 sous le titre Une enfance créole, comprenant Antan d’enfance, 1990, Chemin d’école, 1994, À bout d’enfance, 2005 ; le cycle des mythes fondateurs : Les Neuf Consciences du Malfini, 2009 ; Le Papillon et la lumière , 2011 ; L’Empreinte à Crusoé, 2012. Sommaire jusqu’au bout, ce classement écarte volontairement un certain nombre d’ouvrages que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires. L’évocation de ce classement par grands cycles permet d’envisager La matière de l’absence avant tout comme un précipité et un concentré, puisque tout comme à un carrefour, les trois modalités s’y retrouvent : bien sûr le panorama de l’histoire de la Martinique, en vertu de ce premier palier de l’élargissement établi à partir de l’expérience personnelle, et ménageant tous les aperçus de la trajectoire historique antillaise, avec une focalisation sur l’esclavage dont on fera état plus loin, mais avec aussi des aperçus sensibles et importants concernant Fort-de-France, et son évolution. On y retrouve aussi bien sûr ces aperçus de la vie du « Négrillon » qui replonge, en évocations vives de l’enfance, de la jeunesse et de la fratrie, dans l’exploration que proposait le triptyque Une enfance créole. Et tout aussi évidemment pourrait-on dire, le cycle des grands mythes fondateurs se retrouve dans l’ambition elle-même de cette saisie du parcours de Sapiens qu’initiait déjà L’Empreinte à Crusoé. En sorte que cette manière de concentré consacre une synthèse en même temps qu’une sublimation de ce que l’œuvre a épelé jusqu’alors, en explorations denses.

La notion volontairement utilisée ici de « sublimation » de tout ce qui précède permet en outre de revenir, comme je l’avais fait ailleurs[6], sur le terme de « diffraction » souvent évoqué à propos de Chamoiseau, sans qu’on y prête l’attention nécessaire, j’en ai bien peur – l’utilisation du terme devient très vite d’un usage très conventionnel et profondément snob, parce qu’il est d’une plus-value évidente dans les études littéraires, d’user de métaphores d’origine scientifique sans même se soucier de leur signification (Sokal et Bricmont l’avaient assez bien montré). J’en avais fait l’observation à propos du diptyque consacré à l’esclavage, et en évoquant encore le terme ici pour La matière de l’absence, j’aimerais avant tout rappeler ce qu’est réellement la diffraction, en physique, à savoir la modification d’une trajectoire, après la confrontation de ladite trajectoire, à un obstacle provoquant une déformation, le plus souvent courbe (on parle ainsi de la diffraction de la lumière, dans cette astrophysique qui notons-le au passage, inspire Chamoiseau lui-même dans cet ouvrage, dont la structure même emprunte aux phases de chocs des astres : impact, éjectats, cratère). C’est l’adoption de cette métaphore correctement arrimée à cette définition scientifique d’origine qui permettra peut-être le mieux d’envisager comment La matière de l’absence ne concentre pas uniquement (au sens de synthèse et de précipité) ce que l’œuvre entière expose, mais par ailleurs, diffracte radicalement l’œuvre elle-même. Sur la trajectoire du discours littéraire de Chamoiseau, sur la diversité et l’amplification dont procèdent ces trois grands cycles précités, la particularité rencontrée ici est justement de l’obstacle fondamental de la mort de Man Ninotte, et comprenons l’obstacle modifiant le parcours, au sens même de cette « absence » dont la matière est approchée en une polyphonie réelle, et tel que l’a exposé Chamoiseau dans un entretien avec Gérard Delver :

« L’“absence-pleine” est pour moi le déclenchement de toutes les créativités. Sapiens l’a connue face à la mort de lui-même et de l’Autre. Nos ancêtres africains l’ont connue face à la mort symbolique ou l’horreur inconcevable de la cale du bateau négrier et de l’enfer des plantations. « L’absence-stérile » serait le deuil mortifère, indépassable, un pathos asphyxiant, sans effervescences lumineuses, sans jaillissement. C’est d’ailleurs l’attitude que nous avions généralement face à cet impensable de la cale négrière ou de l’esclavage, un pathos indépassable, gémissant, refusant, d’où ne fusait aucune lumière. Pourtant la lumière en a jailli, nous nous sommes refaits humains, refaits individuellement et par là-même collectivement, avec et contre… (…) La mort de ceux qu’on aime, la mort déterminante, récapitule tous les traumatismes, d’abord les traumatismes fondateurs de l’espèce à laquelle on appartient, ensuite les traumatismes fondateurs de la communauté dont on est issu. Enfin, elle réactive les traumatismes singuliers de l’expérience obscure, active, fluide et changeante, qui a fait de nous ce que nous sommes, individu précipité dans la relation au monde. C’est ce que j’ai découvert en explorant ce moment de la perte déterminante… »[7]

L’éclairage confirme ce que l’ouvrage détaille par ailleurs : la mort de Man Ninotte constitue bien cette « déflagration » originelle à partir de laquelle toute la réflexion engagée ici, à partir de cette articulation fondamentale entre l’intime et l’universel, se déploie sur au moins trois registres, l’intime lui-même, l’histoire de la Martinique, le destin de Sapiens. Et c’est donc encore, on pourra aisément en envisager la lecture, à partir de cette même déflagration que le propos des trois grands cycles qu’a engagés l’œuvre sera non seulement concentré, mais reformulé dans le sens de cette diffraction irréductible. Et par conséquent, cette « matière de l’absence », c’est avant tout cela : « le déclenchement de toutes les créativités » qui en l’occurrence a pour effet non seulement de « récapituler » les traumas passés de l’écrivain et dès lors l’ensemble des formulations de son œuvre mais de surcroît, de générer ce nouveau déploiement totalement inédit en soi et cette projection (ces « éjectats ») de nouvelles propositions, de nouvelles dimensions et d’une vision éthique entièrement renouvelée. C’est donc ce que permet cette diffraction qu’opère l’ouvrage dans l’œuvre de Chamoiseau : cette confrontation à l’absence primordiale de la mort qui elle-même appelle toutes les autres absences, celles qui proviennent de l’histoire mais aussi des insuffisances du présent. Ainsi envisagé, La matière de l’absence représente un tournant inattendu autant qu’un sommet dans une trajectoire littéraire, ce discours porté par une vision du monde.

            Présences de l’histoire, redéploiements du passé

            C’est tout ce que Chamoiseau a écrit jusqu’alors qui touche à une lecture attentive du passé antillais, du passé de la Martinique, de celui de la colonisation et de ses effets, de la trajectoire urbaine du pays qui dit depuis l’orée de cette œuvre, les stratégies de résistance et d’inventivité mises en place par tout un peuple face à l’ordre colonial. Conformément à la diffraction et à l’amplification dont procède La matière de l’absence, on ne s’étonnera pas de voir ces motifs redéployés. Mais il est certainement, au cœur de l’ouvrage, une page qui permet d’envisager sinon la clé, du moins l’inspiration de ce redéploiement singulier : on y voit le moment où, reprenant à bras le corps le projet glissantien d’une attention à tout ce que dissimule l’apparente linéarité de l’histoire, tout ce soubassement muet de l’épaisseur vraie sous le récit colonial officiel, l’écrivain se met à l’écoute d’une parole qui, sans cette attention demeurera non entendue. C’est en effet du projet glissantien qu’il s’agit ici, projet que Chamoiseau a fait sien depuis que, conformément à ce qu’il en explique dans Écrire en pays dominé, il s’était donné le dessein tout comme l’a fait Glissant, de forer avec entêtement dans la réalité sous-jacente du pays. C’est ce que Glissant a exposé dès Soleil de la conscience, qu’il a théorisé dans Le Discours antillais et dont on trouve en somme des sortes de formules concentrées et synthétisées dans certains aperçus fulgurants de sa poésie, comme par exemple la clausule du Sel noir : « Entends les pays, derrière l’îlet » ou encore dans Pays rêvé, pays réel : « Nous fêlons le pays d’avant dans l’entrave du pays-ci ». Dans Écrire en pays dominé, Chamoiseau retrace avec précision le moment où, de retour en Martinique (les retours sont toujours signifiants, depuis Césaire), il prend le parti de cette attention forcenée aux soubassements, et il y puise les prédicats d’une expérience personnelle qu’il n’aura de cesse d’exprimer. Ce qui foudroie littéralement à l’endroit de ce projet-là, dans l’expression qui y est accordée dans La matière de l’absence, ce sont donc des pages cruciales sur l’attention de l’écrivain aux pierres, qui seraient comme une minéralisation de la mémoire enfouie du pays. On sait la puissante symbolique de la pierre chez Chamoiseau, depuis que dans Écrire en pays dominé et L’esclave vieil homme et le molosse, l’expérience de la « Pierre-monde » avait scellé du halo du mythe le parcours du vieux marron.

« Qui s’en souvient ?

On peut imaginer Césaire et Glissant se questionnant ainsi au-dessus des béances du pays. Leurs plongées incrédules sous l’histoire coloniale amenaient à deviner des gisements admirables. Révoltes, défaites, résistances et fulgurances confuses gisaient sans audience dans la poussière et le dessous des lignes… tant et tant ! Tant de refus obstinés dans les rythmes et les danses. Tant de regards vigilants dans les clartés du rhum. Tant de volonté sous la crinière des cannes. Derrière le nègre marron qui proclame son refus se découvraient l’obscure résistance qui accepte, l’acquiescement qui refuse, la folie qui prospecte, la patience de ceux qui enduraient dedans l’Habitation. Ils tricotaient des rêves, ils défilaient l’angoisse, ils nattaient les démences, ils essayaient de conjurer la vie sous les arcanes de gestes et des tissus de signes. Ils brisaient des outils pour tenir une douleur. Ils tressaient avec les feuilles du vétiver des vouloirs et des peines qu’ils déposaient dans leurs jardins. Ils surent prendre les mornes comme ils surent conquérir les bourgs, les cités et les villes. Ils parvinrent à labourer de la vie dans la mort, à y semer ce qui tient raide et jamais n’abandonne. Ici, le décompte des héroïsmes n’a pas eu d’officiant. Le paysage fut sans témoin. Rien ne fut jugé rien ne fut pardonné, rien ne fut célébré rien ne fut oublié. Tout s’enfonça dans les mémoires sans guichet de la terre et les tombeaux du vent : qui s’en souvient, sinon ces pierres qui peut-être ont pleuré ? »[8]

Cette page est un accomplissement à elle seule : on est en présence d’un chef-d’œuvre, il ne faut pas en avoir peur ni avoir peur de le constater simplement, d’en prendre acte pour en prendre la mesure. Seul le sommet du « Noutéka des mornes » de Texaco pourrait être mis face à un tel prodige, mais voilà : ici, dans ce questionnement lancinant, « qui s’en souvient ? », et dans cette référence première à Césaire et Glissant, se situe peut-être la clé décisive de ce qui n’est pas un simple positionnement, mais une quête, peut-être même la quête fondamentale de ce que vise Chamoiseau, certes depuis bien longtemps, mais dont l’amplitude se trouve comme décuplée dans La matière de l’absence. Cette quête qui est, dans le sillage essentiel du projet glissantien, celle donc de l’élucidation des soubassements de l’histoire, se retrouve ici identifiée, on l’aura compris, à ce qui constitua le modèle même des luttes éminemment clandestines menées par les esclaves et poursuivies par les acteurs les plus modestes du peuple martiniquais, pour transcender l’ordre colonial en le subvertissant. Ce projet, déjà bouleversant dans son énonciation première (le passage précité) sera mis en acte en quelque sorte, mis en œuvre en quelque manière, mais surtout mis en sensibilité et en coprésence vive envers tout lecteur, dans cette section de la troisième partie « Cratère » nommée « Légendaire de la ville invisible »[9]. Occurrence haute de ce qui n’est possible seulement que par anamnèse (on y reviendra), opération rare au gré de laquelle un écrivain se met au service d’une écoute fine et à vrai dire inouïe de ce que fut le passé de ce lieu martyr que disent les ruines de Saint-Pierre : encore cette attention à la fois humble dans son intention et somptueuse dans son expression, qui guide les pas et le regard d’un écrivain devenu lui-même fraternel de la présence minérale de la mémoire. « Maintenant que mon esprit s’est accordé à une autre attention, j’aime à me promener dans cette ville que le volcan a dissipé sans rémission. »[10] Et toutes les pages qui suivent sont au rendez-vous de cette attention à l’invisible ; lire ces pages, les ressentir et en mesurer la portée, c’est certes pouvoir se confronter directement, sans prisme, à la pure beauté, mais c’est encore connaître l’ampleur de ce que peut réaliser la littérature face à la mémoire muette des ruines ; et on se souvient de Chateaubriand, de Hugo, de Hölderlin et de quelques autres, mais on est surtout saisi, littéralement et en tous sens, pris au piège d’une immense beauté, comme cette « aile fossile prise au piège des grandes vêpres d’ambre jaune » dont parlait Perse dans Exil. L’écrivain va dire quelques aperçus du peuple de Saint-Pierre, va dire la catastrophe de 1902 (comme il en avait déjà retracé la substance dans des pages immortelles de Texaco), va dire la présence en traversant l’absence, toute absence qui se love sous la chronique coloniale, et en arrivera même à constater dans cette quête de clairvoyance, le seul recours viable, celui de cette coprésence intuitive qui fonde une démarche spirituelle :

« Face à ces ruines l’historien est gardé en surface, l’archéologue suit quelques pistes mais s’arrête aux portes de l’imagination. Le guide, lui, est forcé de se taire. Ne reste à l’esprit que la fréquentation tranquille d’un indicible, la perception d’une ville invisible […] »[11]

Il ne faut pas conséquent pas s’étonner si cette clairvoyance du passé, aiguisée par la traversée des manques et la confrontation à la mort, mais aussi par cette recherche des présences déterminantes, permet dans ce livre l’achèvement en quelque façon, de cette reconquête de la mémoire de l’esclavage à laquelle Chamoiseau avait déjà consacré le diptyque que l’on a dit plus haut, ce Déshumain grandiose formé par L’esclave vieil homme et le molosse en 1997 et Un dimanche au cachot en 2007. Ce diptyque qui est lui-même un sommet se retrouve pourtant ici prolongé et dans une certaine mesure parachevé par l’ensemble d’un propos portant sur cette mémoire, un propos très dense fait à la fois de synthèse de ce qui avait déjà été énoncé d’essentiel auparavant dans l’œuvre, mais on est bien obligé de le constater, même si on en est médusé : la quintessence du regard porté jusqu’alors. Tout ceci, encore une fois, n’est possible et on m’excusera d’y insister mais j’y crois fondamentalement, qu’en vertu de la diffraction que constitue La matière de l’absence à l’endroit de toute l’œuvre qui précède – diffraction, je me répète, qui relève de cette confrontation à la mort qui à la fois modifie la nature du regard et en amplifie notablement les dimensions et les fulgurances. Par commodité, et comme pour attester de cela à propos donc de la question de la mémoire de l’esclavage, je distinguerai ici ce qui relève dans ce livre du regard porté sur la question, que de la vision qu’elle engage.

Le regard porté à nouveau sur la mémoire de l’esclavage provient en soi de l’ancrage anthropologique d’un constat, celui de la mort elle-même (auquel renvoie l’expérience de la mort de Man Ninotte) dans la société antillaise. La nature de cette présence est envisagée par Chamoiseau au regard de la présence sous-jacente du passé de la traite, et c’est ce constat (cette diffraction, en vérité) qui va orienter l’ensemble du regard :

« En matière de zombis, il n’y avait pas que les morts : il y avait aussi les ancêtres, l’immémorial lignée de ceux qui vivaient en l’autre bord du réel ou du monde. À ceux-là, il était coutume d’accorder la première goutte d’une bouteille de rhum, ou même de leur laisser une assiette à la gauche des mangers de famille, sans compter les bougies éternelles qui diffusaient une lumière salvatrice pour un lot d’hypothétiques persistances. On prétend que nos ancêtres les plus nombreux ont été contrariés par notre arrachement massif des côtes de l’Afrique.

On prétend même que ce drame constitue pour nous autres Antillais une seconde origine !

On prétend que dans cette déportation il y a eu trop de ruptures brutales, trop de saccages des mythes structurants et des fondements de la décence. On prétend surtout qu’il y a eu trop de morts jetés hurlants dans l’Atlantique avec bien moins de manières qu’on en accorde aux ordures des voyages. On prétend que les captifs survivants des bateaux négriers ont, en débarquant dans l’enfer de ces îles, gardé le souvenir de quelque lignée d’ancêtres, une vague souvenance transmise tant bien que mal à une descendance devenue incertaine. Que cette transmission s’est faite à l’aveugle, sans système rituel et sans manières ad hoc. Que ces débris de souvenirs ont dû s’émulsionner dans les chaos de cette histoire caribéenne dynamitée par trop de genèses, trop de mythes et trop de cosmogonies. Par trop de mélanges aussi d’individus incontrôlables, hommes et femmes singuliers, emportés par leur seule légende, qui s’accouplèrent sans respecter les absolus. On prétend que les ancêtres des Afriques se mêlèrent à ceux des Amériques, à ceux de l’Asie, et rejoignirent ces fantômes armés qui suintaient des vaisseaux conquérants et des maisons de maîtres. Les ancêtres de tous bords qui se virent offusqués d’un tel méli-mélo furent légion, paraît-il, et même innumérables. Ne sachant plus vers quoi aller ni vers quoi revenir, ils peuplent encore d’aigreur les fonds de notre esprit… Oh, quel fer, ma très chère ! »[12]

C’est donc de ces présences des morts dans cette présence de la mort qu’émerge le regard engagé ici, mené par cette anaphore déterminante (« On prétend ») vers le récapitulatif terrible et saisissant de ces présences-là. On y reconnaît l’énoncé de quelques repères de la conception glissantienne, et même dans cette omniprésence de ces morts sans sépultures, on reconnaît aussi cette image cruciale de Glissant, de cette chaîne invisible des morts lestés de boulets, dans le fond de l’Atlantique – image que va évoquer plus loin Chamoiseau. Ayant dans le sillage de Glissant, édifié les Traces fondatrices en « Traces-mémoires » depuis crire en pays dominé, Chamoiseau fait ici de la présence vive de ces morts le creuset d’une mémoire qui est elle-même une sépulture – et c’est à partir de ce registre que le regard sera ici reformulé :

« Nos ancêtres africains avaient dû se mettre à flotter sans même un symbole qui porterait le signe d’une affection refondatrice, d’un passage vers le paisible d’un absolu. Ils constituent encore aujourd’hui, auprès de nous autres descendants composites, un passé dépassé, repassé, trépassé, qui pourtant ne passe pas. »[13]

Cette fulgurance-là, qui devrait nous fournir l’antidote à tant d’errement actuels en vertu desquels on aimerait bien que ce passé passe ne serait-ce que pour ne plus avoir à en parler, cette fulgurance donc fonde un décryptage des différentes modalités de cette présence polymorphe, évoqués en ses multiples aspects. Ces mêmes pages d’émergence sont déjà celles d’une réflexion importante concernant justement l’absence de signes dans l’art caribéen, absence elle-même significative et interrogée comme telle, et dans sa généalogie. Mais ce seront encore des passages essentiels concernant le marronnage (la différence de ses formes entre les Petites et les Grandes Antilles[14]), les modalités de résistance à la vaste « tentative de déshumanisation » que constitua l’asservissement sur l’Habitation[15], mais aussi les processus de nomination[16], sans oublier les exposés lumineux concernant la notion glissantienne de Traces[17]. Dans cette même veine du décryptage anthropologique que constitue ce regard synthétique et d’une extrême densité, il faut encore considérer tout ce que dit Chamoiseau ici, et qu’il avait énoncé surtout dans Écrire en pays dominé et avec Raphaël Confiant dans Lettres créoles[18], à propos du conteur créole et du quimboiseur comme figures initiales de résistance et de création, ou encore tout ce qui est énoncé à propos du danseur et des danses issues de l’Habitation. Mais il faudrait aussi consacrer toute une étude qui devrait être elle-même très dense, à cet autre versant d’une réflexion anthropologique et philosophique de taille concernant le rapport des esclaves et de leurs descendants au binôme mémoire / oubli. Car l’écrivain en fait, tel que j’en ai cité plus haut l’illustration, le point focal d’un processus d’individuation au gré duquel il constate, en une analyse assez voisine de celle de Paul Ricœur en la matière : « On ne décide pas d’effacer une mémoire. C’est elle qui se structure avec l’oubli et qui, avec l’oubli, décide des rémanences. Toute mémoire est un oubli organisé, un oubli nécessaire ». Cette analyse très substantielle de la construction de la mémoire au temps même de l’esclavage, sur une labilité nécessaire de l’oubli et une résistance forcenée du souvenir, relève d’une approche anthropologique considérable pour l’appréhension d’une attitude complexe, mais s’apparente aussi à un ensemble de propositions efficientes quant à une philosophie mémorielle intéressant notre temps.

Ce regard dense et éminemment subtil ne saurait pour autant rendre compte de la portée très ample de la diffraction qui est en jeu ici. Car s’il s’agit bien ici d’un regard redéployé sur les assises d’une confrontation à la mort et à la présence de ce passé, la diffraction en question transcende même l’ensemble de ces propositions qu’on avait déjà rencontrées en d’autres registres et formulations dans l’œuvre – et on n’oubliera pas en l’occurrence que le diptyque du Déshumain grandiose s’était accompagné, dans sa réédition de 2010, d’un texte inédit qui en constitue la postface, De la mémoire obscure à la mémoire consciente, tiré d’une conférence prononcée par Chamoiseau en 1998 à l’occasion du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. Ce texte essentiel et d’une densité exceptionnelle, dans le droit fil de la réflexion de Glissant, contient déjà toute l’ampleur de l’analyse reformulée ici, à propos d’une mémoire enfouie voisine de l’obscure et d’une mémoire reconquise sur le non-dit, mémoire connexe de la conscience[19]. Mais il fallait encore que ce regard, et la richesse même de la réflexion à laquelle elle s’adosse à propos de l’émergence et des métamorphoses de la mémoire, s’accorde et se prolonge encore d’une vision nouvelle, amplifiée et d’une autre nature. Et preuve que la diffraction a fait son effet : c’est sur l’ensemble du récit que s’étendra l’exposé de cette vision qui provoque, dans son étendue et dans sa profondeur, la même sidération que déclenche la lecture du texte liminaire de Poétique de la Relation d’Édouard Glissant, à savoir « La barque ouverte ». La vision déployée ici joue d’ailleurs sur un intime intertexte avec ce chef-d’œuvre de Glissant et s’accorde chemin faisant à l’analyse, au regard précité, en émergeant par une évocation de la déshumanisation et de la néantisation dont relève la cale du bateau négrier – ce n’est que bien après qu’on comprendra que l’écriture réellement musicale de Chamoiseau ménage là le premier temps déjà fulgurant d’un crescendo qui désormais ne vous lâche plus, attendant son acmé. Ici, l’émergence s’opère, on ne s’en étonnera pas, sur le fond d’une évocation de l’absence générée par la mort de Man Ninotte, donnant lieu subitement à ceci :

« Une mémoire, perdue en nous, avait déjà connu cela.

Tu vois comme les origines se tiennent à chaque fois devant nous ?

Je sentais avec bien plus de force ce qu’avaient pu éprouver les captifs africains dans l’abîme du bateau négrier. La communauté originelle, son armature sacrée étaient dissoutes dans l’ombre de la cale et dans le broyage des chaînes. Ce que vous aviez pu être en elles l’était également.

Plus personne : que du bétail, de la cargaison, du stock de bois d’ébène.

Plus de nom, plus d’origine, plus d’histoire, plus de devenir.

Aucune plainte n’était entendue.

Aucune prière n’apportait réconfort.

La cale négrière n’autorisait qu’une liaison magnétique d’où surgissait parfois la coagulation agissante d’une grappe. […] »[20]

Le processus de la vision prend forme dans tout ce qui ici relève de l’effort de visualisation donnée par la confrontation à la mort, rendue possible par l’épreuve : « Je sentais avec bien plus de force ». Et le processus se poursuivra par ces pages concernant la forge de la mémoire et de l’oubli que représente la cale, haut lieu d’une « damnation » où Chamoiseau, reprenant encore l’énoncé du Glissant de Faulkner, Mississippi, insiste sur la spécifique déshumanisation dont relève la traite négrière, au regard des autres occurrences historiques de l’esclavage (des pages primordiales[21]). Et la vision chemine, en ces souterrains où le discursif, l’analytique, l’explicatif, va muer en tout autre chose, relevant à proprement parler de cette anamnèse que j’ai dite plus haut concernant la confrontation aux pierres : c’est à partir de la page 234 que se déploie irrémédiablement, magistralement et avec la hauteur de ton dont seul un immense écrivain est en mesure de faire usage, ce qui désormais pourra être envisagé comme le sommet absolu de la présence de la traite et de l’esclavage dans l’écriture de Chamoiseau, dans le droit fil de ce que représenta « La barque ouverte » de Glissant. Car c’est seulement en évoquant ce que Glissant explicita lui-même sous la notion de « vision prophétique du passé » qu’il est possible d’envisager et même de comprendre simplement de quoi il est question ici, dans ce passage étendu et dont l’écho se fera entendre jusqu’au bout de l’ouvrage. Le passage en question restitue toute l’expérience de la traite, depuis l’arrachement des déportés à la côte africaine, leur descente dans la cale, la rumeur de la terre qui se fait encore entendre, la sidération du départ, la traversée et son horreur. Et tout ceci, mis au service non pas de je ne sais quel pathos, mais d’une élucidation en anamnèse, de ce qui s’est passé là, de ce qui a été conçu dans cette horreur même, comme déshumanisation et comme digenèse. C’est en somme l’ensemble de ces pages, foudroyantes entre toutes, porteuses entre toutes d’une clairvoyance de la catastrophe et de ce qu’elle a généré, qu’il faudrait citer, et auxquelles il convient de renvoyer le lecteur, qui devra se confronter au singulier processus d’intériorisation auquel le convie Patrick Chamoiseau en 2016 :

« Le moment le plus difficile pour les captifs africains, c’était celui où le bateau levait l’ancre pour le grand large. Les captifs avaient connu la vie des baracoons. Il avaient passé l’arbre de l’oubli et se retrouvaient enchaînés, tête-bêche, avec des gens d’ethnies et de dieux différents. Ils ignoraient leur devenir. L’opinion générale était que les Blancs les destinaient à être mangés. Mais, de là où ils étaient, ils ressentaient la côte, ils percevaient la rumeur des forêts, le bruissement des savanes ? Les odeurs demeuraient familières. Le souffle de la terre nourricière surmontait encore le grondement et les embruns de l’océan. Seulement, manman, il y avait ce soir terrible où le capitaine faisait lever l’ancre en douce vers la barrière de corail au-delà de laquelle surgissait la haute mer. Le navire s’enfuyait comme cela en précaution et en silence ? Les captifs dans la cale, anesthésiés par leur cœur lourd, ne se doutaient de rien. Le navire affrontait la passe un peu tumultueuse, puis s’ouvrait à pleine voile vers l’inconnu des horizons ? Les captifs ressentaient alors le changement. Ils ne percevaient plus la “présence” de la terre, ses odeurs, son haleine de poussière, ou alors c’est le roulis du bateau qui accusait des ampleurs menaçantes. Le désespoir défonçait les douleurs, les terreurs, toutes les morts immédiates, les bonds désespérés, manman, l’horrible sursaut avant l’immense voyage. Dans l’anéantissement de toutes les langues connues, le cri mille fois éclaté devenait primordial. »[22]

Ces pages 234 à 236 et suivantes, prolongées par les pages 306 à 308 abordant la confrontation au néant relèvent donc fondamentalement de cette « vision prophétique du passé » stipulée et pratiquée par Glissant. Face à ce qu’a pu écrire Glissant de la cale du bateau négrier, et en empruntant le creuset des propositions qu’il avait lui-même formulées, ces pages de Patrick Chamoiseau inscrivent désormais leur empreinte indélébile dans l’expression et l’élucidation cognitive et sensible de ce qui est advenu dans ce lieu du déshumain, vers la digenèse de métamorphoses individuelles et collectives, de cet impensable des catastrophes de néantisation pressenties par Sapiens. On est donc ici, c’est un fait, en très haut lieu de la littérature, de l’art et d’une pensée qui épouse le monde et l’histoire.

Il serait néanmoins trompeur de croire que ces accents majeurs sont les seuls par lesquels se fait entendre le passé dans La matière de l’absence. Car le passé, c’est aussi celui du Négrillon lui-même, de cette enfance foyalaise, de ces souvenirs de Man Ninotte devant son blaff de chaque soir, de ces plats de banane jaune reçus en affection muette, de ce bouquet dominical de fleurs blanches posé sur la table de la salle à manger. On sait qu’il y a du Proust chez Chamoiseau, on le sait depuis le cycle d’Une enfance créole, mais on le comprend encore plus précisément aujourd’hui où cet ensemble d’une mémoire individuelle est convoqué pour approcher ce qu’il y avait alors et qu’il n’y a plus, comme le disait Perse dans Pour fêter une enfance. Et l’évocation de Proust, à mon sens, prend encore tout son sens dans cette déambulation de Chamoiseau dans les rues de Fort-de-France qui virent son enfance, et où il se confronte aujourd’hui à la substance du passé : il y a là beaucoup du Temps retrouvé, c’est en tout cas la lecture que j’en ai. C’est uniquement à l’aune d’une mise en regard des grandes œuvres que je parviens pour ma part à mesurer Chamoiseau, que j’ai appris à faire dialoguer avec Glissant bien sûr, mais aussi Céline, Proust, Chateaubriand, Hugo, Perse, Amado, Garcia Marquez et bien d’autres repères. Le passé retrouvé ici dans sa substance d’absence et son épaisseur de présence est par conséquent selon moi d’essence proustienne. Mais seulement d’essence : la confrontation à la matière de toutes les absences débouche chez Chamoiseau à une autre présence que celle du seul recours à l’édification que permet l’art.

            Éthique, politique : l’œuvre au monde

            Rien n’est plus éloigné de la littérature de Chamoiseau que le réflexe névrotique de la nostalgie. Celui qui s’est toujours identifié à la figure du « Guerrier de l’Imaginaire » qui traverse son œuvre de part en part (même s’il s’excuse devant la Baronne sourcilleuse, de cette sorte de vanité[23]), ne saurait concevoir la traversée de l’absence comme autre chose qu’un aiguillon vers une présence décuplée au présent. De sorte que le passé et la convocation de l’histoire ne constituent ici jamais le refuge d’un regret ou d’une déploration. C’est en somme l’autre face de cette diffraction que permet l’expérience de la mort de La matière de l’absence : l’éthique élargie, fraternelle, humaniste (avec les mêmes guillemets qu’y mettait Glissant) mais surtout combattive que commande la présence au monde, le monde actuel tel qu’il va, avec ses cohortes de migrations vécues dans l’indifférence, de ces conflits d’ensauvagement qui font le présent. C’est au terme de ce parcours de densité individuelle et de lucidité collective que Chamoiseau dit le recours, pour lui comme pour tous, à cette Relation projetée par Glissant, proposée comme béance d’action à tout un chacun qui saurait s’en saisir à neuf. Et c’est précisément cette éthique ample qui fonde une nouvelle pensée du politique, qu’expose l’écrivain au terme de cette vaste ordalie personnelle dont il témoigne (initiation en manière de rituels intimes). C’est peut-être là l’ultime et substantifique articulation entre le vécu personnel et la projection vers une présence réaffirmée au monde et à ses urgences :

« D’habitude, ces deuils qui s’ouvraient béants dans le cours de nos vies étaient confiés aux symboliques des vieilles communautés. Ils devenaient des seuils. Ouvraient à une forme de renaissance. Se transmutaient ainsi grâce à des rites d’initiation dont l’usage s’est perdu. Aujourd’hui, depuis le Gouffres du bateau négrier demeuré grand ouvert, rien ne structure notre avancée entre les désirs, les amours, les angoisses, le devenir. Rien ne balise nos rencontres avec les chocs de l’imprévisible, de l’insensé et, au finale : de l’impensable. Rien ne nous aide à fixer l’en-dehors impavide qui souvent déchiquette notre conscience ordinaire. Nous abordons sans tableau de bord ces seuils indésignés, et nous actionnons des bricoles intérieures, ouvrent imperceptibles, défaites ou achevées, qui pourraient être en fait des initiations.

Ou plus exactement : des auto-initiations.

Les vieilles symboliques communautaires matérialisaient ces seuils dans nos consciences. La cale du bateau négrier, ce feu de l’impensable, le Tout-monde et sa puissance relationnelle ont tous fait exploser. Et pas seulement en ce qui nous concerne mais pour le monde entier. Aujourd’hui, pour nous – individus exposés à la grand-scène du monde, éduqués par leurs seules expériences –, des avants et des après s’organisent vaille que vaille. Des commencements et des recommencements circulent sous nos aveugles continuités : ils ne viennent de nulle part, ne célèbrent point de sortie, et restent inaperçus. Nous nous construisons ainsi, seuls, au gré du pire et du meilleur, dans un mélange indémêlé. J’avais dit à la Baronne tandis que nous frottions la tombe : Nous avons tant à faire en ces temps de refondations des peuples et des individus : auto-initiation, auto-organisation, auto-éthique, auto-fondements, solidarités nées de notre seule plénitude, pratique relationnelle à l’égard de toutes choses… tout est à faire soi-même dans l’immense mise en Relation ! Il nous faut vivre longtemps pour seulement commencer. Nous avons tant à perdre pour enfin nous nourrir et faire récolte de ce qui manque. Tant à dissiper avant de revenir aux sobriétés fastes de la simple perception. Tant à trouver de courage pour affronter les choses sans essayer de leur donner un sens, et ainsi les perdre. Tant à survivre et à dévivre avant de comprendre que vivre n’offre que l’occasion de célébrer chaque seconde qui survient, et que cela ne se situe qu’à cette exacte place. »[24]

L’expérience de la mort aura constitué le point ultime de l’individuation, de l’achèvement ou en tout cas de l’avancée radicale du polissage de la conscience afin que la réalisation d’une plénitude hautement solitaire puisse s’ouvrir aux appels du solidaire. Et cette saisie de la solitude de l’individu, aujourd’hui dénué des protections que lui offraient les anciens ciments communautaires, a quelque chose au terme de cette exploration de l’absence et du manque, de non plus bouleversant, mais d’éminemment enthousiasmant au sens étymologique d’une « inspiration » qui pourrait être… « valable pour tous », comme le disait encore Édouard Glissant. Car dans cette béance même de l’action (« tout est à faire soi-même dans l’immense mise en Relation ! ») désigne certes une responsabilité écrasante, mais surtout la potentialité de toutes les inventivités et de toutes les libertés de l’agir. Chamoiseau se place, nous place face au temps de cette vaste refondation individuelle et collective où nous précipite le monde, et nous convie à une présence qui soit accordée à ce dessein.

C’est aussi dire que l’œuvre elle-même, accorée « aux sobriétés fastes de la simple perception », ne procède pas d’un surplomb intellectuel. Elle nous appelle à « habiter le monde », comme l’aurait volontiers répété Hölderlin quand il y voyait le sacerdoce du poète. Et c’est finalement non point de l’ombre tutélaire, mais de l’omniprésence de Glissant encore, qui nous apporte dans ce grand livre, témoignage de ce que peut être aujourd’hui une œuvre présente au monde, projetée en Relation. Car certes, l’exposé si éclairant qui est fait dans les analyses de Chamoiseau, de certains repères de la pensée de Glissant (la Trace avant, tout mais aussi le Gouffre, la Relation, le Tout-monde) vaut en soi pour une sorte de viatique très précieux pour le temps présent. Mais c’est surtout dans la saisie inédite de Glissant écrivant dans la nuit, que peut nous apparaître clairement ce que Chamoiseau conçoit secrètement comme l’aimantation du créateur et du monde. Ces pages décrivant Glissant écrivant dans la nuit peuplée de présences dépasse à vrai dire tout hommage qui a pu être épelé envers le poète (et dont déjà lors de sa mort, le texte de Chamoiseau, « L’affectueuse révérence » constituait un premier sommet) : il s’agit ici d’une nouvelle fulgurance, celle du portrait de l’artisan de l’écrit et de la Relation. Pages indépassables, dont voici le début :

« Le poète Édouard Glissant écrivait à la main. Il écrivait la nuit. La nuit, disait-il, l’amenait à relation immédiate avec presque la totalité de l’existant, tout le possible, tout l’invisible. Sans doute les nuits tropicales demeuraient-elles ses préférées. Elles sont chargées de vies sonores, de frémissements, d’inextricable aussi. Ce qui l’envahissait, durant ces créations nocturnes, était sans doute l’atmosphère des veillées antillaises, le cercle tremblé des flambeaux, les vois indémêlées des vieux conteurs de plantations et des chanteurs de bèlè. Il est probable que la peur – la peur sacrée que nourrit toute enfance, tout comme la peur consubstantielle de ces veilles aux flambeaux – a nourri sa perception du monde. Le monde avait surgi du souffle indéchiffrable que transmettaient les officiants. Il avait surgi en lui tout de suite en une totalité toujours inépuisable. Alors, il avait sans doute tenu à garder cette terreur initiale, ce ban de connaissance, cette soif mise en alerte, cet obscur abondant qui allait exiger les grands soleils de la conscience. Et donc, à la main, il écrivait la nuit. Si la lampe à pétrole a surplombé ses premières écritures, au-delà de ses nécessités, c’est sans doute parce qu’elle aussi chancelait autant que les flambeaux, créait de l’incertain, faisait parler les ombres, animait d’incertitude les résistances accueillantes du papier dessous l’emprise du geste. Donc, la nuit, la nuit, la main, la main, comme vecteurs de la lumière, et comme vecteurs de la Relation. »[25]

Et ce n’est là que l’amorce de ces pages sublimes où Glissant est dépeint en écrivain écrivant la nuit, de sa seule main qui rallie un imaginaire au monde. En empruntant un peu ces « liaisons magnétiques » par lesquelles Chamoiseau a lu en 2013 les liens entre les poétiques de Césaire, Perse et Glissant[26] j’entends dans ces pages si somptueuses, l’écho harmonique de ce qu’André Malraux avait écrit de Rembrandt, peignant dans la nuit, sa main tremblant « de la force et de l’honneur d’être homme » – texte fameux qui clôture Les Voix du silence :

« L’humanisme, ce n’est pas dire : “ce que j’ai fait, aucun animal ne l’aurait fait”, c’est dire : “Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l’homme partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase.” Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s’unit-il en une voix divine, car l’homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l’animal qui sait qu’il doit mourir arrache à l’ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu’il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil…. Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d’une des formes les plus secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme. »[27]

Tout comme cette page de Malraux (où l’on retrouve d’ailleurs la trace de Sapiens), ce portrait de Glissant par Chamoiseau crée à la fois la distance d’un poète mythifié et la proximité d’un artisan de l’écrit. Aujourd’hui, en relevant la suite d’une longue chaîne d’artistes, c’est par cet écrit, cette pratique à la fois magistrale et humble de la littérature que Chamoiseau, encore proche et appartenant déjà à une haute lignée, poursuit aujourd’hui l’office hautement solitaire et résolument solidaire qui fait la force et l’honneur d’être le créateur d’une œuvre au monde.

 

 

© Édouard Glissant.fr (Édouard Glissant, une pensée archipélique, site officiel d’Édouard Glissant, www.edouardglissant.fr). Url du compte rendu : http://www.edouardglissant.fr/crchamoiseau2016.pdf

 

[1] Patrick Chamoiseau, La matière de l’absence, Éditions du Seuil, 2016, p. 36 à 38.

[2] Ibid., p. 44-45.

[3] Ibid., p. 59-60 et 65-66.

[4] Ibid., p. 91-92 et 99.

[5] Ibid., p. 141-142, 146, 149-150 (Bazil étant l’évocation de la mort dans la culture créole).

[6] On en retrouvera la formulation dans l’un des « Dossiers de l’Institut du Tout-Monde », consacré aux « Approches de l’esclavage dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau » consultable en ligne sur le site de l’ITM, à l’url : http://tout-monde.com/dossiers8a.html

[7] « La matière de l’absence. Le grandiose de l’intime », Entretien de Patrick Chmoiseau avec Gérard Delver, Association Tout-Monde, juillet 2016.

[8] Ibid., p. 121-122.

[9] Ibid., p. 337 à 352.

[10] Ibid., p. 337.

[11] Ibid., p. 350.

[12] Ibid., p. 44-45.

[13] Ibid., p. 46.

[14] Cf. p. 103.

[15] Cf. p. 104.

[16] Cf. p. 105-106.

[17] Cf. p. 129 à 132.

[18] Patrick Chamoiseau / Raphaël Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975, Hatier, 1991.

[19] J’en avais établi une analyse à grands traits dans l’étude précitée, « Approches de l’esclavage dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau » : troisième partie, « La mémoire diffractée » – voir site de l’ITM, à l’url : http://tout-monde.com/dossiers8c.html

[20] Patrick Chamoiseau, La matière de l’absence, op. cit., p. 124.

[21] Cf. p. 141 à 145 et ne particulier p. 144.

[22] Ibid., p. 234-235.

[23] Cf. p. 31.

[24] Ibid., p. 358-359.

[25] Ibid., p. 213-214.

[26] Patrick Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant : les liaisons magnétiques, Éditions Philippe Rey, 2013.

[27] André Malraux, Les Voix du silence, « La Monnaie de l’absolu », in Écrits sur l’art (Œuvres complètes, IV sous la direction de Jean-Yves Tadié), p. 899-900.